Témoignage: 1972 A Gisyo(Commune Gatara)Je…

Témoignage: 1972 A Gisyo(Commune Gatara)

Je m’appelle Joseph, j’habite à Buraniro, au-delà de la rivière Nyawisesera, en face de Gisyo. En 1972, je fréquentais la 5ème – équivalent de la 9ème des écoles actuelles – au Petit Séminaire de Mureke. J’étais ami d’un certain Donat Ndayishimiye, qui venait de Musenyi, un tutsi handicapé d’une jambe. A l’époque, être hutu ou tutsi n’avait pas d’importance. C’est Donnat qui me dit au retour des vacances de Pâques « cher ami, il va y avoir une guerre; il y a des gens qui ont empoché de l’argent pour provoquer une guerre ».

Les massacres n’avaient pas encore commencé, mais les tutsi le savaient déjà, et c’est ainsi que je reçus l’information, sans que j’y attache de l’importance. Le séminaire continua ses activités habituelles, apparemment comme si de rien n’était; les éducateurs ne laissaient rien filtrer de ce qui se passait dehors. Je me souviens qu’au mois de mai 1972, j’ai demandé la permission pour aller me faire soigner à Ngozi. J’y allais à pied, inconscient du péril que je courais. Les 17 km à parcourir étaient rouges de sang, qui dégoulinait des camions de transport de cadavres. J’entendais les commentaires gais des paysans qui prenaient la même route que moi : « za nzarimu zose barazifyese » (tous les enseignants ont été liquidés). C’est à Ngozi, à cette occasion que j’ai vu pour la première fois le commandant Bizoza, un homme de bonne stature, plein, de teint clair. Mais je ne m’imaginais pas le moins du monde la catastrophe qu’il causait dans la province de Ngozi (Kayanza était encore un arrondissement).

L’irruption de 1972 au séminaire de Mureke se fit un matin de début juin, à la messe, quand le Préfet de discipline, l’Abbé Laurent Bihege, d’un ton grave nous annonça : « le frère de l’Abbé Recteur est mort ». [ Il s’agissait de Amédée Kabugubugu, un tutsi, le premier psychologue du Burundi, qu’on venait d’assassiner à Bujumbura]. Un frisson traversa la chapelle et personne n’osa bavarder comme à l’accoutumée. C’était une tragédie. Car le recteur, Abbé Bernard Kabutura, était une personne qui inspirait la frayeur aux élèves. Nous nous demandions comment nous allions l’aborder. Et en effet, ces jours-là furent comme une éclipse du soleil; le recteur se vêtait du noir, était triste, distant. Le gros du temps il restait cloîtré chez lui. Une semaine après ce drame, le Recteur lui-même nous annonça que nous devions aller à la maison, sans attendre le premier juillet comme d’habitude. Nous prîmes le chemin du retour à pied, comme tout le monde faisait à l’époque, avec nos valises de carton sur la tête, et le sac blanc sur le dos.

Nous devions parcourir 30 km vers l’ouest, en traversant les paroisses de Muhanga, Rukago, pour enfin arriver dans Buraniro. Mais encore une fois, dans la compagnie, les tutsi savaient ce qui se passait sur le territoire, tandis que moi l’unique hutu j’en étais ignare. C’est Isaie, un tutsi, le fils d’un agronome du nom de Burarukanwa, qui habitait dans la zone Shinya (devenue Ngoro), au dessus de la rivière Ruvubu ( commune Gatara) qui nous dit : « chers amis, récitons le chapelet, car chez nous on est en train de entre-tuer ». Nous avons récité le chapelet durant tout le parcours. Lui il est arrivé sain et sauf, mais nous qui allions plus loin, la peur nous étreignait. Sur la route de Shinya vers Gisyo (3km) il y avait beaucoup de traces de sang, sec et frais. Quand on regardait vers les habitations, on ne voyait presque personne, à part quelque vieille femme ou de rares enfants. Le climat était irréel.

A un certain moment, nous arrivons à GISYO, une succursale de Buraniro. Je n’oublierai jamais ce moment, car ma vie était suspendue à un fil. Nous avons rencontré une camionnette pleine de militaires. Ils nous ont regardés, et le chauffeur a freiné. Puis un des soldats armés qui se trouvaient au dessus a intimé l’ordre: « continuez » et la camionnette s’est éloignée dans la direction d’où nous venions. Notre groupe s’est scindé en deux, et j’ai poursuivi tout seul dans la route, tandis que les autres ont continué leur voyage dans un chemin. Et c’est là que j’ai vu l’abattoir, le lieu où des milliers de gens ont été tués à la baïonnette. Il se trouve au point de jonction entre la route Gisyo-Gatara et le chemin des piétons qui va à Gatara à travers les collines Mitari et Kariba. Micombero y avait fait construire quelques années auparavant un palais du parti Uprona en paille (ingoro y’umugambwe), et c’est dans la cour de ce palais que les militaires et les JRR massacraient les hommes. Il y avait des grumes de sang sur une aire de plus de 100m carrés. Sur la bordure étaient assis une dizaine de vieux, avec la tête basse, près des grosses pierres de granit rondes, qui ont donné à Gisyo ce nom.

