USA: le pays de l’imaginaire

Source: Investig’Action

« Nous vivons dans une culture inondée de mensonges, les plus dangereux étant ceux que nous nous racontons à nous-mêmes. » Démocratie, guerres humanitaires, violences policières… Chris Hedges frappe juste en épinglant ces illusions qui font passer la pilule. Pessimiste? Certainement pas! Hedges nous explique pourquoi s’accrocher à l’espoir reste un devoir pour les empêcheurs de tourner en rond.  (IGA)


Si ce qui arrive aux pauvres de couleur dans les tribunaux du pays est la justice, ce qui se passe au Sénat est un procès. Si les débâcles sanglantes et les bourbiers sans fin au Moyen-Orient sont des victoires dans la guerre contre le terrorisme, notre armée est la plus grande sur terre. Si la surveillance gouvernementale généralisée de la population, la suppression des procès équitables et le fait d’avoir la plus importante population carcérale au monde sont la liberté, nous sommes le pays des hommes libres. Si le président, un escroc inepte, vulgaire et corrompu, est le dirigeant du monde libre, nous sommes un phare de la démocratie et nos ennemis nous haïssent pour nos valeurs. Si Jésus est venu pour nous rendre riches, bénir l’annihilation des musulmans avec notre machine de guerre et condamner l’homosexualité et l’avortement, nous sommes une nation chrétienne. Si formaliser un État d’apartheid en Israël est un plan de paix, nous sommes un médiateur international honnête. Si la méritocratie signifie que trois hommes américains détiennent plus de richesses que les 50% les plus pauvres de la population des États-Unis, nous sommes le pays de tous les possibles. Si torturer des victimes d’enlèvement dans des trous noirs et arracher des enfants à leurs parents pour les détenir dans des entrepôts fétides et surpeuplés, si faire tirer sur des citoyens désarmés par une police militarisée dans les rues de nos communautés urbaines est du maintien de l’ordre, nous sommes un exemple de respect des droits de l’homme.

La rhétorique que nous utilisons pour nous décrire est tellement déconnectée de la réalité qu’elle a provoqué une schizophrénie collective. La manière dont les politiciens, les universitaires et les médias parlent de l’Amérique dans les forums publics est un fantasme, un monde de faux semblants à la Disney. Plus cela empire, plus nous nous retranchons dans nos illusions. Plus nous échouons à nommer et à affronter notre déchéance physique et morale, plus les démagogues qui colportent illusions et fantasmes prendront du pouvoir. Ceux qui reconnaissent la vérité – à commencer par le fait que nous ne sommes plus une démocratie – errent comme des fantômes aux marges de la société, vilipendés comme ennemis de l’espoir. La manie de l’espoir agit comme un anesthésique. L’espoir que Donald Trump pourrait modérer son extrémisme une fois entré en fonction, l’espoir que les « adultes présents » géreront la Maison Blanche, l’espoir que le rapport Mueller provoquera la disgrâce de Trump, sa destitution et qu’il sera démis de ses fonctions, l’espoir que la destitution de Trump en décembre 2019 conduira à sa mise en accusation au Sénat et son éviction, l’espoir qu’il sera vaincu en novembre aux élections, tout cela ce sont des sorties psychologiques de la crise – l’effondrement des institutions démocratiques, y compris de la presse, et la corruption systémique des lois, de la politique et des normes qui ont un jour rendu possible notre démocratie imparfaite.

L’adhésion à l’auto-illusion signe les spasmes mortels de toutes les civilisations. Nous sommes au stade terminal. Nous ne savons plus qui nous sommes, ce que nous sommes devenus ni comment les gens de l’extérieur nous voient. Il est plus facile, à court terme, de nous replier sur nous-mêmes, de célébrer des vertus et des forces inexistantes et de nous vautrer dans la sentimentalité et un faux optimisme. Mais à la fin, cette retraite, propagée par l’industrie de l’espoir, ne garantit pas seulement le despotisme mais, compte tenu de l’urgence climatique, l’extinction.

« Le résultat d’une substitution constante et totale de la vérité des faits par des mensonges n’est pas que le mensonge sera désormais accepté comme la vérité et que la vérité sera diffamée comme un mensonge, mais que le sens par lequel nous prenons nos repères dans le monde réel – et la notion de vérité opposée au mensonge fait partie des moyens mentaux nous permettant d’y parvenir – est détruit », a écrit Hannah Arendt à propos du totalitarisme.

Cette destruction, qui transcende les clivages politiques, nous amène à accorder notre foi à des systèmes, notamment le processus électoral, qui sont burlesques. Elle détourne notre énergie vers des débats inutiles et une activité politique stérile. Elle nous invite à placer notre foi en la survie de l’espèce humaine dans des élites dirigeantes qui ne font rien pour mettre fin à l’écocide. Elle nous fait accepter des explications faciles pour notre situation difficile, elle nous incite à accuser les Russes pour l’élection de Trump ou les travailleurs sans papiers pour notre déclin économique. Nous vivons dans une culture inondée de mensonges, les plus dangereux étant ceux que nous nous racontons à nous-mêmes.

