Par Laurence Van Ruymbeke
Que se passe-t-il à l’administration de la province du Brabant wallon ? Une partie de ses 2 000 agents (dont 1 000 environ dans l’enseignement) disent vivre très mal leurs conditions de travail. Combien ? « Une toute petite minorité », assure Annick Noël, la directrice générale ; « 95 % au moins », répliquent ceux qui sont à bout. En tout cas, à la fin de l’année dernière, 52 agents étaient déclarés en burnout et une plainte collective vient d’être déposée au SPMT (Service de prévention et de médecine du travail) par un petit groupe de fonctionnaires. Parmi la quinzaine de griefs évoqués : des faits de harcèlement, des dysfonctionnements dans la communication, une mauvaise gestion du travail. Et, en filigrane, un manque criant de respect pour le personnel.
Tenter de rencontrer les fonctionnaires brabançons, tenus par un devoir de réserve, relève de l’exploit. « Je risque ma place si je vous rencontre », affirme l’un. « Un dossier disciplinaire serait immédiatement monté contre moi », assure l’autre. « On vous a parlé des directeurs privés de service après avoir déplu ? », argumente un troisième. Résultat : soit refus de s’exprimer, soit uniquement sous couvert d’anonymat. Même d’anciens députés provinciaux ou chefs de file politiques locaux ont souhaité que leur nom n’apparaisse pas dans Le Vif/L’Express. Qu’y a-t-il à craindre ? Ou qui y a-t-il à craindre ?
Annick Noël ? La directrice générale a la réputation de ne pas être une tendre. Cette juriste à l’intelligence reconnue occupe la fonction depuis la création de la province, en 1995. Louis Michel, alors dans l’opposition au fédéral avec le PRL, a fait changer la loi pour permettre à cette jeune attachée parlementaire de devenir greffière provinciale à 26 ans, alors que la loi imposait d’en avoir 35. « J’estimais qu’elle était la plus apte pour la fonction, avance Michel senior. Elle est techniquement très forte et éthiquement inattaquable car elle veille au respect des règles. Elle ne se compromet pas non plus politiquement. L’âge ne me semblait dès lors pas un critère fondamental pour l’écarter. » Annick Noël avait, il est vrai, suivi tous les travaux préparatoires à la constitution de la province.
Dans la foulée, cette intronisation permet aussi à l’ex-président des libéraux de garder un oeil sur la structure provinciale. « C’était pur pragmatisme de la choisir », déclare André Flahaut, PS et autre parrain spirituel de la jeune province. Dont acte. Parallèlement, le poste de receveur (ou directeur financier) est attribué à Jean-Bernard Rouge, socialiste pur jus. D’emblée, Annick Noël et lui s’entendent comme chien et chat. « Leur inimitié est hallucinante », reconnaît Mathieu Michel, président du collège. Ça commence fort.
Six ans plus tard, Annick Noël intègre le cabinet de Charles Michel, jeune ministre wallon. Jean-Louis Piersotte, toujours directeur d’administration aujourd’hui, la remplace, à la satisfaction générale, semble-t-il.
Sous le règne d’Annick Noël, la province est devenue une pieuvre bleue. »
La législature achevée, Annick Noël regagne la province. Elle est entre-temps devenue la compagne de Charles Michel et la mère de son fils. « Elle est intimement liée à la stratégie du clan Michel depuis vingt ans, analyse un cadre socialiste. Elle est leur pivot en Brabant wallon. Sous son règne, la province est devenue une pieuvre bleue. »
Bleus et rouges
Après l’acte de naissance de la dixième province, en 1993, à la suite de l’éclatement du Brabant unitaire, deux hommes s’activent pour sceller une alliance entre socialistes et libéraux et s’entendre sur un projet politique : Louis Michel et André Flahaut. Pragmatiques, ils se répartissent les compétences sur un coin de table, lors d’un petit déjeuner dans un Novotel. Gérard Deprez, alors président du PSC, fulmine.
Mais tout est à construire. Quelques dizaines d’anciens fonctionnaires du Brabant unitaire répondent encore à l’appel mais il en manque des centaines d’autres. « Dans l’urgence, on a engagé à tour de bras, pratiquement tout qui se présentait, notamment aux permanences politiques », raconte un cadre de la première heure. La chose est tellement limpide qu’en janvier 1995, rassemblés à l’hôtel de ville de Wavre, les candidats « recrutés via le PRL » sont priés de suivre le député Pierre Boucher dans le bâtiment, tandis que ceux qui sont « entrés via le PS », emboîtent le pas à son collègue socialiste Jacky Marchal.
