Massacres, exclusions, frustrations, revanche… le Burundi traîne une histoire blessée. Le Professeur Bugwabari* plonge dans les sources de notre mal. Une analyse froide qui fait réfléchir.
Pr Nicodème Bugwabari, sociologue politique ©Iwacu
M. le professeur, le Burundi est un pays blessé, comment faire face à notre passé, nos blessures ?
C’est une question compliquée mais pour émerger le pouvoir doit résoudre un problème fondamental : la gestion de la mémoire pour prendre à bras-le-corps les difficultés politiques, économiques et sociales que connaît le pays. Nous avons et vivons une mémoire non maîtrisée.
Professeur, tout d’abord, que faut-il comprendre par « mémoire » ?
J’appelle mémoire, ce rapport avec le passé qui informe et donne forme au présent. La mémoire pourrait concerner plusieurs épisodes du passé mais on peut se rapporter à deux grandes épisodes : 1972 et 1993.
Pourquoi ces deux épisodes ?
Les événements de 1972 ont ébranlé tous les Burundais dont les élites. Ce n’est pas pour rien qu’on parle de ’’Ikiza’’, la catastrophe. Cette ’’Ikiza’’’ informe, dans le sens de donner forme, le présent. Elle est en étroite relation avec les événements sanglants de 1993. Nous souffrons encore et encore des séquelles de 1972. Cela fait partie de ce que l’on appelle ’’mémoires faibles’’, c’est-à-dire les mémoires qu’on ne peut pas exprimer dans l’espace public. Il y a refoulement. Lorsque, ceux qui vivent, la mort dans l’âme, cette mémoire comme des victimes, parviennent à se hisser au pouvoir, ils sont parfois tentés par un certain esprit de revanche et de négation d’autres mémoires.
Comment cette mémoire a été gérée ?
Cette mémoire de 1972 a été sous différentes Républiques, une mémoire faible jusqu’aux élections de juin 1993. Du temps de Micombero, il était impossible de parler des événements d’avril – mai 1972. Interdiction de pleurer ses morts ou de faire le deuil. Et sous Bagaza, c’était l’idéologie du développement, c’était l’ère de la ’’burundité’’, on ne pouvait pas évoquer les mots ’’Hutu’’ ou ’’Tusti’’.
Rumonge avril 1972, toutes ces personnes ligotées périssent
Taire la question ethnique arrangeait les choses ?
Les Hutus vivaient dans le ressentiment, rongés par une violence intérieure, rentrée. Et comme conséquences, lors de la catastrophe d’octobre – novembre 1993, il y a eu extermination de Tutsi à grande échelle. Quand on parle du 21 octobre 1993, la tendance est de se souvenir de l’assassinat du premier président hutu démocratiquement élu tout en oubliant cette mémoire de 1993. Cette mémoire de 1972 est fondatrice des problèmes actuels tout comme celle de 1959 au Rwanda voisin.
Les cas rwandais et burundais sont semblables ?
On ne peut pas parler de 1972 sans parler de l’anti-modèle politique rwandais avec ce coup d’Etat de Kayibanda, l’auteur du Manifeste des Bahutu de 1957, l’acte fondateur d’une sorte d’apartheid.
Cette mémoire de 1972 mal maîtrisée provoque ce qu’on appelle en sociologie politique ’’frustration relative’’ de la part des élites hutu montantes car il n’y a pas eu de ’’circulation de ces élites’’. D’après le sociologue Vilfredo Pareto, un pays ne connaît de stabilité que quand il y a ’’circulation des élites’’, quand elles peuvent accéder à des postes importants. Les Hutu ne pouvaient pas espérer être promus ministres, ce qui n’était pas le cas pour les Tutsi. Cet écart ou ce différentiel quant au degré d’aspiration crée cette ’’frustration relative’’.
Les différentes Républiques qui se sont succédé étaient sous le sceau d’une ’’tutsicratie’’, à quelques exceptions près. Avant 1972, ce n’était pas pareil. Après ces événements sanglants caractérisés par le massacre des intellectuels hutu, cette ’’tutsicratie’’ a peur du ’’péril hutu’’.
Pouvez-vous expliquer davantage les ressemblances entre les cas burundais et rwandais ?
Il y a entre le Burundi et le Rwanda une sorte de ’’jeu de miroirs’’, comme le dirait le politologue René Lemarchand. Ce qui se passe au Rwanda se reflète sur le Burundi et vice versa.Il n’y a eu circulation des élites hutu qu’avec la politique dite d’unité nationale après les événements de Ntega et Marangara. Cela s’est poursuivi après les élections de juin 1993, même s’il y a eu des problèmes.
Est-ce que cela constitue la genèse des problèmes que le Burundi connaît ?
