Jean-Christophe Rufin, le docteur de Musongati Paris Match, 06 juillet 2014
MÉDECIN BLANC, COEUR NOIR
Académicien, ambassadeur, couvert d’honneurs, il reste avant tout un médecin. Depuis plusieurs mois, retour aux sources au Burundi.
Sur les bords du lac Tanganyika, le 10 novembre 1871, lorsque le -reporter Henry Stanley, au terme d’un long périple, retrouva David -Livingstone, missionnaire écossais porté disparu depuis cinq ans alors qu’il recherchait les sources du Nil, il lui adressa une phrase passée à la postérité : « Dr. Livingstone, I presume. » Près d’un siècle et demi plus tard, apercevant à la lumière des phares le colosse blanc campé au milieu de la piste, dans ce village burundais perdu à quelques dizaines de kilomètres seulement du site de l’historique rencontre, on est tenté de le saluer sur le même mode : « Dr Rufin, je suppose. » [Photo : Au chevet de Fiston, un petit garçon de 4 ans grièvement brûlé aux jambes par la chute d’une bassine d’eau bouillante.]
Mais Jean-Christophe Rufin n’est ni David Livingstone ni Albert Schweitzer. Il a beau aimer l’Afrique et les Africains, le prosélytisme religieux du premier et le paternalisme du second lui sont étrangers. Et si depuis des mois son portable sonne aux abonnés absents, si les e-mails qu’on lui adresse demeurent sans réponse, ce n’est pas en raison d’une mystérieuse quête des commencements, mais d’un -retour aux sources. « Depuis plusieurs -années, j’exerçais des métiers qui n’étaient pas les miens. J’ai dirigé des ONG, j’ai été ambassadeur, journaliste… J’ai fini par avoir le sentiment que ma place était sur le terrain, avec ma blouse blanche. Je suis et demeure médecin. Je courais vers la nouveauté, par défi ; aujourd’hui, j’aspire à revenir aux fondamentaux. »
« LE MÉDECIN BLANC »
Pour rejoindre le « muganga musungu », le « médecin blanc », comme on le surnomme ici en swahili, il faut quitter Bujumbura et escalader la ligne de crête qui sépare les bassins du Congo et du Nil, à 2 600 mètres d’altitude. Profitant de l’aubaine d’un ticket retour à moindre peine, des cyclistes clandestins s’arriment à la roue de secours du 4 x 4, pour mieux -dévaler ensuite la pente en sens inverse, leurs vieux clous chargés d’un amoncellement précaire de régimes de bananes. Juchés sur de lourds vélos « made in China », ces intrépides fournissent un contingent non négligeable de graves fractures que traite le Dr Rufin. Le col franchi, on bascule vers un paysage d’eden, plateaux en étages forés de -rivières dont les berges sont plantées de cultures maraîchères. Au détour d’un -virage, une piste insoupçonnable mène, au terme de 17 kilomètres de cahots, au village de Musongati. C’est là, non loin de la frontière tanzanienne, que s’est installé le Prix Goncourt, ancien ambassadeur et académicien, dans un couvent de sœurs carmélites apostoliques qui gèrent l’hôpital. « Il m’a appelé en début d’année en me faisant part de son désir de renouer avec la blouse blanche », raconte à Bujumbura son ami Guy de Battista, ancien-militaire rencontré dans les années 1990 à Sarajevo.
« J’ai demandé à Jean-Christophe s’il n’était pas plus simple de s’adresser à des ONG, qu’il connaît bien pour en avoir cofondé certaines. Il m’a répondu qu’il ne voulait pas de mission exploratoire, de rapport que personne ne lirait, mais d’un retour à la base, comme généraliste. J’ai contacté les sœurs, qui ont accepté d’emblée. » Logé dans une chambre chichement meublée d’un lit trop étriqué pour coucher son 1,87 mètre et d’un bureau spartiate sur lequel il prépare, le soir, son discours de réception de Dominique Bona à l’Académie française en octobre, cet insomniaque assumé se réjouit d’une existence monacale ponctuée par les offices, des laudes aux vêpres. « Cela me rappelle ma traversée vers Compostelle. J’aime ce genre de retraite, le silence, l’expérience existentielle de la solitude, la vie rythmée par l’écoulement des heures. » Il entretient avec les sœurs des rapports non dépourvus d’humour, en dépit de certaines incompréhensions. Comme ce jour où, ayant ramené de France une rare bouteille de bordeaux, il a assisté, impuissant, à une dégustation du précieux breuvage accompagné de Fanta. Mais ce qui lui procure « un plaisir fou », c’est d’avoir renoué avec l’exercice de la médecine. « Il y a des choses, qu’on absorbe à certains moments de la vie, qui deviennent constitutives de soi. C’est le cas avec la médecine : j’en retrouve les réflexes, les raisonnements, une manière d’approcher les gens. »
LA VIE SURGIT
Il a beau avoir une spécialité, la neurologie, il n’a jamais été à l’aise avec la sophistication tout occidentale de son art. Ce qu’il affectionne, c’est regarder, toucher, écouter. A l’hôpital de Musongati, cette médecine empreinte d’humanisme prévaut. « J’ai commencé par observer les praticiens burundais. Très bien formés, rigoureux, ils partagent nos traditions, la plupart de leurs professeurs ayant étudié en France. C’est une médecine efficace, basée sur l’examen clinique, car ils n’ont pas les moyens de pratiquer beaucoup d’analyses complémentaires. » A l’exception des épilepsies et de quelques accidents vasculaires, il n’a guère l’occasion d’exercer la neurologie. Le lot commun, à Musongati, ce sont les maladies infectieuses et parasitaires, le paludisme, la -tuberculose, les hépatites et le sida : 120 patients sont ici sous antirétroviraux. « Jean-Christophe a le contact facile avec les malades, explique Landry, un des trois médecins burundais. Il a un don particulier pour dédramatiser la situation face aux patients infectieux. »
Comme avec Gratien et Luc, 70 et 68 ans, deux compères tuberculeux aux radios des poumons « historiques », qui ne parviennent pas à cracher depuis leur hospitalisation. Pour recueillir les précieux bacilles de Koch, Jean-Christophe a donc organisé un concours de crachats, avec un poulet en guise de gros lot. La stratégie s’est révélée payante. Depuis son arrivée, il a vu disparaître plusieurs malades. Le dernier en date était un petit garçon, amené avec un ventre énorme, des œdèmes aux membres inférieurs, qui a succombé dans la nuit à une septicémie. Il lui a fallu se mettre à distance, comme lors de ses premières gardes d’interne à l’hôpital Rothschild. « Le deuil n’est pas plus facile ici qu’en Europe, mais il s’inscrit dans l’ordre de la vie. Il y a, chez nous, une intolérance totale à la souffrance et à la mort, perçue comme une injustice suprême. Ceux que je vois s’éteindre ont eu une existence proche de la terre. Pour eux, mourir c’est retourner à cette terre qu’ils ont tant travaillée. » C’est avec le même naturel que surgit la vie.