Les mensonges sont réconfortants émotionnellement dans les moments de détresse, même lorsque nous savons que ce sont des mensonges. Plus les choses empirent, plus nous avons envie d’entendre des mensonges. Mais les cultures qui ne peuvent plus affronter la réalité, qui ne peuvent pas distinguer entre le mensonge et la vérité, se retirent dans ce que Sigmund Freud a appelé les « souvenirs écran », la fusion des faits réels et de la fiction. Cette fusion détruit les mécanismes permettant de percer l’auto-illusion. Les intellectuels, les artistes et les dissidents qui tentent d’affronter la réalité et de mettre en garde contre l’auto-illusion sont ridiculisés, réduits au silence et diabolisés. Il y a, comme Freud l’a noté dans Malaise dans la civilisation, des sociétés en détresse dont les difficultés « ne cèderont devant aucune tentative de réforme ». Mais c’est une vérité trop dure à accepter pour la plupart des gens, en particulier les Américains.

L’Amérique, fondée sur les horreurs de l’esclavage, du génocide et de l’exploitation violente de la classe ouvrière, est un pays défini par l’amnésie historique. Le récit historique populaire est une célébration des vertus imaginaires de la suprématie blanche. L’optimisme acharné et la délectation complaisante dans les prétendues vertus nationales obscurcissent la vérité. La nuance, la complexité et l’ambiguïté morale, de même que l’acceptation de la responsabilité des holocaustes et des génocides perpétrés par les esclavagistes, les colons blancs et les capitalistes, n’ont jamais correspondu au triomphalisme de l’Amérique. « Les illusions de force et de santé éternelles, et celles de la bonté fondamentale des gens – ont été les illusions d’une nation, les mensonges de générations de mères du far West », a écrit F. Scott Fitzgerald.

Quand la déchéance est là, cependant, ces illusions sont fatales. Les nations puissantes peuvent se payer le luxe de s’imprégner de mythes, même si les décisions et les politiques basées sur eux provoquent des dommages et de grandes souffrances. Mais les nations dont les fondations se fissurent ont peu de marge de manœuvre. Leurs erreurs de calcul, basées sur des fantasmes, accélèrent leur mort.

Joseph Roth a été l’un des rares auteurs des années 1930 en Allemagne qui a compris les conséquences de la montée du fascisme. Dans son essai, L’Autodafé de l’esprit, qui traitait du premier incendie massif de livres pratiqué par les nazis, il conseillait à ses collègues écrivains juifs d’accepter qu’ils avaient été vaincus : « Nous, qui avons combattu sur le front, sous la bannière de l’esprit européen, accomplissons le plus noble devoir du guerrier vaincu : admettons notre défaite. »

Roth savait que la diffusion de faux espoirs à une époque de mal absolu était immorale. Il n’avait pas d’illusions sur son insignifiance croissante. Il était mis sur liste noire dans la presse allemande, incapable de publier ses livres en Allemagne et dans son Autriche natale et il était plongé dans la misère noire et souvent dans le désespoir. Il était parfaitement conscient du fait que la plupart des gens, et même ses compatriotes juifs, trouvaient plus facile de s’aveugler sur le mal absolu, ne serait-ce que pour survivre, plutôt que de nommer et défier une autorité malfaisante et risquer l’annihilation.

« À quoi servent mes mots », demandait Roth, « contre les fusils, les haut-parleurs, les assassins, les ministres cinglés, les intervieweurs stupides et les journalistes qui interprètent la voix de ce monde de Babel, de toute façon brouillée par les tambours de Nuremberg ? »

« Il vous apparaîtra clairement que nous nous dirigeons vers une grande catastrophe, a écrit Roth à l’écrivain Stefan Zweig après son départ pour l’exil en France en 1933, à propos de la montée en puissance des nazis. « Les barbares l’ont emporté. Ne vous y trompez pas. L’enfer règne. »

Mais Roth savait aussi que la résistance était une obligation morale, sinon pratique, au temps du mal absolu. La défaite était peut-être certaine, mais la dignité et la détermination de vivre dans la vérité exigeaient une réponse. Nous sommes tenus de témoigner, même si une population préférant s’illusionner elle-même ne veut rien entendre, même si cette vérité rend notre marginalisation certaine et peut-être même notre effacement.

« On doit écrire, même lorsqu’on réalise que les mots imprimés ne peuvent plus rien améliorer », expliquait Roth.

Cette bataille contre l’illusion collective est une bataille dont je crains que nous ne la gagnions pas. La société américaine est mortellement blessée. Sa corruption morale et physique est irréparable.

L’espoir, le vrai espoir, met un nom sur l’amère réalité qui est devant nous. Mais il refuse de succomber au désespoir, malgré la tristesse. Il crie à un univers indifférent chaque acte accompli pour nommer, paralyser et détruire le pouvoir des grandes entreprises. Il se moque de la défaite certaine. Que nous réussissions ou non est sans importance. Nous ne pouvons pas toujours choisir comment nous allons vivre. Mais nous pouvons choisir comment nous allons mourir. La victoire consiste à maintenir notre autonomie morale. La victoire consiste à exiger la justice, quel qu’en soit le prix. La victoire consiste à dire les vérités que les élites dirigeantes cherchent à faire taire. Une telle vie est digne d’être vécue. Et en temps de mal absolu, ces vies – ironiques points de lumière, comme l’a écrit W.H. Auden – transmettent non seulement l’espoir mais le pouvoir du sacré.

Chris Hedges, a passé près de 20 ans comme correspondant étranger en Amérique centrale, au Moyen-Orient, en Afrique et dans les Balkans. Il a écrit sur plus de 50 pays et a travailleé pour The Christian Science Monitor, National Public Radio, The Dallas Morning News et The New York Times, pour lequel il a été correspondant étranger pendant 15 ans.