Pierre Ryckmans, résident de l’Urundi, 1916-1928

Histoire du Burundi/ Pierre Ryckmans, résident de l’Urundi, 1916-1928 : De ‘l’occupation militaire’ belge à ‘l’intérêt des indigènes’

Pierre Ryckmans(ii) découvre le Burundi en 1916, comme militaire, lors de la campagne de de l’Est-Africain allemand, pendant la Première guerre mondiale en Afrique. Il devient chef de poste à Kitega, puis résident – premier responsable belge – de l’Urundi jusqu’en 1928.

Le roi mwambutsa 5 ans a g. le commissaire royal malfeyt a dr. le resident van den eede. derriere le roi p. ryckmans et la reine mere et derriere eux le prince nduhumwe ph. gourdinne

Comment concevait-il son rôle et son action lors des débuts de la présence belge ? Partons pour cela de sa biographie, mais surtout de ses notes personnelles, avec l’avantage évident qu’il y livre sa réflexion sans aucune réserve, et au jour le jour, donc sans reconstruction a posteriori(iii).

Il faut souligner d’emblée que Pierre Ryckmans n’emploie jamais les termes « coloniser » ou « civiliser ». Sa présence au Burundi se situe d’abord sous le régime de l’occupation militaire belge, pendant lequel il veille avant tout aux intérêts de la Belgique. Son action et sa réflexion évoluent ensuite, pour donner progressivement la priorité aux intérêts du Burundi et des Burundais sur ceux de la métropole.

 19/06/2023

Par François Ryckmans, journaliste(i)
 

Cet article ne se veut pas œuvre d’histoire, mais simple contribution à l’histoire, et il faut bien sûr confronter ce que Pierre Ryckmans écrit avec d’autres sources. Nous avons cherché à décrire les actions et les réflexions d’un acteur de l’époque, sans jugement de valeur a priori. Rappelons aussi que le vocabulaire de l’époque est connoté : un terme comme ‘indigène’, par exemple, était d’usage à l’époque, alors qu’il ne l’est plus aujourd’hui. Enfin, nous utilisons l’orthographe originale des citations et celle des appellations officielles de l’époque. Les passages en italiques sont des citations des notes de Pierre Ryckmans.

 
1916, ‘Me voilà chef de poste à Kitega : la découverte de gens des plus intéressants’
Campagne de l’Est-africain en Urundi, la Ruvyironza, colonne avec porteurs, pont de fortune

Pierre Ryckmans écrit dans une lettre à son frère, en novembre 1916 : Je suis affecté au corps d’occupation. Me voilà chef de poste à Kitega, la capitale de l’Urundi. Il y a ici cinq autres blancs, juste assez, pas trop. Pays merveilleux, sauf qu’il n’y a pas d’arbres. Je travaille du matin au soir, une besogne passionnante. L’entrée pas à pas dans un monde nouveau ; la découverte au jour le jour de la langue, des mœurs, des coutumes de gens des plus intéressants.

Pierre Ryckmans a 25 ans. Ce jeune officier voulait échapper à l’immobilité des tranchées en Belgique ; il s’engage alors pour l’Afrique afin de combattre activement. Il passe en août 1916 par l’Urundi, le long du lac Tanganyika, en venant du Kivu, avec un bataillon de l’armée congolaise, pour la campagne de l’Est-Africain contre l’Afrique allemande, jusqu’à la bataille et à la victoire de Tabora, au centre de la Tanzanie, en septembre 1916.

Ryckmans est ensuite affecté au corps d’occupation en Urundi : voilà que le ‘militaire’ se retrouve dès lors plutôt ‘gendarme’ et même ‘intendant’. Mais, écrit-il, Je ne demande pas mieux, puisque le front est exclu. Au moins, je ferai du travail utile. Il devient chef de poste quelques jours à Nyakasu, puis à Kitega, ensuite le ‘résident’, le plus haut responsable belge de l’Urundi pendant neuf années, de 1919 à 1928, avec deux congés en Europe et deux mandats comme commissaire royal du Ruanda-Urundi par intérim. L’Urundi et le Ruanda sont deux royaumes anciens, administrés par l’Allemagne depuis la fin du 19ième siècle et par la Belgique à partir de 1916.