A Musongati, les naissances sont nombreuses. « Le début de l’automne correspond à la saison des amours. Alors, en ce moment, nous avons jusqu’à six bébés par jour », s’amuse sœur Yvonne qui gère l’hôpital. Le « docteur blanc » s’est approprié l’échographe et ne cesse de s’émerveiller de ses découvertes. Comme avec Eudes, une jeune femme venue consulter pour un retard de règles de huit jours, qui se révèle enceinte de 8 mois. « Hier, explique-t-il, j’ai reçu une mère qui arrivait de sa campagne après avoir accouché. Le placenta était toujours en place. A l’échographie, j’ai découvert un second bébé ! Comme il s’agit de prématurés, nous avons décidé de le laisser “maturer” quelques jours. Résultat : cette femme va finalement accoucher de jumeaux nés avec plusieurs jours d’écart ! »
IL EST VENU S’ENQUÉRIR D’UNE AUTRE VÉRITÉ
Jean-Christophe Rufin aime ces gens, leurs vertus sublimées par la précarité de leurs destinées. Il les aime aussi parce qu’ils constituent le meilleur remède à la fatale incuriosité qu’engendre une existence déjà meublée, dans ses moindres recoins, par les contingences de ses multiples activités. « J’avais besoin de réintroduire la vie. C’est peut-être le tournant des 60 ans qui m’a ébranlé, mais j’ai une peur panique de la routine. J’écris des livres qui marchent très bien, je suis invité partout pour en parler, j’occupe des fonctions honorifiques, ex-ambassadeur, l’Académie, et tout cela me terrifie. J’éprouve le besoin de fuir la notoriété et l’encroûtement, dont je ressens la menace physique. Quand tu ne vis plus rien, tu n’écris plus rien. Pour moi, l’écriture n’est pas un métier, mais un sous-produit de la vie. » Il a vis-à-vis des honneurs une attitude ambivalente, illustrée dans son dernier livre, « Le collier rouge ».
Il en a écrit la trame en dix jours, à partir d’une anecdote qu’avait coutume de raconter avec talent notre ami commun, le photographe Benoit Gysembergh : l’histoire de son grand-père, revenu en héros de la guerre de 14, emprisonné pour avoir accroché au collier de son chien l’insigne de la Légion d’honneur qu’on venait de lui remettre. « Cet épisode m’a d’emblée inspiré, car il expose cette dualité qui fait écho en moi : accepter ou non les honneurs. Je n’aime pas la position d’homme arrivé et, en même temps, je suscite et reçois ces marques d’estime. » L’écrivain ne fait pas mystère des origines de cette quête de reconnaissance. « Je continue de me dire que cela ferait plaisir à ma mère. »
Celle-ci, Denise, -divorcée à une époque où cela ne se faisait pas, paya son audace au prix fort. « Issue d’un milieu favorisé, elle a longtemps vécu sans un sou à Paris. Petite -secrétaire, elle est devenue, à force de travail, directrice de la communication dans une grande banque. Mais elle est morte à 57 ans d’avoir passé sa vie à faire ses preuves. » A tout juste 62 ans, celui qui s’est longtemps perçu comme un enfant déclassé sait qu’il n’est pas seulement venu chercher au Burundi l’empathie qui comble le vide, cette insuffisance chronique de l’âme que chacun porte en soi. Dans ce minuscule pays, longtemps sujet aux massacres fratricides et devenu « l’illustration que l’Afrique n’est pas ce continent immobile condamné à la guerre », le « muganga musungu » est venu s’enquérir d’une autre vérité. La preuve, pour cet éternel inquiet, qu’il s’est enfin réconcilié avec le monde et avec lui-même.
Si vous voulez aider les patients de l’hôpital de Musongati, contactez l’association ‘; document.write( » ); document.write( addy_text97518 ); document.write( ‘‘ ); //–>\n
DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL AU BURUNDI MICHEL PEYRARD