OPINION & Débat: le passé colonial belge en question

En Belgique, le président de l’Assemblée nationale, Patrick Dewael, a suggéré la mise en place d’une commission de vérité concernant le passé colonial belge. Sa suggestion intervient au moment où des statues du Roi Léopold II sont maculées de peinture rouge ou enlevées par des activistes. Dans le journal De Standaard, édition du samedi 13 juin 2020, un rédacteur a mis en cause l’utilité d’une commission de vérité. Stef Vandeginste, professeur à l’Université d’Anvers, a réagi dans une tribune libre (De Standaard, 16 juin 2020) pour défendre l’idée d’une commission de vérité belge. Avec son accord, nous publions une traduction de sa tribune.

Notre passé colonial ne s’achève jamais*

 Par le Pr. Stef Vandeginste*

Un rédacteur de ce journal s’interroge sur l’utilité d’une commission de vérité sur le passé colonial de la Belgique, car “la vérité est déjà connue” (DS 13 juin). Il craint que la proposition faite au Parlement fédéral par le président du parlement Patrick Dewael (Open VLD – parti libéral flamand) n’aboutisse à un exercice purement académique.

Néanmoins, il existe des arguments qui plaident en faveur de la mise en place d’une bonne commission de vérité. Une “bonne”, donc, parce que de nombreuses commissions de vérité mises en place dans d’autres pays, surtout depuis les années 1990, ont échoué, parfois par manque de ressources, plus souvent par mauvaise conception, par manque de légitimité ou par manque de volonté politique pour les faire aboutir.

Une bonne commission de vérité qualifie les faits historiques et en tire des conclusions. En outre, il s’agit surtout d’un processus interactif et participatif de recherche de la vérité. En même temps, nous devons réaliser qu’une commission de vérité ne constitue jamais un point final en soi et que ‘tout passe sauf le passé’, comme le disent Luc Huyse (dans son livre du même nom en 2006) et l’inscription au-dessus de la pirogue monumentale au Musée royale de l’Afrique centrale à Bruxelles.

Une lasagne de vérités

Une commission de vérité creuse le passé, non seulement pour (re)chercher et reconstituer des faits historiques matériels, mais surtout pour qualifier ce passé en y apposant une étiquette appropriée. Elle pèse le passé sur la balance des injustices historiques. Elle qualifie les faits sur base d’un jargon qui navigue entre des concepts juridiques et moraux. Conquête coloniale, occupation, esclavage ou génocide? Une commission de vérité qualifie.

Ce n’est pas un exercice facile ni sans engagement, ne serait-ce que parce que la qualification peut entraîner certaines conséquences juridiques. En 2001, une conférence mondiale contre le racisme s’est tenue à Durban, en Afrique du Sud. Les pays africains ont mis sur la table la question des réparations pour l’esclavage et le colonialisme. Par conséquent, la qualification de ces faits historiques devenait particulièrement délicate. La déclaration finale stipulait que l’esclavage et la traite des esclaves “sont un crime contre l’humanité et auraient toujours dû l’être“, une formulation brillante du point de vue diplomatique. Louis Michel (MR – parti libéral francophone), alors ministre des Affaires étrangères, avait lui-même formulé et proposé cette qualification lors de la conférence. Elle exprime une condamnation morale du passé, mais ne confirme pas l’illégalité de l’esclavage à l’époque où il était pratiqué.

Stef Vandeginste, professeur à l’Université d’Anvers

Une bonne commission de vérité ne se contente pas de la publication d’un traité historiquement exact et de la qualification appropriée des faits. Son rapport final est évidemment important, mais le processus qui y conduit la distingue de l’exercice académique contre lequel le rédacteur de ce journal met en garde à juste titre. L’apport d’une expertise scientifique est bien sûr essentiel pour définir le mandat, les pouvoirs et la méthode de la commission et pour éviter des erreurs de conception. Mais la véritable valeur ajoutée se situe en dehors du “tour d’ivoire” du scientifique.

La commission de vérité et réconciliation sud-africaine dirigée par Desmond Tutu a distingué quatre types de vérité: la vérité factuelle, empirique; la vérité personnelle, narrative; la vérité sociale, issue d’un dialogue; et enfin, la vérité qui guérit, la vérité réconciliatrice. La préparation de cette lasagne de vérités nécessite un processus interactif, participatif et inclusif avec différentes sortes d’audiences et d’activités.

La recherche de la vérité soulève également des questions de responsabilité et redevabilité, de victimisation et de conséquences à long terme. Heureusement, la commission de vérité n’est pas un tribunal. Cela permet davantage de créativité et de flexibilité pour définir la bonne approche. D’ailleurs, une commission de vérité peut même aider à éviter que des procédures judiciaires ne soient entamées. Le refus, pendant de longues années, de l’Allemagne de discuter du génocide des Herero en Namibie a ‘obligé’ les parents des victimes à citer en justice l’Allemagne devant un tribunal américain.

Le ‘Lumumba’ burundais

La décision du Parlement de créer ou non une commission de vérité est donc importante. En même temps, il convient de mettre son importance en perspective, de deux manières. D’abord, une commission de vérité ne met jamais définitivement fin au passé. En février 2019, dix-sept ans après la fin de la Commission de Vérité et de Réconciliation sud-africaine, certains de ses membres ont appelé le gouvernement, dans une lettre ouverte, à mettre en œuvre certaines de ses recommandations formulées à l’époque. Même en Afrique du Sud, souvent citée comme exemple modèle, l’histoire n’est donc pas terminée.

Par contre, si le Parlement décide de ne pas créer de commission de vérité, les questions relatives à notre passé colonial nous parviendront par d’autres voies. Au Burundi, une commission de vérité et réconciliation est à l’œuvre. Pour l’instant, elle se concentre surtout sur les fosses communes, résultats des violations massives des droits de l’homme et de la guerre civile. Mais sa mission comprend également un processus de recherche de la vérité sur le passé colonial allemand et belge au Burundi. Parmi les questions importantes, il y a celle de savoir quel a été le rôle de la Belgique dans l’assassinat du prince Louis Rwagasore – également appelé le “Lumumba burundais” – en octobre 1961. Guy Poppe (chez la maison d’édition Iwacu) et Ludo De Witte ont déjà publié à ce sujet. En août 2000, Louis Michel a fait supprimer un passage du draft de l’Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi, qui confirmait l’implication de la Belgique dans la planification et l’organisation de l’assassinat. Même en l’absence d’une commission de vérité belge, la question nous reviendra donc sur la table par l’intermédiaire de la commission de vérité burundaise.

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*Prof. Stef Vandeginste

Institut de Politique de Développement

Université d’Anvers

www.uantwerpen.be/burundi