Les élites hutu au pouvoir à l’époque avaient vécu cette longue frustration. On les a entendus clamer haut et fort comme un cri de victoire : ’’Twari twaranizwe’’ (Nous étions opprimés). Il y a aussi cet ouvrage évocateur des années 1990 de Melchior Mbonimpa : Hutu, Tutsi, Twa, pour une société sans castes au Burundi où l’on parle des ’’dos courbés depuis plus de 400 ans’’, c’était l’idéologie du Palipehutu.
Les élites au pouvoir ont vécu une certaine socialisation familiale, politique, religieuse au niveau de la mémoire. Dans la famille, on leur a dit ce qui s’est passé. Il y a des jeunes Hutu qui ne sont pas allés à l’école après 1972 parce que « ceux qui y étaient ne sont jamais revenus ». Parmi les cadres sociaux de la mémoire, il y a surtout la famille, la politique et la religion.
Et qu’en est-t-il des élites actuelles du CNDD-FDD ?
Ils font partie de cette mémoire douloureuse de 1972. Parmi eux, il y en a qui ont souffert de la balkanisation de la ville de Bujumbura. Ces élites sont pour le moment au sommet de l’Etat. Le passé de ces élites est jalonné de dates pénibles comme 1972, 1993, 1995, etc. Au campus Mutanga, il y a des étudiants qui ont été tués dans la nuit du 11 au 12 juin 1995, ce problème est très fort, la plupart des rescapés ont directement gagné le maquis, un autre cadre de la mémoire, une autre forme de socialisation.
Quelles sont les conséquences du maquis sur ces gens ?
La vie quotidienne au maquis est très difficile. La mort est imminente, la violence est omniprésente : celle qu’on subit et celle que l’on inflige. Il y a une culture de la violence au maquis.
Comment on supporte la perspective d’une mort violente toujours imminente ?
On la supporte parce que quelqu’un d’infiniment plus grand que vous vous fait supporter cette violence. On s’en remet à Dieu. La guerre étant censée être juste, la violence devient légitimée, cette guerre a été lancée selon les vœux de Dieu. Même la violence qui est infligée à d’autres est faite au nom de cette guerre juste. Ce sont là de grands processus de légitimation de la guerre violente. La religion vous met un baume au cœur, adoucit la violence subie et infligée parce que c’est une violence faite au nom de Dieu. Cela résume la religion du maquis. Elle est aujourd’hui transférée dans l’espace public.
La religion du maquis est aujourd’hui transférée dans l’espace publique. Expliquez-nous professeur !
L’homme qui était religieux au maquis ne cesse pas de l’être le lendemain. C’est Dieu qui est censé lui avoir donné la victoire. Lorsque le président Nkurunziza a prononcé son premier discours lors des cérémonies d’investiture, il a fait entendre que c’était une prédiction. Ceci était dans les plans de Dieu comme ce refrain fétiche du parti présidentiel : « Warakoze Mana integuro yawe ni nziza » (Merci Seigneur pour ton bon plan). En homme de foi, ils sont convaincus de ce qu’ils disent. Tout cela est dangereux.
Comment ?
Le Burundi est un Etat dit laïc mais lorsque le pouvoir met partout la divinité, cela devient inquiétant, il y a une légitimation religieuse du politique. Ceci est plus profond qu’on ne le pense. Il ne faut pas perdre de vue que nous avons une population religieuse, non pas dans le sens de la bonté ou de la fraternité mais dans les rapports verticaux, qui peuvent mener à la violence au nom de Dieu.
Lorsqu’ils sont sortis du maquis et qu’ils ont gagné les élections en 2005, c’était par la volonté divine. Et c’est ce Dieu qui est partout dans l’espace public aujourd’hui.
Quelle est l’implication de tout ceci ?
Les implications sont énormes. Face aux grands problèmes de l’heure, la réponse habituelle est que tout va bien se passer : « Les élections de 2015 se passeront bien, Dieu n’est-il pas notre témoin ? » C’est une légitimation religieuse du futur.
Ceci provient-il de cette mémoire religieuse du maquis ?
Lorsque les anciens rebelles ont pris le pouvoir, ils affichaient une sorte d’orgueil, un orgueil d’avoir lutté contre une dictature, d’avoir ramené la démocratie étranglée le 21 octobre 1993. Ils ont la conviction d’avoir réalisé quelque chose d’extraordinaire par la violence et par la force. Avec cette légitimation religieuse, Dieu était présent.