Rikimasi, ‘celui qui parle comme nous en proverbes’

Dès son arrivée, c’est un véritable éblouissement pour le pays et pour ses habitants. Il apprend le kirundi ; on dira de lui « Celui qui parle comme nous en proverbes ». Il palabre avec tous et il plaisante. C’est la rencontre avec les gens : La saveur des hommes… Le contact avec l’indigène, qui fait tout le plaisir de ma vie. Jusqu’au dernier jour, il ira sur le terrain. Il parcourt le pays à pied, à cheval, et plus tard à moto, sur les sentiers, écouter les chefs, les paysans, les agents belges, pour observer, et pour décider. A son arrivée, il constate : Je ne sais rien des chefs, de l’organisation du pays, des villages. A un jour d’ici, il y a des indigènes qui ne connaissent pas les Blancs. A certains endroits, les gens s’enfuient, à d’autres, ils sont soumis et confiants… Il raconte sa rencontre avec deux hommes : Je leur paie les bœufs largement, en monnaie, la monnaie ils ne savent pas ce que c’est, et sont étonnés d’apprendre qu’ils pourront avec cet argent se procurer du sel à Kitega.

 
De 1916 à 1918, l’occupation militaire belge
Pierre Ryckmans lors d’une fête de mariage

Pendant cette période, la mission officielle des agents belges, donc celle du chef de poste à Kitega, est simple et tient en trois points :
D’abord, assurer le maintien de l’ordre : Ryckmans relève des résistances à l’occupation étrangère, comme des attaques contre les soldats de la Force publique congolaise, dont certains commettent des vols ou des exactions.

Ensuite, veiller au ravitaillement des soldats : J’ai à soigner pour la nourriture des troupes, l’angoisse quand la faim menace et le petit frisson quand les caravanes se silhouettent. Puis, il faut trouver des porteurs. Il faut parfois recourir à des réquisitions forcées.

L’ « administration indigène », la découverte du pays

bis Pierre Ryckmans dans un village

Enfin, et surtout, l’’administration indigène’, comme le dit le terme officiel : cette mission va prendre pour lui de plus en plus d’importance. On perçoit qu’il exerce un rôle de tutelle quand il interroge deux hommes : Ils meurent de faim. Ils me disent que (X) leur a empêché de cultiver. Je leur demande si (Y) est un bon chef. Ils disent qu’il ne l’était pas jadis mais son père lui a fait la leçon. De même, le mwami, le roi, lui envoie un émissaire pour se plaindre de l’insoumission de plusieurs chefs. Un des premiers buts est en effet d’obtenir l’allégeance des chefs, ou, parfois, la soumission des « révoltés », comme il écrit, avec, je cite, les difficultés d’exécuter une action militaire quand cela s’impose. Il utilise donc parfois la manière forte. Pierre Ryckmans part ainsi chez le prince Ntarugera, considéré comme révolté, mais là-bas, tout se passe bien : Je suis reçu comme un roi. Il reste là plusieurs jours, avec achat de bœufs et échange de présents. Ntarugera cherchait manifestement à mettre le nouveau pouvoir belge dans son jeu…

Pendant dix mois, Pierre Ryckmans dresse la carte du pays et fait des recensements. Il écrit sur les bœufs et sur les danses. Il s’intéresse surtout au système politique, avec une description du fonctionnement de la monarchie de l’Urundi. Il dresse les généalogies des 170 princes, à confronter avec celles d’autres chercheurs, comme celles établies par le professeur Joseph Gahama.

