Le 1er janvier 2014, en fin de journée, le corps sans vie de Patrick Karegeya, ex-patron des renseignements extérieurs rwandais et ancien proche du président Kagame, est retrouvé dans la chambre d’un hôtel du quartier huppé de Sandton.
« Il était allongé sur le lit, le visage méconnaissable tellement il était noir », se rappelle son neveu, David Batenga, le premier à l’avoir identifié. Dans le coffre de la chambre 905 de l’hôtel Michelangelo, la police découvre également une serviette tachée de sang et une corde. Selon l’autopsie, la mort remonte au 31 décembre 2013.
A ce jour, personne n’a été inculpé dans ce dossier.
Mais la justice sud-africaine a décidé d’ouvrir une enquête pour tenter d’identifier le ou les auteurs de l’assassinat. D’ici la fin du mois, trente témoins sont attendus à la barre du tribunal de Randburg, à Johannesburg. A ce stade cependant, aucun accusé ne comparaît. « La famille sait qui l’a tué », affirme d’emblée à l’AFP Leah Karegeya, l’épouse du défunt, en pointant du doigt Kigali. « Nous voulons que le reste du monde sache », ajoute-t-elle, fraîchement arrivée des Etats-Unis où elle vit en exil. Au terme de cette procédure, « le Rwanda saura qu’il n’a pas le droit de tuer sur un sol étranger ».
Dans la petite salle d’audience comble du tribunal, un de ses avocats, le très médiatique Gerrie Nel – procureur dans le procès pour meurtre de l’athlète paralympique Oscar Pistorius – a donné mercredi le ton dès l’ouverture des débats.
– ‘Ennemi de Kigali’ –
« Nous allons argumenter que cet assassinat est intrinsèquement lié à la situation politique au Rwanda », a-t-il lancé au juge Mashiyane Mathopa.
Pour sa famille, le parcours de la victime en est la principale preuve. Compagnon de lutte de Paul Kagame, au pouvoir au Rwanda depuis la fin du génocide en 1994, Patrick Karegeya a servi pendant dix ans à la tête des renseignements extérieurs, avant de tomber en disgrâce. En 2005 et 2006, il est emprisonné à deux reprises. En 2007, il s’exile, direction l’Afrique du Sud où il retrouve l’ancien chef d’état-major de l’armée rwandaise, Faustin Kayumba Nyamwasa. Les deux dissidents y fondent le parti d’opposition du Congrès national rwandais (RNC).
En 2011, ils sont condamnés, par contumace, à de lourdes peines, notamment pour atteinte à la sécurité de l’Etat. Les deux hommes disent alors recevoir de nombreuses menaces, finalement mises à exécution.
Le général Kayumba Nyamwasa survit à plusieurs tentatives d’assassinat, qui poussent Pretoria à expulser plusieurs diplomates rwandais en 2014. Patrick Karegeya, lui, ne réchappe pas du piège qui lui est tendu le 31 décembre 2013.
Kigali nie formellement à l’époque toute implication. « La trahison a des conséquences », déclare toutefois le président Kagame en janvier 2014. « Quand vous décidez de vivre comme un chien, vous mourez comme un chien », insiste même son ministre de la Défense, James Kabarebe. « Kigali dément être impliqué mais en même temps se réjouit », note Lewis Mudge, chercheur à l’ONG Human Rights Watch (HRW). Si l’enquête judiciaire « est indépendante, je pense qu’il y a de grandes chances que le gouvernement rwandais soit pointé du doigt », pronostique-t-il.
– Quatre suspects –
L’enquête « est un pas important pour établir les responsabilités », se félicite M. Mudge, et « essentielle car elle continue à mettre en évidence la forte répression du gouvernement rwandais ».
Patrick Karegeya et le général Kayumba Nyamwasa figurent parmi les personnalités les plus connues du régime rwandais qui ont été visées par des attaques. Mais de « nombreux » autres anciens proches de Paul Kagame « ont été la cible d’attentats et de menaces au cours de ces dernières années, bien que le gouvernement nie systématiquement être impliqué », rappelle Lewis Mudge.
L’enquête judiciaire pourrait, si le juge l’ordonne, déboucher sur un procès en bonne et due forme.
Pour Gerrie Nel, cette procédure constitue une « perte de temps ». Quatre suspects rwandais ont été identifiés dès janvier 2014, explique-t-il, « on doit maintenant les poursuivre ». Parmi eux figure Apollo Gafaranga Ismael, un ami de la victime. C’est dans sa chambre d’hôtel que le cadavre de Patrick Karegeya a été découvert.
Dès le matin du 1er janvier 2014, lui et les trois autres suspects ont fui l’Afrique du Sud.
Depuis « il n’y a eu aucune tentative de les extrader », dénonce l’avocat, qui avance une possible « ingérence politique » dans le dossier alors que les relations entre Pretoria et Kigali restent très compliquées. La balle est désormais dans le camp du juge, qui doit décider lundi prochain s’il donne raison à l’avocat de la famille ou s’il lance officiellement l’enquête judiciaire.
Pour Leah Karegeya, peu importe tant que l’investigation débouche effectivement sur un procès. « Nous voulons que la justice fasse son travail » pour faire éclater la vérité.
AFP – La Libre, le 17 janvier 2019