Sur l’échiquier provincial, les pions bleus et rouges s’équilibrent. Rapidement, on s’aperçoit que certaines des recrues n’ont pas les compétences recherchées. Au détour des années 2000, des épreuves de recrutement sont mises en place. Ce qui ne va pas sans quelques grincements de dents, même dans les rangs libéraux. Des formations sont aussi organisées pour le personnel qui a été engagé à la hâte.
A vrai dire, ils sont nombreux à penser que c’est à cette époque que les non libéraux sont peu à mis sur la touche au sein de l’administration provinciale.
En 2006, à la surprise d’André Flahaut, les socialistes sont boutés hors de la majorité provinciale, au profit d’Ecolo. Le PS paie l’éviction des libéraux à la Région wallonne, en 2004. Les deux parrains de la province avaient pourtant un accord tacite pour poursuivre l’aventure entre bleus et rouges. Les écologistes décrochent deux postes de députés, pour quatre au MR.
Qualifiés d’idéalistes par les uns, de naïfs par les autres, les verts estiment qu’ils ont tout de même réalisé du bon travail. « Mais sur les recrutements par amitié, Ecolo ne pouvait pas grand-chose », soupire l’un d’entre eux. A vrai dire, ils sont nombreux à penser que c’est à cette époque que les non libéraux sont peu à mis sur la touche au sein de l’administration provinciale. « Les Ecolos, inexpérimentés, ne faisaient pas le poids, expose un directeur libéral. Quand on leur promettait d’acheter des vélos, ils acceptaient tout le reste. Mais au moins ils avaient une vision. » A l’époque, en 2006, Mathieu Michel, le fils cadet, est déjà député provincial. Louis Michel n’est plus bourgmestre à Jodoigne mais Charles le devient, à Wavre. Pour la famille michelienne, la province est, évidemment, un enjeu de pouvoir.
2012. MR et PS se rabibochent. « On n’a pas eu à se plaindre des Ecolos mais ils ont des focus très particuliers qui ne sont pas les nôtres », résume Louis Michel. Au collège provincial, désormais dirigé par Mathieu Michel, on ne compte plus qu’une députée socialiste, Isabelle Kibassa-Maliba, pour trois libéraux, conformément au résultat des urnes : Mathieu Michel, Tanguy Stuckens, ex-président des Jeunes MR du Brabant wallon, et le Wavrien Marc Bastin. Jusque dans les rangs socialistes, certains reprochent à André Flahaut d’être prêt à tout pour retrouver le pouvoir. Face à trois libéraux, la députée Isabelle Kibassa-Maliba a, de fait, peu de marge de manoeuvre. Mais on l’écoute.
Une administration très teintée
La puissance libérale s’observe aussi dans l’administration. D’autres partis font pareil, ailleurs. Mais en terres brabançonnes, le constat est d’autant plus étonnant qu’il heurte de plein fouet le discours du MR qui s’est juré de rompre avec les pratiques népotiques qu’il dénonçait comme étant l’apanage du PS.
« Je ne sais pas combien il y a de socialistes parmi les directeurs de l’administration, réplique Mathieu Michel. Je ne sais d’ailleurs pas qui porte quelle étiquette. Ce qui m’intéresse, c’est que l’agent soit performant. » Sur les 37 directeurs affichant les grades les plus élevés (A5, A7 et A8), un tiers ont officiellement occupé des fonctions sous la casquette MR ou ont travaillé pour des cabinets libéraux. Les autres n’affichent pas d’engagement politique libéral mais aucun CDH ni Ecolo connu n’est recensé parmi eux. On compte sept ou huit socialistes. « Ce n’est pas une stratégie de notre part d’occuper la place, martèle Louis Michel. C’est la nature des choses que nos collaborateurs compétents soient à ces postes. » Il n’y aurait donc pas de favoritisme dans le chef du MR. « Beaucoup d’agents sont aussi apolitiques, nuance la députée Isabelle Kibassa-Maliba. Ou ne veulent plus avoir de couleur politique. »
Certes, depuis huit ans environ, les procédures de recrutement sont davantage orientées vers des tests de compétences. Les annonces de postes vacants sont publiées en interne, sur le site Internet de la province et parfois dans la presse. Les élus ne peuvent plus intervenir qu’en amont, en conseillant à certains de postuler. Les députés ont aussi la possibilité d’ajouter un CV aux dossiers de candidature qui ont été sélectionnés, mais il doit correspondre au profil recherché. Ensuite, le comité de sélection transmet le classement des meilleurs candidats au collège, qui tranche. Et suit l’avis transmis, dans la grande majorité des cas.