Le roi de l’Urundi, Mwambutsa, ‘un enfant de cinq ans entouré d’intrigues’

Pierre Ryckmans rencontre le jeune roi Mwambutsa, soutenu alors par les co-régents : un joli enfant, familier et gentil, et il ajoute : un enfant de cinq ans entouré d’intrigues. Il découvre tous ces chefs qui s’entretuent, s’empoisonnent, s’accusent mutuellement de leurs crimes. Ils veulent me tromper, je parviens à les faire parler, et ils cherchent à se dédire le lendemain. Il relève les conflits et les haines entre puissants, avec des récits dignes d’une série noire. Ainsi écrit-il sa version de la mort du roi Mutaga dans un combat avec son frère, en 1915, et le massacre ensuite d’un clan, massacre décidé par la reine-mère pour se venger des soi-disant assassins du roi. Ryckmans dresse de la reine-mère un portrait peu flatteur : Elle spolie pour ses enfants. Soumise en la forme, elle use de tous les moyens pour annuler notre action. Toute puissante, elle ne peut que nous craindre et nous haïr… Ryckmans utilise chaque fois un mélange de deux arguments, l’un moral, l’autre politique, celui de la collaboration avec les Belges. Même chose pour un des co-régents, le prince Nduhumwe : Agissant aux dépens des faibles, craint, mais haï. Pour lui, la présence du blanc est une gêne.

‘Je viens de faire un coup d’Etat : rendre la régence à Ntarugera’

Et voilà comment Pierre Ryckmans appuie des princes qui sont, au moins, des alliés objectifs ou, mieux, favorables à la présence belge. Ntarugera est officiellement co-régent, mais son influence s’est considérablement réduite. Ryckmans fait son choix : C’est le fils préféré du roi Mwezi, aimé de tous les petits, acceptant le blanc, et soumis à son influence. Où trouver un régent mieux qualifié ? En juillet 1917, c’est chose faite, il écrit : Je viens de faire un coup d’Etat qui fera date : rendre la régence à Ntarugera. En fait, Ryckmans rétablit Ntarugera comme co-régent avec l’objectif que celui-ci puisse jouer un rôle-clé auprès du roi, encore enfant.

Il faut aussi mentionner son opposition au prince Kilima, qui se dit fils du roi Ntare. Ryckmans affirme que personne ne lui reconnaît cette qualité. Il n’est qu’un usurpateur, avec contre lui l’unanimité de tous les autres princes. Le chef Kilima sera le dernier à être soumis, en 1919.

S’assurer la maîtrise du pays

D’évidence, pour Ryckmans, à cette époque, l’enjeu est la maîtrise du pays et le contrôle de ses autorités traditionnelles : les Belges sont et seront toujours perçus comme des occupants. Il faut relever par ailleurs combien la présence belge permet à certains chefs de modifier par des jeux d’alliance les rapports de forces entre eux. Chacun cherche à gagner du pouvoir, y compris, parfois, par une soumission apparente, comme l’écrit Ryckmans : ils se protègent par tous les moyens, dont le plus puissant est la protection du blanc. Dans ce nouveau contexte, le colonisé n’est pas un sujet purement passif, il peut aussi y développer sa propre stratégie.

En 1917, une puissante contre-offensive allemande vers le nord du Tanganyika, une offensive inattendue, aboutit au lac Victoria. Je pars au front : après dix mois à Kitega, Ryckmans organise les réquisitions et le portage, puis participe à la campagne de Mahenge, au sud-est du Tanganyika. Un an plus tard, lorsqu’il revient à Kitega, un journal belge affirme que des milliers de Burundais seraient venus le voir sur son parcours de retour.

 
1918, l’Urundi passe sous ‘administration civile provisoire’
Pierre Ryckmans à son bureau poste de Gitega derrière, carte de l’Urundi

Après la défaite allemande et la victoire des Alliés, en fin 1918, l’Urundi connaît un nouveau régime, celui de l’administration civile provisoire belge. Les territoires occupés et administrés par les Belges sont à l’époque très étendus : les deux royaumes du Ruanda et de l’Urundi, et, au Tanganyika, le district de l’Usui et les régions de Kigoma et d’Ujiji, le long du lac. La Belgique avait déjà rétrocédé la région de Tabora aux Britanniques.

