L’homme dont nous faisons mémoire aujourd’hui était un leader charismatique aux multiples talents. J’ai eu le privilège de le connaître et je m’en vais témoigner en sa faveur.
La première fois que je l’ai rencontré, nous étions de jeunes étudiants de l’école secondaire. Il était à l’école normale de Gitega et moi au petit séminaire de Mugera. Nous nous retrouvions, pendant les grandes vacances, à la paroisse de Mbogora pour préparer la traditionnelle fête des parents, et organiser des parties de football opposant les étudiants aux employés de la commune de Nyabihanga. La belle époque ! Si nous savions ce qui nous attendait ! Cette jeunesse insouciante allait être gravement meurtrie par le génocide de 1972. L’école normale de Gitega paya un lourd tribut. Plusieurs jeunes de la classe de Melchior sont arrachés des bancs de l’école et conduits à la mort. Pour les étudiants les plus actifs, les meilleurs de la classe, les sportifs, les dégourdis …il fallait se terrer dans un trou ou trouver le salut dans la fuite.
Melchior prit la route de l’Est vers la Tanzanie et moi la route de l’Ouest vers le Zaïre. Par un pur hasard, nous nous sommes retrouvés 3 ans plus tard, en 1975, au Rwanda, heureux d’avoir survécu. Lui avait transité par le camp de Rilima et logeait chez les Frères de la Charité. Moi je rentrais de Bukavu et commençais mes études de théologie au grand séminaire de Nyakibanda.
Là au sud du Rwanda, nous avions régulièrement de la visite en provenance du Burundi. Quand quelqu’un de la famille Ndadaye venait, il avait un message pour moi. Et quand mes parents passaient, ils portaient un message pour Melchior. Nous nous étions liés d’amitié, nous les enfants de l’exil et nos familles restées au pays.
La ville de Butare berça nos rêves d’un monde meilleur et nourrit nos recherches de jeunes universitaires. Melchior était un étudiant brillant. Il aimait beaucoup la lecture, pas des romans d’aventure mais du costaud, de l’histoire et de la philosophie. Ce qui ne l’empêchait pas d’être un bon sportif. Il pratiquait le karaté. Nos fréquentes soirées d’échange portaient sur le marxisme-léninisme, une conception du monde et de la société qui était en vogue chez les jeunes !
Melchior exposait volontiers ses idées et, autour de lui, nous étions une petite équipe à l’écouter et à lui poser des questions. J’avais la lourde tâche de défendre la religion, perçue dans l’univers marxiste comme « opium du peuple ». Toutefois nous étions tous d’accord sur le fait que la lecture marxiste du monde offrait une clé d’analyse des dysfonctionnements de la société burundaise. Un prolétariat s’était créé et souffrait des exactions d’un capitalisme oppresseur. La question ethnique n’étant qu’une simple conséquence de cet état de fait.
Melchior était animé d’une grande passion et s’engageait à chercher les voies et moyens de changer la société burundaise, d’arrêter les massacres cycliques qui visaient la classe ouvrière et de fonder une société juste et prospère.
Il disait, en paraphrasant Archimède : « Donnez-moi un point d’appui et je transformerai la société burundaise ». Ce point d’appui, il le trouvera dans le marxisme-léninisme scientifique, entendez le matérialisme dialectique qui met en œuvre la révolution prolétarienne. Avec cette soif d’un savoir pratique, il admirait le combattant Che Guevara et reçut avec empressement les enseignements du brésilien Paolo Freire qui, dans les années 70, inventait la pédagogie des opprimés, la conscientisation du peuple et la révolution.
Le projet de Ndadaye avait déjà mûri quand on se quittait en septembre 1982. J’allais poursuivre mes études à Rome. Et lui préparait déjà son retour au Burundi. Il me proposa de lui vendre ma grosse moto Suzuki et promit de la payer par tranches. Il a tenu parole. C’est très important pour moi. Cela montre à quel point cet homme était honnête. Un autre Burundais aurait disparu dans la nature sans rien payer. Avec cette moto, Melchior a parcouru tout le Burundi, réveillant la population devenue fataliste face à l’oppression de la dictature militaire.