Les élites politiques actuelles sont alors convaincues d’être partout dans la vérité, puisque Dieu est de leur côté. C’est pourquoi, elles ne veulent pas entendre les voix dissonantes, elles n’écoutent pas l’autre. Elles ne veulent rien entendre de l’opposition encore moins de la société civile. Elles prêtent peu d’attention aux médias. Des journalistes peuvent se retrouver en prison puisque ces élites sont dans la vérité et qu’il n’y a pas d’autres vérités que la leur. La place de l’autre n’existe pas. Il y a un quasi parti unique.
Cette mémoire douloureuse mène à une sorte de cécité face aux grands problèmes. On comprend mal, par exemple, la démarche actuelle de la CNTB (Commission Nationale Terres et autres Biens) qui risque de grever la paix, de mettre à mal les efforts de réconciliation. Ces élites diront que le grand nombre de la population burundaise adhère à cette politique.
Est-ce qu’il n’y a pas risque de fausser le processus de Justice de transition ?
Cette mémoire jadis faible devenue aujourd’hui une mémoire forte, celle des ténors du CNDD FDD, cherche toujours à nier d’autres mémoires qui sont devenues pour le moment des mémoires faibles. C’est l’exemple des événements d’octobre – novembre 1993 où des Tutsi ont été massacrés à grande échelle. Il y a une volonté sournoise de tuer cette mémoire qui n’est plus forte. Annoncer, par exemple, qu’en décembre 2012, il en sera fini avec les camps des déplacés s’inscrit dans cette démarche.
Quid alors de la CVR dans ces conditions ?
Si l’on tente d’effacer une mémoire ou des mémoires, il est clair que la Commission Vérité et Réconciliation n’aura pas la tâche facile parce que la politique actuelle, cette mémoire forte, essayera de contrôler et de diriger d’une main de maître tout ce processus.
Un autre problème, qui veut aujourd’hui parler de l’assassinat du président Ndadaye puisque certaines élites de l’UPRONA se sont mouillées jusqu’au cou? Et qui veut parler des événements d’octobre – novembre 1993 puisque certaines élites hutu de l’époque se sont mouillées jusqu’au cou? Il n’y a qu’à voir le rôle joué par les administrateurs communaux à cette période. Tout ceci rend mal aisé l’implantation de cette CVR et de son travail : certaines élites ne veulent pas voir en face ce qui s’est passé.
Vous dressez un tableau fort sombre…
Réaliste. L’incompétence et la mauvaise communication politique actuelle de certaines élites conjuguées à la corruption, font que le Burundi ne s’en sort pas. En sciences politiques, la parole d’un dirigeant est importante parce qu’il a le monopole de la violence physique légitime et de la parole d’autorité. Celle-ci doit avoir une forte charge symbolique positive qui n’existe pas aujourd’hui. C’est le cas de Businde et de ce ministre justifiant la vente du Falcon 50, ou encore de cet ancien président du parti présidentiel parlant des journalistes dans une allégorie maladroite : « Gahanga wishwe n’iki ? » Pas rassurant.
Un mot sur la corruption ?
La corruption gagne du terrain, des maisons d’un luxe insolent poussent comme des champignons. C’est peut-être la matérialisation du slogan ’’Twari twaranizwe’’ (Nous étions opprimés). C’est cela les conséquences de la mémoire mal maîtrisée, de la circulation des élites. Il y a un autre problème énorme d’extraction du personnel politique dans la société. Pourtant, le pays en regorge et le pouvoir actuel gagnerait en cherchant un personnel politique beaucoup plus compétent. Il pourrait alors sortir le pays de l’ornière.
Pour inverser la tendance, il faut accepter l’autre comme différent, il faut entendre ici toutes ces voix qui s’élèvent pour dire non. Il faut les accepter positivement, prendre leurs critiques pour des critiques constructives.
Quid de la question ethnique, que certains disent résolue…
Effectivement, pas mal d’analystes avaient cru voir l’avènement de la déconstruction des identités ethniques au profit des identités politiques, partisanes mais ils n’ont plus cette illusion des débuts du pouvoir du CNDD FDD. Ces identités ethniques sont à l’honneur dans certains organes, elles déterminent l’accès au travail dans plusieurs ministères où il y a des postes juteux.
Est-ce que les mécanismes de justice de transition peuvent changer cet état des choses ?
Bien sûr, si ce processus est bien conduit, ces mécanismes peuvent être une forme de remède mais si la question de l’incompétence de certaines élites politiques est résolue. Tout part de là. C’est une nouvelle circulation des élites politiques qui va régler le problème. Et ce sont des élites compétentes, clairvoyantes qui pourront bien gérer cette mémoire mal maîtrisée, source des problèmes que nous connaissons aujourd’hui. La Justice transitionnelle ne peut pas exister sans une bonne gestion de la mémoire, de toutes ces frustrations des élites hutu et d’une grande majorité de Tutsi.
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