Les principes de base sont ceux de l’’administration indirecte’ décrits par Jules Renkin, le ministre des Colonies, et chaque mot pèse :
– ‘Administrer le Ruanda et l’Urundi en laissant aux souverains et aux institutions indigènes une autonomie aussi grande que le permettent nos intérêts’,
– ‘Avec des résidents qui guideront les chefs sans se substituer à eux’,
– Et ‘avec un personnel blanc réduit au minium de telle manière que la gestion par les souverains et chefs indigènes soit une réalité’.

Le chef de poste devient alors officiellement ‘administrateur de territoire’. Pierre Ryckmans salue cette nouvelle période : Enfin le caractère précaire de notre occupation a fait place à une tutelle (c’est nous qui soulignons ; le mot est prémonitoire et sera utilisé après 1945 par l’ONU), tutelle que l’on peut espérer définitive (le partage des territoires de l’Afrique allemande doit encore se faire), il est inutile d’hésiter à agir tout de suite (il parle notamment de l’amélioration des méthodes d’agriculture et d’élevage). Si nous échouons on pourra toujours recommencer, si nous réussissons, nous aurons hâté le progrès (le progrès, nous y reviendrons).

Pour Ryckmans, il s’agit d’une première évolution importante de la conception qu’il a de sa mission : après l’occupation militaire, c’est désormais la ‘tutelle’, avec une quête de ‘progrès’.

Renforcer les pouvoirs du roi et obtenir l’ « adhésion » à la Belgique

Pierre Ryckmans relève dans une note politique confidentielle que la politique allemande a été le fait d’une royauté existante, pour ajouter aussitôt : un fait dont il est sage de tirer parti. Il fera tout en effet pour asseoir et renforcer les pouvoir du roi, y compris vis-à-vis des chefs que les Allemands avaient acceptés comme indépendants après la longue guerre entre eux et le roi, de 1902 à 1908.

La Belgique prétend – logiquement – au protectorat sur les deux royaumes du Ruanda et de l’Urundi. Pierre Ryckmans, d’initiative, demande et obtient d’emblée un témoignage de loyalisme du mwami de l’Urundi. Le ministre des Colonies apprécie et veut s’assurer ensuite, comme il l’écrit, que ‘nos prétentions seraient bien accueillies par les populations’. Ryckmans organise donc la consultation officielle des chefs, y compris les indépendants, mais aussi des notables et des grands commerçants. Les avis sont favorables, même si Ryckmans ne se fait pas d’illusion sur la sincérité de certaines ralliements, la Belgique étant bien un « occupant ».

De leur côté, les corégents et quinze grands chefs répondent officiellement, par écrit – et il faut relever les termes subtilement utilisés : Nous ne voulons pas d’autre occupant que les Belges : Les Anglais nous ne les connaissons pas, les Allemands nous ne voulons pas qu’ils reviennent chez nous. Le roi du Rwanda, Musinga, est, lui, ouvertement favorable à l’Allemagne. Au Burundi, par contre, la Cour se serait sentie méprisée et mal traitée par les Allemands. D’une manière subtile, les princes incitent ainsi les Belges, nouveaux occupants, à se comporter autrement…

 
Mars 1919, Ryckmans devient résident de l’Urundi
Ryckmans avec les princes et les chefs à Gitega, le 21 juillet 1919 ph. Gourdinne

Pierre Ryckmans annonce ses nouvelles responsabilités dans une longue lettre à ses parents, en mars 1919 : Je viens d’être nommé résident de l’Urundi, une province à mes yeux la plus belle d’Afrique. Résident par intérim, et par un concours de circonstances, à la suite d’un événement inattendu. Il leur annonce qu’il va donc y rester, avec un fois encore le terme de ‘progrès’ : L’œuvre de gouverner un pays vers le progrès n’est pas un travail d’un jour, et je ne pourrai laisser des traces durables de mon passage que si j’ai le temps d’exécuter ce que je veux. Ryckmans est nommé définitivement résident six mois plus tard, en octobre 1919.