Poursuivant nonchalamment le chemin, après avoir dépassé l’abattoir, une vieille me dit « enfant, quitte vite cette route ». Cent mètres plus loin, je pris le chemin qui se détachait de la route, un raccourci que je prenais souvent. A peine je m’étais éloigné, je vis la camionnette de militaires qui parcourait à toute vitesse la route que je venais d’abandonner. La vieille m’a sauvé la vie, car les militaires m’auraient tué. C’est moi sûrement qu’ils recherchaient. J’appris plus tard que des dizaines de jeunes étudiants qui avaient transité à Gisyo le matin, en provenance du Collège de Kibimba, en direction de Kayanza, avaient été tous assassinés. En arrivant près de chez moi, je trouvai un barrage de la JRR, mais c’étaient nos voisins, et ils m’ont demandé « où es-tu passé ? comment as-tu réussi à franchir l’enfer de Gisyo »? Je n’ai rien répondu. J’étais fatigué; c’était le crépuscule. Je poursuivis vers chez moi. Mes parents pleurèrent quand ils me virent. Ils m’embrassèrent avec émotion, chose qu’ils n’avaient jamais faite auparavant.

Mais je ne comprenais pas leur angoisse. Je leur dis: « je sais qu’il y a des morts, mais c’est seulement les ennemis du pays qui ont mangé de l’argent » . Mon père me rétorqua; « mon fils, ne sois pas naïf, et ne dis plus ces paroles, car le pays est tombé dans le désastre » (igihugu kirahonye). Alors ils m’expliquèrent que la succursale de GISYO avec les collines aux alentours avaient été rasées par les militaires. Il s’agit des localités de Rwankuba, Gisyo, Nteko, Kinga et Mitari. Tous les hommes ont été tués à la baïonnette. Les jours qui suivirent, mes parents allaient me cacher dans la bananeraie. Paradoxalement, l’été de 1972 était un temps d’abondance alimentaire.

Les gens avaient récolté beaucoup de haricots rampants (ibiremberwa) et il y avait aussi des patates douces, des bananes et des colocases (amateke). Mais nous mangions la peur dans le ventre. Sur ma colline, les militaires envoyèrent les JRR pour arrêter les plus beaux garçons et ils les tuèrent; il s’agit d’un certain Jean fils de Murazi, et Sidon fils de Bahozebandya. Puis petit à petit les miens m’ont racconté les épisodes de ce film macabre. C’était ahurissant. Au début du mois de mai, les soldats étaient venus pour raffler tous les enseignants hutu. Ils ont pris Venant Ntahonkiriye (qui m’a enseigné en deuxième année); Innocent s’est échappé pour aller au Rwanda, mais les JRR l’ont attrapé et reporté aux militaires et il a été tué; il m’avait enseigné en troisième et il m’aimait beaucoup. Les militaires ont pris aussi les catéchistes et les chefs de la Kiro et de l’UGA, ainsi qu’un prêtre gras et gros qui s’appelait Ntizihuwisize, parce qu’il blaguait souvent sur sa laideur.

Quand la population majoritairement hutu s’est rendue compte que les disparitions se faisaient sur base ethnique, elle s’est vengée en tuant l’unique tutsi qui se trouvait à Gisyo, dans la localité de Nteko, et qui s’appelait Muzamba. Les militaires qui avaient déjà opérée la purification ethnique en leur sein en assassinant tous les membres de l’ethnie hutu en peu de jours, par trahison, se ruèrent sur la population de ces zones et massacrèrent tous les mâles. Sur la colline de Kinga, qui a sa limite sur la rivière Nyawisesera, affluent de la Ruvubu, les femmes en furie brûlèrent le pont. A la fin du mois de juin, le chef d’Etat Major Général Thomas Ndabemeye vint en hélicoptère pour inspecter le beau travail de ses militaires. Les femmes tentèrent d’incendier l’avion avec des feuilles sèches de bananes. Du moins on racontait ces actes d’héroisme féminin. A Kinga toujours, un homme du nom Nyankurubike avait perdu ses fils, et lui on le cherchait sans relâche. On le trouva après quelques semaines, pendu sur son arbre de ficus (umumanda); son neveu, élève, qui survécut par miracle, devint en 1993 l’administrateur de la commune Gatara en la personne de Serge Sinumvayaha, mais lui aussi fut égorgé par les militaires dans les jours qui suivirent l’assassinat du président Ndadaye. Une fatalité.

En juillet 1972, les gens ont supplié le sorcier qui nous avait terrorisés depuis longtemps pour qu’il envoie la foudre sur ce campement militaire de Gisyo, mais il n’a pu rien faire. Et c’est à ce moment que nous avons découvert qu’il nous avait toujours menti. En août 1972, l’administrateur communal convoqua tous les étudiants en vacances pour les enregistrer. Les parents hésitèrent à nous y envoyer, puis se résolurent à nous accompagner. Ils nous enregistrèrent, puis nous laissèrent rentrer, à notre grand soulagement. Mais nous avions toujours peur que les militaires pouvaient nous collecter d’un moment à l’autre. Mon père décida que je devais rester à la maison. En effet, tous ceux que nous connaissions qui avaient étudié avaient péri. Il y a en particulier un certain Ndaruvukanye Lazare, qui avait l’habitude de venir de Bujumbura en avion petit porteur, et tournait au-dessus de notre colline et retournait à Bujumbura. Il y avait aussi un autre Lazare, fils du catéchiste Mariko, qui avait acheté un véhicule et venait en vacances.

On avait des militaires comme Liboire fils de Muyuku et son frère Bumende qui ont disparu à jamais; Robert fils du catéchiste Viviano, qui s’était marié en grandes pompes en 1966 et qu’on ne revit plus. Jean le directeur d’Ecole qui conduisait fièrement sa Vespa. Mais plus tard son fils Prosper deviendra ministre…

Deux ou trois familles de tutsi, revigorées par la présence des militaires se sont distinguées dans la chasse de leurs voisins hutu pour les porter à l’abattoir. Pour l’histoire, la mémoire collective retient les Masunzu de Mitari. Le peuple toutefois a déjà pardonné puisqu’il n’a pas fait de représailles et la cohabitation est devenue pacifique.

Traduit du Kirundi par Jumaine