La campagne des élections du 20 mai 2020, qui débuta le 07 avril 2020 et se clôtura le 16 mai 2020, fut l’occasion d’un gigantesque «partage social des émotions», pour reprendre le titre de l’ouvrage du psychologue Bernard Rimé (2009). Au-delà du calendrier électoral, cette campagne a été aussi l’occasion de montrer que le temps en général, et le temps social fort émouvant, en particulier est une dimension importante des droits de l’homme. Selon le professeur Français Ost,à côté de l’individu, de la société civile et des autorités publiques le temps constitue la quatrième dimension des droits de l’homme. In: Journal des tribunaux, Vol. 2 janvier 1999, no.2 janvier 1999, p. 2-6 (1999) http://hdl.handle.net/2078.3/139403. Mais le temps social en particulier constitue aussi un temps de bonheur partagé qui rappelle le temps ancien du «Muganuro» où se mêlaient solennité des cérémonies et effervescence populaire. Dans le cas d’une campagne électorale, l’effervescence populaire permet de mesurer l’ancrage territorial des partis et la popularité de leurs candidats en lisse mais aussi de démontrer l’attachement populaire aux idéaux, de chaque formation politique en compétition.
Il n’est donc point besoin d’ergoter de manière anticipée sur une éventuelle victoire ou une éventuelle défaite. Tout au plus peut-on lire comme un message envoyé par la population pendant la campagne, de par sa présence massive et l’exubérance de sa joie ou l’insignifiance de celles-ci, comme un signe de reconnaissance des candidats qui leur sont présentés et l’adhésion aux idéaux de leur parti. De là à dire, selon l’expression de Jules César « Alea Jacta Est», « les dés sont jetés», il y a un pas qu’il convient de ne pas franchir si l’on ne veut pas être surpris par le choix exprimé dans l’isoloir par les électeurs, ces détenteurs du dernier mot.
De surcroît, de tels signes de ferveur populaire ne doivent pas nous faire oublier le prescrit de la loi électorale qui dicte que seule la Commission électorale nationale indépendante, CENI en sigle, est l’organe habilité à proclamer les résultats des élections et, en cas de contestation, se pourvoir devant la cour constitutionnelle. Nul ne peut donc s’arroger le droit de divulguer les résultats provisoires et de se proclamer vainqueur s’il ne veut pas semer la confusion et le trouble dans les esprits et, à terme, entraîner des dérapages sécuritaires préjudiciables à l’ensemble du pays, «gukwegera igihugu mu nduru».
Se fondant sur le propos de Claude Leffort sur la question de la démocratie (1986) selon lequel «La démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière quant au fondement du monde, de la loi et de savoir, et au fondement de la relation de l’un avec l’autre, sur tous les registres de la vie sociale.», il est imprudent pour un candidat de présager de ce qui va sortir des urnes avant que les élections aient lieu et de surcroît avant la proclamation des résultats par les organes habilités à cet effet. Cela peut être considéré comme relavant de la mauvaise fois et de l’incrédulité politique.
La sortie médiatique inappropriée du candidat à la présidence Rwasa Agathon auprès de l’Agence France Presse et de ses lieutenants Thérence Manirambona et Aimé Magera ont suscité la crainte d’une volonté délibérée de semer la confusion dans les esprits et de préparer une éventuelle contestation des résultats des urnes alors que même la CENI ne les avait pas encore proclamés. Il s’agit d’une action subversive et un mensonge éhonté (ikinyoma cambaye ubusa) indigne dans un État de droit où le respect des règles convenues ou les normes établies est attendu de chaque partenaire.
Certains ont pu parler que cela découle d’une absence de structure d’encadrement et d’idéologie suffisamment établies pour engranger l’adhésion souhaitée par le CNL. L’absence de structure d’encadrement se manifeste sans doute dans le peu de militants qu’un parti est susceptible d’aligner sur chaque colline, commune et province. Mais ce problème, somme toute passager, ne peut pas conduire ce que Charles Rojzman, dans son livre la peur, la haine et la démocratie, a appelé le rêve d’inflation ou la grenouille qui veut se faire grosse comme le bœuf, qui conduit à un sentiment d’impuissance et d’insuffisance et qui porte à la rivalité et à l’agressivité (Rojzman, C.:199:73). La carence d’une idéologie peut être liée à la fois au changement récurrent de dénomination et de partenariat (2005, 2010, 2015 2018, 2020) au point de se poser la question de la cohérence de cet ancien mouvement politico-militaire devenu, il y a peu, un parti politique.
La sociologie des mouvements sociaux telle qu’initiée par le sociologue Alain Touraine, dans la Voix et le regard (1978), permet d’approcher de manière fine cette absence d’idéologie chez le CNL qui porte à voir qu’il n’a pas de public cible, de programme politique précis et est soutenus pèle-mêle par les anciens membres du Palipehutu FNL mais, paradoxalement, par également si pas plus ses ennemis d’hier et les insurgés Sindumuja de mai 2015. Certains n’hésitent pas à dire que Rwasa et le CNL constituent le cheval de Troie par lequel les partisans de la révolution de couleur et autres néocolonialistes cherchent à utiliser pour arriver à leur fin.
Le mouvement social, disais-je, selon Alain Touraine se présente comme une combinaison d’un principe d’identité (Qui sommes-nous? ou au nom de qui ou de quoi nous battons-nous? à un principe d’opposition (Contre qui, quel est l’adversaire et sur quel terrain nous battons-nous?) et enfin un principe de totalité (pour quel enjeu nous battons-nous? En référence à des valeurs supérieures, à des grands idéaux admis par tous) (Touraine, A., 1978:109, Rodinson, M. : 1993:106-107)). Répondre à ces questions principielles permet d’éviter de dérouter ses membres ou partisans mais d’avoir une certaine prévisibilité vis-à-vis de ses interlocuteurs.
Actuellement, l’attitude de Rwasa et de ses lieutenants donne à penser qu’il est quasi impossible de répondre à ces trois questions principielles, car depuis qu’il a signé les accords de cessez-le feu avec le gouvernement burundais, il n’a cessé de voltiger, allant d’une coalition à l’autre, comme quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il veut et où il va. Parallèlement, il n’a cessé de manifester une régression regrettable, envoyant certains de ces hommes dans le maquis, pactisant avec les opposants à la démocratie disséminés à travers le monde, parmi lesquels les activistes de la société civile diasporique, dont l’écrivain Gakunzi David, Professeur Ntibashirakandi Libérart, l’activiste Nininahazwe Pacifique, Maître Armel Niyongere et consort constituent la tête de proue. Ces derniers apportent une caution intellectuelle et un aura académique qui manifestement n’ont pas suffi à rendre la grammaire du mensonge, comme stratégie de campagne, crédible et suffisamment audible.
Au moment où je clôture cet article, le président de la CENI proclame les résultats des urnes. On dirait que les pronostics ne se sont pas trompés et que le CNDD-FDD a largement remporté les élections tandis que le CNL a eu les résultats qui correspondent à sa position actuelle.
On ne peut que féliciter les nouveaux élus, leur souhaiter les engagements en tout temps et en tout lieu, de même, à ceux qui n’ont pas eu le bonheur d’être élus, rendez-vous aux prochaines élections et sans rancune!
E. Mihigo, Bruxelles le 25/05/2020