La ‘méthode Ryckmans’ : ‘douceur sans faiblesse’

Quelques semaines plus tard, Ryckmans obtient la soumission du prince Kilima, qui gouverne une région de 100.000 habitants au nord du Royaume. On a là un aperçu de ce qu’on a appelé à l’époque la ‘méthode Ryckmans’ : L’insoumis a couru la brousse et a dû avoir une petite leçon militaire. Un savant pardon après la rigueur, le voilà dans le bon chemin. Une fois de plus, la politique de douceur sans faiblesse qu’on me reproche quelquefois produit ses fruits. D’autres ne parlent que de destitutions, de déportations, de pendaisons, je n’y crois pas et je persiste de plus en plus à ne pas y croire.

Un an plus tard, après la mort de Kilima, le résident décide l’expulsion d’une dizaine de chefs héritiers de son territoire. Le but est la remise du pays au roi, donc de rétablir l’autorité du mwami sur cette région. Ryckmans peut choisir la force armée ou la ruse, avec des arrestations par surprise. Il préfère une troisième voie : annoncer aux chefs la décision, en ajoutant que leur refus pourrait entraîner la force, et qu’un départ volontaire se ferait avec leur bétail et leurs valeurs. En cas de refus, il sait qu’il faudrait faire la guerre avec un an de troubles… Le lendemain la caravane des chefs part vers le Kivu… Ryckmans en conclut : Vingt-cinq ans d’injustices effacés en un jour. Cela nous vaut, écrit-il, l’attachement d’un peuple.

Le roi Mwambutsa, le 21 juillet 1919, avec le corégent Nduhumwe

‘La beauté de ma mission : de la justice là où régnait la tyrannie et l’arbitraire’

La méthode Ryckmans, c’est aussi lorsqu’il parvient à régler de vieux conflits, des haines coriaces qui semblent inextinguibles et qui ne résistent pas à la patience, au bavardage, avec un peu de sentiment, un peu de grosse plaisanterie, un peu de menace et beaucoup de bon sens. Quand on renvoie les ennemis réconciliés, on n’a pas perdu sa journée, car, ajoute-t-il dans de pareilles haines, tous les sujets souffrent, et les petits doivent se battre entre eux pour les amours des grands. C’est, encore, de rendre justice à une femme âgée, et décliner ses remerciements traditionnels en lui demandant plutôt de se laisser vacciner contre la variole. Ce jour-là, il vaccinera plus de mille personnes…
J’ai senti la beauté de ma mission, écrit-il, mettre dans ce pays plus de justice, plus de bonheur et plus de bonté. Les malheureux reçoivent justice là où régnait la tyrannie et l’arbitraire. Et, en même temps, Ryckmans se pose toujours cette question fondamentale avant de décider : « Si j’interviens, la décision sera-t-elle acceptée ? ».

Ici encore, on observe un mélange de tutelle, de despotisme éclairé, de paternalisme et de pragmatisme…

A la fête nationale belge, le 21 juillet 1919, il organise des fêtes sensationnelles à Kitega, tous les chefs du pays y seront, avec leurs danseurs vêtus de peaux de léopard. 30 à 40.000 danseurs pendant deux jours, et une conférence avec le roi, les princes et les chefs. Et dans la même lettre : J’ai semé des eucalyptus et des sapins et je voudrais tant les voir grandir ! J’ai semé surtout dans le cœur des noirs, et je voudrais tant voir lever la moisson.

Le résident s’oppose vigoureusement au projet de rattacher un chef à un autre territoire, ce qui le rendrait de fait indépendant du roi : Cela reviendrait à priver le roi d’une moitié de son territoire. A cette occasion, on perçoit le jeu subtil de certains chefs pour gagner de l’indépendance et celui d’un administrateur belge qui voulait étendre son périmètre d’influence.

 
1919-1928, ‘vers le progrès’ : une première mondialisation
‘ Pays merveilleux, sauf qu’il n’y a pas d’arbre… un plateau nu où souffle un vent âpre’ (P. Ryckmans)

Nous l’avons déjà signalé : Pierre Ryckmans ne parle jamais ni de ‘coloniser’, ni de ‘civiliser’. Il utilise par contre volontiers le terme de ‘progrès’. Et il n’a manifestement sur ce point aucune hésitation : il a la conviction qu’il faut introduire et accélérer cette première mondialisation, cela, pour le bien du Burundi et surtout celui des Burundais. Pour le bien des Burundais, ce qui comporte une part évidente de paternalisme, puisqu’il s’agit de décider lui-même ce qui est bien pour autrui.

