En 1905, le héros de la colonisation, Pierre Savorgnan de Brazza, rédige, contre toute attente, un rapport accablant sur la présence française au Congo. Un texte qui sera soigneusement gardé secret.
Il pourrait s’agir du testament politique de Pierre Savorgnan de Brazza, héros de la colonisation française en Afrique centrale métamorphosé, avec ce document, en l’un de ses contempteurs les plus sévères. Un testament de feu qui brûle les mains du ministre des Colonies à qui il vient d’être remis, en ce mois de février 1906 – alors que Brazza n’est déjà plus de ce monde – au point qu’il décide de le garder dans un lieu secret. Sur les dix exemplaires imprimés, neuf sont placés dans le coffre-fort du ministère, le dernier est pour lui…
Longtemps, l’on a cru ce rapport perdu ou même détruit. Une jeune étudiante qui deviendra plus tard une historienne réputée, Catherine Coquery-Vidrovitch, l’avait bien découvert en fouillant dans les archives du ministère de l’Outre-Mer au milieu des années 1960, dans le cadre de sa thèse. En le parcourant, elle avait vite saisi l’intérêt de ce document, qu’elle avait pris soin de photocopier. Elle s’était dit qu’il faudrait qu’elle y revienne un de ces jours, qu’il méritait d’être enfin publié…
Un « trésor qui interroge notre rapport à la période coloniale »
Il l’est, aujourd’hui, grâce aux éditions Le Passager clandestin, sous le titre qui aurait pu être le sien il y a cent neuf ans : Le Rapport Brazza. Mission d’enquête du Congo. Dominique Bellec, le directeur de la collection, qui l’a annoté avec minutie, parle d’un « trésor » qui « interroge notre rapport à la période coloniale ». Pour Patrick Farbiaz, animateur de l’association Sortir du colonialisme qui signe la postface de cet ouvrage, ce document est tout simplement « un livre noir à lui seul » de la colonisation.
À l’origine, il s’agit pourtant d’une mission on ne peut plus officielle… et verrouillée. Nous sommes en 1905. Depuis deux ans, une campagne internationale est menée contre les abus du « caoutchouc rouge » dans l’État indépendant du Congo alors soumis au pouvoir arbitraire du roi des Belges, Léopold II. De l’autre côté du fleuve, au Congo français, et, plus au nord, en Oubangui-Chari, le ministère des Colonies a eu vent de quelques abus, mais il les a étouffés. Le seul à avoir échappé à la censure est « l’affaire Gaud et Toqué » : pour célébrer la fête nationale le 14 juillet 1903, ces deux fonctionnaires affectés à Fort-Crampel (aujourd’hui Kaga-Bandoro, en Centrafrique) avaient eu la délicate idée de faire sauter un indigène condamné à être fusillé en lui introduisant un bâton de dynamite dans l’anus.
Le gouvernement français pense alors que le scandale du « caoutchouc rouge » pourrait lui permettre de récupérer l’immense territoire administré par Léopold II.
Si, en 1905, le ministère des Colonies est inquiet des éventuelles répercussions de cette affaire, ce n’est pas tant en raison de l’émotion qu’elle a suscitée au sein de l’opinion en métropole que des conséquences qu’elle pourrait avoir sur l’ambition expansionniste de l’empire. À cette époque en effet, le gouvernement français a dans l’idée que le scandale du « caoutchouc rouge », qui fragilise Léopold II, pourrait lui permettre de récupérer l’immense territoire administré par le roi des Belges.
Les découvertes macabres se multiplient
Pour cela, « il faut démontrer que le Congo français se porte mieux que le Congo belge », explique Catherine Coquery-Vidrovitch, qui signe la préface de l’ouvrage. Mission est donc donnée à Brazza, alors en retraite à Alger et heureux de reprendre du service, d’aller voir ce qu’il s’y passe. Les instructions du ministre des Colonies à l’explorateur, dans une missive datée du 13 mars 1905 et publiée en annexe du « Rapport Brazza », sont claires : « La France ne saurait admettre […] qu’on ait tendance à confondre, sciemment ou par erreur, les règles qu’elle applique à ses possessions du Congo avec les procédés en usage dans l’État indépendant. » Charge à Brazza de démontrer que la France « entretient une force publique uniquement destinée au maintien de la sécurité générale, sans obliger jamais les indigènes […] à se mettre au service d’une entreprise commerciale, agricole ou industrielle ».