Le collège est seul compétent pour les recrutements jusqu’au niveau A5. Idem pour les licenciements : le Conseil provincial n’est pas consulté. « C’est une mesure prise pour des raisons de facilité, explique Mathieu Michel. Mais il y a contrôle démocratique car les dossiers sont disponibles ou transmis aux conseillers. Auparavant, ces décisions passaient au Conseil et étaient votées majorité contre opposition. Il n’y avait de toute manière guère de débats. » Le Conseil est en revanche saisi pour les recrutements ou nominations aux niveaux A5 et plus. Là encore, on n’observe jamais d’entorse aux consignes de vote. Le pouvoir des conseillers est donc réduit, mais l’opposition peut attirer l’attention de la Région wallonne sur des dossiers qu’ils jugent préoccupants.
Comment garantir, dès lors, que la diversité politique est assurée parmi les candidats au recrutement ? « On ne pense plus de la sorte aujourd’hui », répond Annick Noël. « La filière de recrutement est très largement alimentée par le MR », rétorque le camp d’en face. C’est que ceux qui n’appartiennent pas à cette famille ne postulent même pas, persuadés, parfois à tort, d’être recalés d’emblée. « Les candidats libéraux postulent en plus grand nombre et avec plus d’assurance que les autres, reconnaît Isabelle Kibassa-Maliba. Le collège est pourtant vigilant … » Certains socialistes glissent discrètement qu’un certain rééquilibrage serait le bienvenu, pour endiguer le phénomène bleu. « Le PS n’a plus d’influence pour veiller au pluralisme des postes de direction : il ne pèse plus assez lourd », estime un conseiller de l’opposition.
« On ne comprend pas certaines promotions, confirme une fonctionnaire libérale. La politisation et les passe-droits sont évidents. » Avec, à la clé, une loyauté indéfectible de la part de ceux qui ont ainsi été placés.
La même question de la diversité politique se pose en termes de promotions. Le passage d’un niveau à un autre s’opère théoriquement après quelques années, à compétences avérées. Mais certains, engagés comme A1, sont A5 trois ans plus tard. « On assiste parfois à l’ascension fulgurante de gens plutôt jeunes et inexpérimentés, signale un directeur. Tout indique que le profil de fonction est écrit précisément pour eux. » Ça tient parfois à un petit détail, qui suffit pour exclure d’office les autres prétendants. « On ne comprend pas certaines promotions, confirme une fonctionnaire libérale. La politisation et les passe-droits sont évidents. » Avec, à la clé, une loyauté indéfectible de la part de ceux qui ont ainsi été placés.
Les amis de mes amis…
Tout se passe en tout cas en famille et entre amis. Les liens de sang ou d’amitié autour de la famille Michel tissent clairement la structure de la haute direction. Ainsi, et notamment, outre Mathieu Michel et Annick Noël, deux cousins du premier occupent un poste de direction : Thierry et François Pierre. La mère du filleul de Charles Michel, Godelieve Lannoye, est directrice d’administration Cohésion sociale et Santé. « Je n’ai jamais vu à ce point une photo de famille, épingle Viviane Fréson, permanente syndicale de la CGSP. Annick Noel dit d’ailleurs régulièrement de Mathieu Michel : » On forme un vieux couple. » C’est un peu malsain. »
D’autres postes importants sont occupés par les deux membres d’un même couple : Anne Schoonheydt, en charge des ressources humaines à la Direction des Bâtiments et de la maintenance, et Godefroid de Voghel, chef d’équipe, ou Pierre Pirlot et Isabelle Tesse, respectivement directeur d’administration (Bâtiments) et directrice d’administration du Greffe. Nicolas Demaret, directeur du Patrimoine bâti, est par ailleurs le neveu de Françoise Demeuse, directrice du Centre provincial de l’agriculture et de la ruralité. « La province du Brabant wallon devient une entreprise familiale et amicale qui n’est plus qu’au service des proches du clan Michel », regrette un de ses salariés.
Dans le clan Michel, Charles, qui fut aussi conseiller provincial à 18 ans, n’a plus guère le temps de s’occuper de sa province depuis qu’il est aux affaires fédérales. A Wavre, c’est Françoise Pigeolet, également directrice d’administration (Economie, agriculture et tourisme), qui est bourgmestre faisant fonction à sa place. Quant à Louis, il assure qu’aucun de ses fils ne le consulte. « Beaucoup fantasment sur le fait que Papa intervient dans ma vie ou dans celle de mon frère », sourit Mathieu Michel. Mais le réseau est en place.