Voyons cela en quelques chapitres, développés dans plusieurs de ces notes :

Le marché de Kitega rouvert en fin 1916 ou au début de 1917 par le chef de poste Ryckmans

La monnaie : Ryckmans veut l’introduire et la généraliser. En 1919, on utilisait encore de la petite monnaie allemande ou celle de l’Union monétaire latine, deux monnaies trop rares dans la région, ou la roupie, à valeur très élevée. Depuis l’occupation belge, de nombreuses populations qui ignoraient encore la monnaie, l’apprécient et en ont besoin. Il n’y a qu’un remède : une introduction considérable de monnaie de cuivre, pour rétablir l’équilibre économique.

L’agriculture : Les famines fréquentes amènent Pierre Ryckmans à travailler le calendrier des lunaisons, des saisons, et donc des semailles. Suit une note manuscrite de 60 pages, avec des constats après observation de terrain et écoute des gens, ensuite avec des mesures de bon sens. Il faut mettre fin aux famines qui ont périodiquement désolé l’est et le sud du pays… Le caractère saisonnier des cultures avec semis et récoltes à dates fixes fait que la vie agricole n’est qu’une succession d’inquiétudes, de risques et de menaces. Il faut comprendre l’inquiétude perpétuelle des indigènes, pour se nourrir il faut que tout marche à souhait. Ryckmans préconise un premier remède simple : semer des légumes et féculents qui se récoltent en tout temps et se conservent en terre. Et de citer le manioc et la patate douce. On donne donc des semences de manioc aux amateurs, avec cette formule : ‘le manioc vaut dans la terre, le haricot dans le grenier’, un aphorisme en voie de passer proverbe. Ensuite, étendre les cultures dans les bas-fonds, sans pénaliser les éleveurs et leur bétail. Au passage, le résident s’inscrit en faux contre ce qui s’écrit en Belgique : On a donné des appréciations simplistes, superficielles et injustes quant aux rapports entre Batutsi et Bahutu, à la tyrannie qu’exercent ceux-là sur ceux-ci. Il n’est pas vrai, de façon générale, que l’agriculture des petits doive céder le pas aux pâturages pour le bétail des grands.

Ryckmans développe l’idée de procédés nouveaux : les charrues – il n’y en a que six à l’époque en Urundi, la fumure, la sélection des semences, des cultures fourragères pour le bétail, et les cultures nouvelles pour l’exportation, comme le coton et le café, café qu’il estime prometteur…
Le reboisement : Pierre Ryckmans a décrit dès son arrivée le plateau nu où souffle un vent âpre. Une très grande partie du pays est en effet déboisée. Il reste à l’époque seulement 500 km² de forêts. Les forêts, elles sont insuffisantes, les exploiter c’est les détruire. Cette situation doit absolument prendre fin. Et donc : planter immédiatement un peu partout et surtout dans les postes des arbres à croissance rapide, eucalyptus et acacias, planter chez le roi et donner des plants aux chefs. Avec à la clé l’annonce que les Bahutus seront exemptés de corvée bois quatre ans plus tard… Ensuite, planter des arbres de valeur pour reconstituer la richesse forestière…

Enfin, l’élevage, avec des mesures à prendre : améliorer l’engraissement, le rendement en viande et en lait par une meilleure alimentation du bétail, et chaque fois, l’exemple comme méthode : Si l’indigène voit à la station agricole du bétail plus beau, des bœufs plus gras, des veaux plus précoces et des vaches meilleurs laitières que chez lui, il s’empresserait de venir apprendre comment obtenir ces résultats. Dans la foulée, Ryckmans veut mettre en place une ferme modèle avec de la médecine vétérinaire et suggère d’utiliser les bœufs pour la traction.