La dernière mission en Afrique du Français d’origine italienne débute au port de Marseille, le 5 avril 1905. Elle durera six mois. Mais elle ne se passe pas comme on l’avait prévu à Paris. Brazza et ses compagnons, parmi lesquels figurent un journaliste et un philosophe, multiplient les découvertes macabres, notamment ce que l’éditeur appelle « le scandale des femmes de Bangui ». « Ai constaté qu’en mai 1904, dans environs Bangui, moyens employés par agent administration pour faire rentrer impôt en nature dans territoires concédés ont consisté à faire enlever des femmes et des enfants et à les envoyer en détention à Bangui où sur 58 femmes et 10 enfants il est mort 45 femmes et 2 enfants en 5 semaines », câble Brazza au ministre. Plus tard, de passage à Krébédjé (aujourd’hui Sibut, en Centrafrique), il prend connaissance d’une histoire similaire : cette fois, ce sont 119 femmes qui sont détenues depuis le mois de mai 1905 pour faire rentrer l’impôt.
Le chef de mission arrive à la conclusion que « l’enlèvement des femmes dans les villages indigènes a été employé de manière courante comme moyen de réquisition des porteurs sur la route Fort-de-Possel à Fort-Crampel » et que « depuis 1901, dans le territoire du Chari, l’arrestation d’otages était couramment pratiquée afin de contraindre les populations à payer l’impôt ou à effectuer le portage ».
J’ai trouvé dans l’Oubangui-Chari une situation impossible. C’est la continuation pure et simple de la destruction des populations…
Dans un prérapport qu’il adresse au ministre le 21 août, Brazza s’alarme : « Au cours de mon voyage, j’ai acquis le sentiment très net que le Département n’a pas été tenu au courant de la situation réelle dans laquelle se trouvent les populations indigènes. » À un ami, quelques jours plus tard, il écrit : « J’ai trouvé dans l’Oubangui-Chari une situation impossible. C’est la continuation pure et simple de la destruction des populations sous forme de réquisitions […]. Nous n’avons plus rien à envier aux Belges en matière de moyens employés pour recevoir l’impôt du caoutchouc. » « Le système en vigueur, poursuit-il, est susceptible de nous aliéner l’esprit de la population. »
Un document explosif
L’explorateur n’aura pas l’occasion de le redire. Le 14 septembre 1905, sa mission prend fin plus tôt que prévu. Sur le chemin du retour, atteint d’une dysenterie, il meurt à Dakar à l’âge de 53 ans. Peu après, des administrateurs sont chargés de rédiger le rapport sur la base des observations de la mission. Mais, comme le note Catherine Coquery-Vidrovitch, ceux-ci ont pris soin d’atténuer le rôle néfaste joué par l’administration et ont préféré faire le procès du régime de concessions mis en place en 1898 – l’État français avait alors confié à une quarantaine de sociétés privées l’exploitation pour trente ans de la plus grande partie du territoire. « Pour Brazza, c’est l’administration qui était responsable de cette situation. Mais le rapport ne dénonce que les compagnies », analyse l’historienne.
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Même « atténué », ce document n’en reste pas moins explosif. Malgré les demandes répétées de certains parlementaires et l’écho de cette mission dans la presse, le gouvernement refuse de le publier. Dans une note également publiée en annexe, le ministère des Affaires étrangères fait cette observation : « Pour le rendre inoffensif, de telles coupures y seraient nécessaires qu’en fin de compte il n’existerait plus. » Le 7 mai 1907, il fut décidé d’en imprimer dix exemplaires destinés à demeurer confidentiels. Vingt ans plus tard, André Gide, dans Voyage au Congo, et Albert Londres, dans Terre d’ébène, dénonceront les mêmes abus.
Le poison de la suspicion
Si Pierre Savorgnan de Brazza n’avait pas trépassé à Dakar, que serait-il advenu de ses découvertes ? Réponse de Catherine Coquery-Vidrovitch : « Son rapport aurait certainement connu un sort différent, son absence a été déterminante. » D’où cette autre question : et si Brazza, qui risquait ainsi de mettre à mal les intérêts de la France et qui s’était fait de nombreux ennemis parmi les fonctionnaires en place au Congo durant sa mission (notamment le commissaire général Émile Gentil), avait été empoisonné ? « À l’époque, c’était courant dans cette zone », admet l’historienne, sans pour autant s’aventurer plus loin. La veuve de Brazza, elle, a défendu cette thèse jusqu’à la fin de ses jours.