Melchior avait un précieux talent : un orateur de haut vol qui trouvait des mots justes, des mots qui allaient droit au cœur des gens. Kanura burakeye ! (Réveillez-vous, le jour se lève) ! Mwese mugende muhagaze bwuma (Debout ! Soyez fiers de ce que vous êtes) ! Ndadaye s’engageait à guérir les Burundais de leur maladie ethnique, en soignant d’abord les cœurs blessés !
Il savait que faire de la politique, c’est être à l’écoute des gens, se mettre à leur niveau, « à hauteur d’humanité ». Il avait de l’estime pour chaque personne qu’il rencontrait. Il allait jusqu’à partager sa bière avait le domestique qui lui préparait ses repas et lavait son linge. Jamais d’arrogance, jamais de mépris. Toujours attentif au besoin de l’autre. Toujours bienveillant !
Voilà pourquoi en ce jour de commémoration, je vous propose ce texte de saint Paul : « Ayez à cœur tout ce qu’il y a de vrai et de noble, tout ce qui est juste et pur, tout ce qui est digne d’être aimé et honoré, tout ce qui s’appelle vertu et qui mérite des éloges ! Et la paix de Dieu, qui dépasse tout ce qu’on peut concevoir, gardera vos cœurs ! »
Melchior me fait penser à ces disciples que Jésus envoyait au-devant de lui pour annoncer la paix. Son projet, ce n’était pas de « se faire de l’argent », de se construire une jolie maison ; çà aurait été trahir le peuple et reprendre la place du capitaliste qui écrase l’ouvrier. « Ne portez ni bourse, ni sac, ni sandales ».
Prions pour que nous ayons de bons politiciens comme le président Ndadaye. Imaginez un instant que Ndadaye soit encore en vie. Il a 68 ans. Il est en bonne santé. Il y a longtemps qu’il a quitté la présidence. Volontairement. Pour laisser jouer l’alternance démocratique. Il s’est installé en pleine campagne et anime une grosse coopérative, comme moteur de transformation socio-économique. Que de rêves brisés ! Tuer un homme de cette trempe, quel gâchis !
Ndadaye est mort dans des conditions révoltantes. Les Burundais, nous avons un grave défaut : nous ne savons pas exprimer nos émotions publiquement. Un peuple qui a souffert a besoin de faire mémoire pour avancer. Comme Israël qui chaque année célèbre sa sortie d’Egypte. Nous n’avons pas à avoir honte de rappeler notre histoire blessée. Au Burundi la CVR met à jour les ossements de nos pères, de nos oncles et de nos camarades massacrés en 1972. On n’entend aucune réaction. Qu’est-ce qu’on s’en fiche ? Dites-moi si je me trompe ! Le gouvernement ne réagit pas. Le parti au pouvoir est aux abonnés absents. Le Parlement a reçu le rapport de la CVR en janvier dernier mais n’a pas tiré toutes les conclusions qui s’imposent. Seul le président du Sénat a eu l’amabilité de nous convoquer à cinq conférences à la fin du printemps. J’y suis allé. Mais l’affaire n’a pas eu de suite. Et le peuple reste silencieux, apathique ! Ceux qui en parlent font exception. Comme vous qui êtes venus commémorer ce 21 octobre ! Serions-nous devenus un peuple malade, insensible à la morsure de la mort, au deuil qui nous frappe ? Si nous ne savons pas nous incliner devant ces ossements, toutes appartenances ethniques ou sociales confondues, nous allons sombrer dans l’insignifiance et la barbarie ! J’en appelle à une prise de conscience salutaire ! Burundi lives matter ! S’il vous plaît !
L’ignoble assassinat de son Excellence le Président Ndadaye, de ses proches collaborateurs et d’une immense foule d’électeurs ne peut pas être une parenthèse dans l’histoire du Burundi. C’est un épisode qui doit retenir notre attention de patriotes, d’humanistes, de chrétiens et d’artisans de paix !
Je vous remercie !