barabara 1925

Les routes : après un pont sur la Ruvubu, Ryckmans s’affaire à un de ses grands projets, son barabara(iv) – la ‘route droite’, contrairement au sentier – qui consacre l’image-type du colonisateur qui construit. Pendant trois ans, par épisodes, il parcourt à cheval la montagne pour trouver et réaliser le tracé de la route Bujumbura – Gitega. Le premier camion arrive à Bujumbura en 1925. Le but de Ryckmans est d’abord la pénétration économique, mais surtout la volonté d’éliminer le portage, avec ses corvées exigeantes. Ryckmans avait par exemple relevé le convoi de deux Blancs avec 200 porteurs, pour dénoncer ces excès : On y a va un peu trop fort.

L’année 1922 est marquée par plusieurs épisodes difficiles : une épidémie de peste bovine combattue par la vaccination, une rébellion violente et une famine, suivie d’une autre famine en fin 1925.

Citons aussi le développement médical et les écoles, et notamment l’école de fils de chefs, avec 140 élèves à Muramvya, dont le jeune mwami, et, pour mémoire, ses prises de position dans la cession du Kisaka et du Bugufi à la Grande-Bretagne (v).

Tensions avec l’Eglise et avec les entreprises

Le pouvoir colonial n’est pas homogène, avec d’abord des divergences de vue au sein même de l’administration, du terrain au ministère des Colonies, et parfois des tensions, des conflits ou même des attaques personnelles, comme en a connu plusieurs fois Pierre Ryckmans.
Au-delà de l’administration coloniale, le système colonial fonctionne sur trois acteurs-clés, ce qu’on appelle la ‘trinité coloniale’ : l’Etat – l’administration, les Eglises – les missions, le capital – les entreprises. Cette ‘trinité’ est supposée être une alliance solide, mais ces trois piliers connaissent des relations ambiguës et des tensions parfois très fortes, cela durant toute la période coloniale.

Les missions ‘désorganisent la société traditionnelle’

A la mission de Buhonga – territoire de Bujumbura

Les églises sont des alliés objectifs de la colonisation, mais les missions sont parfois des concurrentes ou même opposées à l’administration. Les missions sont à cette époque peu nombreuses, mais, pour le résident Ryckmans, c’est clair, elles désorganisent la société traditionnelle, les missionnaires étant les rivaux directs des chefs. Certaines conversions sont en effet motivées par le désir de s’affranchir des autorités traditionnelles. Le résident regrette par exemple qu’un catéchiste ait déclaré à un chef que tout chrétien était dégagé de ses obligations vis-à-vis des chefs. Le résident écrit donc officiellement une lettre aux missions, pour y affirmer que les chrétiens sont la terreur des chefs indigènes. Or, pour lui, les chefs sont indispensables, leur autorité doit donc être forte et respectée. Et de conclure : L’autorité avec laquelle nous vous demandons de marcher la main dans la main, c’est le gouvernement belge mais c’est aussi le gouvernement « urundien » (sic) que le nôtre reconnaît. C’est ainsi que Ryckmans devra rappeler plusieurs fois à l’ordre le fougueux Mgr Gordju, supérieur des Pères blancs, en le priant de respecter ses compétences de résident et les formes requises… Bref, pour le chrétien convaincu qu’était Pierre Ryckmans, le fonctionnaire l’emporte, et l’Etat doit toujours avoir la primauté…

Des tensions opposent aussi le résident et les entreprises, avec un exemple, celui du plan de recrutement pour le Katanga. L’Union minière veut en effet recruter des travailleurs au Ruanda-Urundi pour les installer au Congo. Le résident Ryckmans plaide d’abord pour un refus de ce projet : Une politique dangereuse et de nature à nous faire du tort. L’objectif, pour lui, c’est d’abord le développement du Burundi. Ryckmans s’inquiète des risques pour les conditions de vie, pour la santé et même pour la vie des travailleurs recrutés. La décision est pourtant prise à Bruxelles. Le résident ne peut dès lors plus s’y opposer, mais il mettra toute son énergie à encadrer le projet et à protéger les travailleurs : empêcher les entreprises de recruter elles-mêmes, vérifier que les recrutés seront réellement volontaires, obtenir des garanties sur le suivi de la santé et les conditions de vie des recrutés au Katanga, et prévoir des phases d’essai.

