La défaite de Khalifa Haftar aux portes de la capitale, après plus de 14 mois de guerre, rebat les cartes et oblige les différents intervenants dans le dossier libyen à se repositionner. Cette défaite ouvre la voie à une nouvelle phase dans cette guerre, qui n’est pas terminée, et qui risque de compliquer davantage la situation. Certains observateurs craignent que l’unité territoriale du pays, dont les institutions sont divisées, ne soit sérieusement menacée suite à la nouvelle partition décidée par Moscou et Ankara en Libye comme en Syrie.
En perdant Tripoli, le maréchal Haftar a perdu de sa puissance, il se trouve aujourd’hui dans une position difficile. L’homme fort de l’est libyen est affaibli. Le gouvernement d’entente nationale -(GNA) qui s’oppose à lui– a saisie l’occasion et exige son éviction de la vie politique. Selon les maitres de Tripoli : ce n’est pas un homme de confiance et on ne plus discuter avec lui. Tripoli réclame de pouvoir discuter avec un autre représentant de Benghazi lors des prochaines négociations entre les deux camps.
L’Égypte et la Russie, alliés du général Haftar, préfèrent désormais discuter avec le chef du Parlement, Aguila Saleh, qui s’est différencié de Khalifa Haftar en lançant une initiative pour la paix et en refusant d’abandonner l’accord politique de Skhirat, comme l’a fait récemment le maréchal Haftar.
Pour Hasni Abidi, politologue spécialiste de la Libye, ce dernier n’a pas su saisir sa chance : « Le maréchal Haftar est dans une position très délicate, il est dans une situation affaiblie face à ses alliés internationaux et régionaux, mais aussi face à sa base à l’est de la Libye, qui soit militaire, tribale ou notable et qui constitue une base sociale importante. La défaite militaire de Haftar, à Tripoli, a réduit ses chances de devenir l’homme fort de la Libye. Le maréchal Haftar a commis deux erreurs stratégiques : la première, un assaut contre Tripoli sans l’avis de ses partenaires, et la deuxième erreur c’est d’avoir boudé deux rendez-vous importants, celui avec le président Poutine et l’accord qui a été signé et bien sûr la conférence de Berlin. Il a osé sécher un rendez-vous avec la chancelière. Cette gestion solitaire de la crise libyenne avec le maréchal Haftar est très coûteuse sur le plan diplomatique. »
Montée en puissance turc et russe
Khalifa Haftar a également été directement visé par l’importante intervention militaire turque. Des centaines de drones, des milliers de mercenaires syriens, et des agents de renseignement turcs ont été dépêchés par Ankara en Libye pour aider le GNA à vaincre l’ANL, l’Armée nationale libyenne qu’il dirige. Ce qui a fait pencher la balance des forces de Tripoli. L’engagement militaire turc s’est accentué en l’absence d’une position européenne commune et forte.
L’Europe n’a pas su imposer un cessez-le-feu. Elle n’a pas réussi non plus à pousser à organiser des élections en Libye. Les Occidentaux sont restés divisés au sein de l’ONU et de l’Otan, des failles qui ont permis cette montée en puissance de la Turquie et de la Russie en Libye. La Russie a certes appuyé son allié Khalifa Haftar, mais sans le même engagement de la Turquie en Libye. Les deux puissances soutiennent deux camps opposés et cherchent à asseoir leur influence dans ce pays riche en matières premières et où ils souhaiteraient s’installer durablement militairement et économiquement.
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Pour Jean-Sylvestre de Mongrenier, chercheur à l’Institut Thomas More, la situation en Libye risque de s’aggraver : « La Turquie et la Russie sont passées au premier plan. Les deux puissances sont engagées dans une rivalité-coopération. Certes elles s’opposent, mais elles sauront toujours s’entendre pour évincer les Occidentaux. Et en cela le parallèle avec la Syrie s’impose, même si, bien sûr, il y a des dissemblances. Sur le terrain, la partition est une situation de fait et l’avenir ne semble pas être celui d’un conflit gelé. Les opérations continueront. Alors quels sont les objectifs de ces deux puissances la Turquie et la Russie ? Elles veulent étendre leur pouvoir, leur présence, leur influence en Afrique du Nord comme au Moyen-Orient dans la plus grande Méditerranée. En général il s’agit d’acquérir des positions, de les consolider, de prendre l’avantage c’est à dire qu’elles s’inscrivent dans une logique de politique de puissance.
Ce qui est sidérant dans cette affaire, c’est l’absence des pays européens, leurs divisons, alors que tout ceci se produit dans l’environnement géopolitique immédiat sur le flanc sud de l’Europe. »
Décrite par Winston Churchill, lors de la Seconde Guerre mondiale, comme le « ventre mou du crocodile européen », la Libye est devenue une carte aux mains de la Turquie à travers laquelle elle pourrait exercer des pressions sur l’Europe. Les Européens redoutent que le président Recep Tayyip Erdogan n’utilise la carte de migrants en Libye comme il l’a fait en mars dernier en ouvrant sa frontière avec la Grèce et en encourageant des milliers de migrants à affluer vers cette frontière pour aller en Europe.
Ildephonse Murayi-Habimana