Peut-être se connaissent-ils trop bien. Ensemble, les présidents de l’Ouganda, Yoweri Museveni, et du Rwanda, Paul Kagame, ont vécu dans le maquis et mené des guerres. A la tête de régimes politico-militaires panachant autoritarisme et libéralisme économique, ils se sont progressivement imposés comme les hommes forts de la région meurtrie des Grands-Lacs. Avant de se défier, se perdre en provocations diplomatiques et menaces de représailles économiques ou militaires.
Chacun soupçonnant l’autre de mener des opérations de déstabilisation ourdies par leurs services de renseignement ou par l’intermédiaire de groupes armés. Aujourd’hui, les tensions persistantes entre Museveni, 75 ans, et Kagame, 62 ans, fragilisent la stabilité de cette région stratégique, convalescente après plus de deux décennies de conflits.
« Forces hostiles »
Vendredi 21 février, après avoir procédé à des échanges de prisonniers, les deux frères ennemis se sont rencontrés pour la quatrième fois en six mois. Cette fois, le sommet quadripartite s’est tenu à la frontière entre l’Ouganda et le Rwanda fermée depuis près d’un an et excessivement militarisée. La signature d’un traité d’extradition a été la principale avancée concrète. La réconciliation espérée par leurs homologues angolais et congolais, facilitateurs dans cette crise, attendra encore un peu.
« La République d’Ouganda devra vérifier les allégations de la République du Rwanda au sujet des actions provenant de son territoire, perpétrées par les forces hostiles au gouvernement rwandais », précise le communiqué final de ce sommet quadripartite. Dans l’attente que Kampala prenne « toutes les mesures pour y mettre fin » d’ici à un mois, la frontière reste close et l’espoir de normalisation des relations, en suspens.
Les « forces hostiles » en question opèrent depuis l’est de la République du Congo (RDC) où Kagame et Museveni ont guerroyé, pillé les ressources naturelles, avant de s’affronter directement durant la seconde guerre du Congo (1998-2003) puis par procuration via des mouvements rebelles. Dans les provinces congolaises des Kivus – frontalières de l’Ouganda, du Rwanda et du Burundi – évoluent toujours des groupes armés, pour certains déterminés à nuire aux régimes de Kigali, de Kampala et de Bujumbura, à défaut de pouvoir les renverser.
Manipulations de milices
Outre les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) composées notamment d’anciens génocidaires hutu en déroute, ce sont les éléments de la branche militaire d’une coalition de l’opposition baptisée « P5 » qui ont accentué les tensions entre le Rwanda et l’Ouganda. Leur commandant n’est autre que l’ancien chef d’état-major de l’armée rwandaise (1994-2002), Kayumba Nyamwasa, un ancien général qui fut l’un des plus proches collaborateurs de Paul Kagame. Tombé en disgrâce, il s’est recyclé dans la faction la plus éruptive d’une opposition militarisée qu’il cornaque depuis son exil en Afrique du Sud.
La « P5 » a mené ces dernières années plusieurs incursions meurtrières au Rwanda qui accuse le régime ougandais de la soutenir. Plusieurs témoignages de cadres de ces groupes armés, recueillis par des diplomates et des membres du groupe des experts des Nations unies en RDC, confortent cette thèse que Kampala a longtemps démentie. Même si dans une lettre datée du 10 mars 2019 adressée à Paul Kagame, le président ougandais Museveni a reconnu avoir reçu « par accident » une haute responsable du mouvement de M. Nyamwasa. Le passeport ougandais de cette quinquagénaire lui a finalement été retiré la veille de ce dernier sommet quadripartite.
« Le fait qu’un pays voisin donne une assistance politique, militaire et logistique à ces terroristes est intolérable et constitue la clé du problème, explique Olivier Nduhungirehe, ministre rwandais délégué aux affaires de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC). Il peut y avoir mille réunions et sommets. Sans bonne foi ni volonté politique, la crise ne sera pas résolue. » Côté ougandais, les négociateurs mettent en avant la bonne volonté de Museveni à négocier, tout en maintenant les accusations. « Nous avons découvert des infiltrations de nos services de sécurité par des espions rwandais et constaté des incursions de l’armée rwandaise sur notre territoire. C’est inacceptable », explique un diplomate ougandais.
« Nouveau vieil homme déclinant »
Soucieux de préserver sa stature de parrain de la région, le président Museveni a un temps considéré une partie de l’est de la RDC, mais aussi le Rwanda, comme faisant partie de son aire d’influence. Kagame avait aidé ce militant anticolonialiste d’alors à prendre le pouvoir par les armes en 1986 puis à les conserver en tant que chef des services secrets de l’armée ougandaise. Museveni, lui, a par la suite soutenu le futur président rwandais dans sa « libération » du pays à l’issue d’une guerre de quatre ans marquée par le génocide des Tutsi. Les relations se sont envenimées. « Personne ne peut me forcer à me mettre à genoux », répète Paul Kagame sans nommer son allié d’autrefois.
« Museveni est inquiet d’être le nouveau vieil homme déclinant de l’Afrique. Il n’est plus une figure de proue vers laquelle les dirigeants occidentaux se tournent lorsqu’ils traitent avec l’Afrique. Le président Kagame a repris ce rôle, analyse le chercheur Jonathan R. Beloff du centre d’études africaines SOAS, de l’université de Londres. Le cercle restreint de Museveni craint que le Rwanda essaie d’influencer le choix de son successeur et de peser sur les prochaines élections » de 2021.
Si la crise entre ces deux puissances régionales puise sa source à l’est de la RDC, elle implique également le Burundi, dont le régime brutal du président Pierre Nkurunziza entretient de longue date des relations particulièrement tendues avec son voisin rwandais. Cette fois encore, c’est dans la province congolaise du Sud-Kivu que se déroule un complexe embryon de guerre par procuration, chacun soutenant secrètement des groupes armés qui rêvent sans trop y croire de s’emparer du pouvoir.
« Opportunité diplomatique »
Pour combattre ces milices responsables d’exactions, le président congolais, Félix Tshisekedi, avait récemment plaidé pour la constitution d’une coalition des armées régionales. Un projet risqué qui a rapidement achoppé sur les rivalités entre l’Ouganda et le Rwanda. Face à cet imbroglio de tensions, Tshisekedi espère parvenir à arracher un accord et ainsi démontrer que son pays n’est plus une menace déstabilisatrice pour ses voisins mais qu’il peut contribuer à la paix.
« Il a l’avantage de sa faiblesse : il est le seul chef d’Etat des Grands-Lacs sans expérience militaire et sans lien historique avec les rébellions, constate Onesphore Sematumba, analyste à l’International Crisis Group (ICG). Pour lui, cette médiation est une opportunité diplomatique et un test de crédibilité. »
D’autant que Tshisekedi convoite l’intégration de la RDC dans l’EAC, l’organisation régionale désormais souffreteuse et paralysée. L’Union africaine (UA), dont il prendra la présidence tournante en 2021 pour un an, s’apprête à mettre en place la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), un projet adopté à Kigali et porté à bout de bras par Paul Kagame. Un idéal de libre circulation que vient contredire localement la fermeture de la frontière avec l’Ouganda. Endiguer cette escalade de tensions dans la région des Grands-Lacs est devenu une priorité régionale et un défi africain.
Joan Tilouine