Le conflit des interprétations à propos de la légalité d’un troisième mandat a provoqué, entre autres choses, la création d’une vaste coalition de l’opposition, le CNARED (Conseil National pour le Respect de l’Accord d’Arusha et de l’État de Droit au Burundi). Ce nom interminable peut se ramener à la thèse suivante : hors de l’Accord d’Arusha, point d’État de droit au Burundi.
Si cette affirmation est soustraite à la discussion, elle se transforme en un dogme, en une « vérité à croire » que personne ne peut relativiser. Et le document de l’Accord d’Arusha devient alors comme un texte sacré, comme « la loi et les prophètes ». Or, même les Écritures sacrées des grandes religions doivent être interprétées et actualisées pour servir au salut des humains dans l’histoire, c’est-à-dire à travers des temps qui changent. Si l’effort de compréhension et d’adaptation est déclaré hors-jeu ou hors-la-loi, si on applique les Écritures à la lettre, la religion devient féroce, meurtrière, et provoque des phénomènes comme le jihadisme armé qui sévit un peu partout dans le monde.
À ma connaissance, aucun pays, sauf le Burundi, n’est régi par un document de cette nature. Les Accords de Lancaster House (Zimbabwe Act) en 1979 constituent le seul précédent qui me vient en tête. Pour mettre fin à la guerre civile dans l’ancienne Rhodésie du Sud, ces accords négociés sous la houlette du chef de la diplomatie britannique d’alors, Lord Peter Carrington, proposaient, au niveau de la représentation au parlement et au sénat, les quotas suivants : le parlement sera constitué de 100 membres dont 20 provenant de la minorité blanche (3% de la population) et 80 de la majorité noire. Le sénat comprendra 40 membres dont 10 de la minorité blanche et 30 de la majorité noire. Ces dispositions seront en vigueur et « non modifiables pendant 7 ans ».
Les Accords de Lancaster House ont également abordé la question foncière. La minorité blanche, s’était emparée de 49% des terres, parmi les plus fertiles, tandis que le reste de la population devait se partages les 51% restants. Les Accords ont figé cette situation en exigeant que des garanties économiques soient accordées aux Blancs (Roddies), notamment en matière foncière. Le document exclut toute expropriation et toute nationalisation généralisée des terres pendant 10 ans. Remarquons en passant que Mandela n’a jamais accepté cette histoire de quotas ou de garanties économiques pour l’Afrique du Sud postapartheid.
Revenons maintenant à l’Accord d’Arusha qui impose des équilibres entre Hutu et Tutsi dans l’administration publique, dans les forces de défense et de sécurité, dans l’administration communale, au sénat et au niveau de la représentation des femmes dans les institutions. Il n’y a aucun intérêt à comparer les quotas burundais avec ceux du Zimbabwe Act, mais relevons plutôt cette remarquable différence entre les deux documents : les dispositions des Accords de Lancaster House s’appliquaient pour une durée limitée : 7ans pour les équilibres au niveau de la représentation politique et 10 ans pour la question foncière. Mais l’Accord d’Arusha signé en 2000 semble prévu pour une durée illimitée.
Dans un article signé par Violette Tournier en 2014 et intitulé : « Burundi : l’accord d’Arusha en danger, la paix en sursis », on lit : « … quatorze ans plus tard, l’enjeu véritable de la prochaine élection n’est pas seulement la reconduction au pouvoir du président Pierre Nkurunziza, mais la survie de l’Accord d’Arusha. » La phrase souhaite clairement la pérennité de l’Accord d’Arusha, sans justifier une telle sacralisation. Mais rappelons que « quatorze ans», c’est deux fois plus long que les sept ans qu’imposait le Zimbabwe Act pour les quotas raciaux, et c’est quatre ans de plus que le délai de dix ans fixé pour une éventuelle modification des dispositions au niveau de la question foncière.
Certainement, l’Accord d’Arusha valait mieux que la persistance de la zizanie sanglante. C’est aussi évident que la paix avait besoin d’un point de départ, de commencer par quelque part. Mais, parce que ce texte institutionnalise l’inégalité, il aurait dû être considéré dès le départ et par tout le monde comme un « moindre mal » temporaire, provisoire.
Parce que ce document instaure un véritable état d’exception, il n’est pas raisonnable de lui accorder un statut de panacée définitive. Que l’on soit encore prêt à tuer et à mourir pour tenter d’imposer à tout le monde la soumission inconditionnelle et éternelle à un tel texte, cela peut signifier qu’on n’est même pas parvenu à reconnaître à tout humain le simple titre d’humain. Et cela ne représente que le degré zéro de la démocratie. À l’ordre du jour du « dialogue interburundais inclusif » tant souhaité, devrait figurer, en bonne place, une évaluation honnête et sérieuse de l’Accord d’Arusha.
Par Melchior Mbonimpa
Iwacu-Burundi