Le Burundi aurait-il mis fin au règne de l’Égypte sur le cours du Nil ? L’Humanité, 7 Juin 2014 L’Égypte n’est plus seule à décider du cours du Nil

L’Égypte n’est plus seule à décider du cours du Nil

Depuis 2011 et l’annonce par l’Éthiopie de la construction d’un barrage sur le Nil Bleu, l’Égypte a perdu sa mainmise historique sur le fleuve. La peur de manquer d’eau rattrape le pays des pharaons, qui doit faire face à une nouvelle donne géopolitique où la dialectique entre pays d’amont et d’aval ressurgit.

Le Burundi aurait-il mis fin au règne de l’Égypte sur le cours du Nil par une simple signature en bas d’un morceau de papier ? La question se pose, tant l’arrivée en 2011 de ce sixième acteur – après l’Ouganda, le Kenya, le Rwanda, la Tanzanie, et l’Éthiopie en 2010 – au sein du «nouvel accord-cadre de coopération du bassin du Nil» fait des remous au Caire. [Photo : le barrage créé pour dévier le lit du Nil Bleu à Guba, en Ethiopie]

Désormais, au regard du droit international, ces six pays ont le droit de prendre des décisions sur le partage des eaux du Nil, faisant concurrence à un autre accord bilatéral datant de 1959 permettant à l’Égypte et au Soudan de se partager presque exclusivement les 84 milliards de mètres cubes annuels du fleuve : 55,5 milliards de mètres cubes attribués à l’Égypte pour 18,5 milliards de mètres cubes au pays des pharaons noirs. Le reste s’évaporant notamment au niveau du lac Nasser dans les limbes juridiques.

Cet accord de principe n’a cependant jamais été avalisé par la communauté internationale… ni remis en cause. Les autres pays nilotiques n’ayant donc tacitement aucun droit.

En attendant, depuis 2011 Addis-Abeba, qui a poussé à la création de ce nouvel accord, fait valoir les siens, annonçant la construction du barrage de la Renaissance sur le Nil Bleu… dont l’Égypte est tributaire à 87%. La peur ancestrale de manquer d’eau a aussitôt refait surface en Égypte, où la quasi-majorité de la population vit sur les rives. Le fleuve assure au pays 95% de ses besoins hydrauliques, le reste provenant d’eaux souterraines. Les eaux du Nil sont par ailleurs une source unique pour l’irrigation agricole (de 85% à 90% des eaux sont consacrées à la production). Elles servent également à l’ensemble de l’économie du pays : navigation commerciale intérieure, tourisme, production d’électricité et industries.

Deux autres événements concomitants à la signature du Burundi ont considérablement fragilisé l’Égypte et nourri l’inquiétude sur ce dossier nilote : l’indépendance du Soudan du Sud et l’instabilité politique qui secoue Le Caire. Le partage des eaux du Nil a été l’un des points d’achoppement de la politique des Frères musulmans arrivés au pouvoir en juin 2012.

Les premiers temps, le gouvernement Morsi avait tenté de rompre avec la politique de fermeté menée pendant trente ans sous le régime de Moubarak, optant pour une diplomatie plus ouverte vis-à-vis d’Addis-Abeba avant de tomber dans le piège de l’«hydronationalisme», faisant du partage des eaux du Nil un problème de sécurité nationale plutôt que politique. Et cela au détriment de l’armée, qui jusqu’à aujourd’hui a toujours été maître de la question en Égypte.

Ce trou noir diplomatique a évidemment profité à l’Éthiopie ces derniers mois, de même que l’indépendance du Soudan du Sud intervenue en juillet 2011. Alors même que le régime de Khartoum a toujours suivi Le Caire sur les questions nilotiques, Djouba aurait d’ores et déjà fait le pari de rejoindre le nouvel accord-cadre de coopération du bassin du Nil. Ce qui pourrait entraîner le Soudan du Nord dans le mouvement et rendrait officiellement caduc l’accord de 1959.

L’Égypte, isolée, se verrait ainsi forcée de rejoindre les autres membres de cet accord et de redonner corps à Initiative du bassin du Nil, créée en 1999 et regroupant 9 pays (Burundi, République démocratique du Congo, Égypte, Éthiopie, Kenya, Rwanda, Soudan, Tanzanie, Ouganda). Cette coopération a vu naître des projets dans des pays en amont avec «l’aval» de l’Égypte : développer les ressources hydrauliques du bassin de Mara (Kenya et Tanzanie), celles du Sio Malaba Malakisi au Kenya et en Ouganda ; ou encore des projets hydroélectriques sur les chutes de Rusumo qui courent entre le Rwanda et la Tanzanie.

C’est d’ailleurs sur la question énergétique que l’Éthiopie – qui n’utilise à l’heure actuelle que 0,3% de l’eau du fleuve – compte bien convaincre l’Égypte : le barrage de la Renaissance qui devrait produire 6 000 MGW d’électricité pourrait être un fournisseur privilégié pour le nouveau régime du maréchal Al Sissi. Reste, pour Addis-Abeba, à rassurer le nouvel homme fort du pays des pharaons. L’Éthiopie veut remplir en dix ans une retenue de 63 milliards de mètres cubes, soit 10% du débit annuel du Nil pour l’Égypte. Le Caire, de son côté, souhaiterait que le remplissage se fît sur vingt ans pour éviter une pénurie d’eau aux 80 millions d’Égyptiens qui utilisent 100% des capacités du fleuve.

Stéphane Aubouard