Depuis 2012, le plus jeune des Michel tient en tout cas à imprimer sa propre marque. « Par rapport à la famille, je fais clairement la part des choses, assure-t-il. Je me retire du collège si un point me concerne de trop près. Je n’ai jamais constaté de malaise à ce niveau. » A l’extérieur du « clan », ils sont néanmoins nombreux à trouver la situation particulière. D’autant qu’il se murmure que pour Martine Pierre, épouse de Louis Michel, il est hors de question que l’on touche un cheveu de la mère de son petit-fils…
Le climat de peur
Or, Annick Noël, première de classe adepte du Coca-Cola, suscite quelques incompatibilités de caractère autour d’elle. Point névralgique de la structure et statutairement contrôleuse en chef, cette infatigable travailleuse génère, peut-être à son corps défendant, un climat de peur. « Il y a des services où ça se passe bien, soutient une fonctionnaire libérale. Mais même les gens nommés commencent à la craindre parce qu’ils peuvent être renvoyés. Il y a une volonté d’éjecter toute personne qui n’adhère pas à la pensée unique. Et ceux qui osent se plaindre ont la vie impossible. »
Parmi les motifs de mécontentement, la suppression envisagée de la Chambre de recours, en juin dernier. Cette instance peut être saisie par un fonctionnaire sanctionné s’il estime sa mesure disciplinaire injustifiée, avant de s’adresser éventuellement au Conseil d’Etat. Quatre mois plus tard, la proposition est retirée, devant le tollé suscité. Et l’opposition de la députée PS. « Nous avons voulu supprimer cette Chambre parce que son utilisation était pervertie, détaille Mathieu Michel. Elle était censée vérifier si le collège ne s’était pas trompé dans sa décision. Dans les faits, elle donnait lieu à un deuxième examen, avec des faits nouveaux. Nous devons encore en parler avec les syndicats. »
Autre point de friction : la surpondération envisagée des critères « déontologie » (droiture, loyauté, respect des règles) et « civilité » (considération et empathie pour les collègues et les bénéficiaires) lors des entretiens d’évaluation. Il aurait suffi que l’un de ces deux critères soit jugé insuffisant pour que l’ensemble de l’évaluation le soit aussi. Là encore, les organisations syndicales ont refusé. « Ça relève d’une gestion très paternaliste et ultralibérale », souligne la syndicaliste Viviane Fréson. Mathieu Michel reconnaît aujourd’hui que cette proposition pouvait donner aux agents le sentiment que l’appréciation de la hiérarchie était plus subjective.
Parmi le personnel, on estime en tous cas les procédures disciplinaires plus promptes à tomber que par le passé. « La direction en vient tout de suite à la sanction la plus dure, avec moins de gradation qu’avant », pointe Véronique Sabel, secrétaire régionale brabançonne de la CSC Services publics. Tout cadre qui déplait peut aussitôt perdre un ou plusieurs des services qu’il dirigeait jusqu’alors.
Le système, dénoncent certains, tient par la menace et l’intimidation. Un cadre évoque un « management destructeur ». Un ouvrier, la pression constante. On lui déjà a glissé que « ce serait bien, pour son évaluation à venir, qu’il vienne travailler durant le week-end ». Une autre directrice : « Annick Noël fait de nous des loques humaines, à tous les grades et dans tous les types de fonctions. Seuls ceux qui la servent n’ont pas d’ennuis. Ce n’est plus la couleur politique qui compte, c’est la servilité. »
« Annick Noël et Mathieu Michel ne supportent pas qu’on ne les écoute pas en réunion, relate un fonctionnaire. Mais quand nous prenons la parole, ils rient entre eux. Alors leur tasse, ils peuvent se la garder. »
Pointé du doigt, notamment dans L’Avenir Brabant wallon, Mathieu Michel assure avoir compris le message. Etre de bonne volonté. Et il avoue avoir peut-être sous-estimé l’impact de ces changements en termes de mal-être et de stress. Il n’y a pas plus de procédures disciplinaires ici qu’ailleurs, dit-il : 17 en 2014 et 6 en 2015.
La société Pragmagora, une spin off de l’ULg, a été chargée de mener un audit au sein de la DA3, la direction d’administration la plus importante en volume de personnel et la plus bousculée pour l’instant. Elle fournira aussi des outils à la direction pour améliorer l’organisation et le bien-être au travail, qui pourront ensuite être utilisés ailleurs dans la structure.
« Tout ça m’incite à penser que les règles de management mises en place sont perçues comme artificielles et très éloignées des réalités de terrain, analyse André Flahaut. Multiplier les évaluations et les assessments crée un drôle de climat. On n’est pas dans une entreprise privée. On veut aller trop vite en imposant de nouvelles règles à marche forcée. Dans son raisonnement de juriste, Annick Noël manque d’humanité. »
En guise de cadeau de fin d’année, le personnel a reçu une tasse à café. « Annick Noël et Mathieu Michel ne supportent pas qu’on ne les écoute pas en réunion, relate un fonctionnaire. Mais quand nous prenons la parole, ils rient entre eux. Alors leur tasse, ils peuvent se la garder. »