 
1920, le résident contre l’installation de colons européens : ‘Mais où est l’intérêt des indigènes ?’
Kigoma (auj. Tanzanie), 1918, le commissaire Malfeyt salue l’armée congolaise. La Belgique administre une partie de l’Est africain allemand de 1916 à 1921

L’épisode est révélateur : en 1920, en Belgique, se forme l’idée que le Burundi devrait accueillir des colons européens. Des colons, c’est-à-dire des Européens qui s’installeraient durablement et feraient leur vie dans une ‘colonie’, comme de grands planteurs ou des éleveurs. Le résident intervient vigoureusement dans ce débat avec un avis tranché, avec un refus sans appel : Il ne peut être question de faire une colonie de peuplement dans l’Urundi central pour le motif simple et brutal qu’il est surpeuplé. Il n’y a plus de terres vacantes. Elles ne le sont pas ‘presque toutes’, elles le sont toutes. Il faut refuser toute concession dans la partie montagneuse du pays. Et au bord du lac, il y a des terres vacantes, admet-il, mais en ajoutant que cette région a été décimée par la maladie du sommeil en 1910 et qu’elle se repeuple. Le résident avance enfin des calculs de densité imparables : le Burundi compte en 1920 plus de 100 habitants au km². Sa conclusion : On ne parle pas de ‘peupler’ un pays qui l’est dix fois par km² plus que les Etats-Unis.

L’intérêt des indigènes – les initier à des méthodes nouvelles d’élevage et de culture -Introduction de la charrue et de la traction par les boeufs

Relevons dans ce débat une phrase essentielle : Mais, où est l’intérêt des indigènes ? Sa réponse : Les initier à des méthodes nouvelles d’élevage et de culture, leur apprendre à produire de nouveaux produits et chercher à améliorer leur bétail. L’implantation de colons n’aura pas ces effets. Au contraire. Bref : les intérêts du colon et ceux de l’indigène sont opposés. Et la pire des choses serait d’introduire le prolétariat du noir que le colon prendra à son service…

L’évolution est marquante : le résident Ryckmans veille certes aux intérêts de la métropole, mais donne clairement la priorité aux intérêts des Burundais.

 
1928, ‘Le temps de Rikimasi’
Ryckmans devant le boma – le fortin – de Gitega

Le résident Ryckmans termine son mandat en 1928. Il quitte l’Urundi avec sa femme et ses cinq premiers enfants, dont quatre sont nés en Afrique, et il a des appréhensions. Le commissaire royal Marzorati est devenu officiellement vice-gouverneur du Ruanda-Urundi. Marzorati tient à relier davantage les deux royaumes au Congo belge, et il cherche surtout à s’aligner sur la politique menée au Congo en renforçant l’administration directe et en réorganisant des chefferies sous le prétexte de « manque d’autorités locales ‘idoines’ », alors que Ryckmans est un ferme partisan de l’administration indirecte.

Pierre Ryckmans : colonisateur, mais pas colonialiste

Pierre Ryckmans est certes un colonisateur, mais on perçoit que sa position évolue : au départ, il s’agit de donner la primauté aux intérêts de la métropole, pour se consacrer au fur et à mesure davantage et presqu’entièrement à l’intérêt des Africains.

En 1946, à la fin de ses douze années de comme gouverneur général du Congo belge et du Ruanda-Urundi, il dira publiquement : Les temps du colonialisme sont révolus. Il plaide alors pour l’œuvre coloniale, une œuvre de développement, qui se baserait sur le désintéressement de la métropole et il demande le retour de l’’effort de guerre’ de la Deuxième guerre mondiale aux Congolais, Rwandais et Burundais, avec d’importantes dépenses en faveur du niveau de vie des populations. Ceci s’inscrit pleinement dans les politiques de ‘colonisation de bien-être’ et de ‘colonisation de développement’, qui s’ouvrent après 1945. Ryckmans plaide en outre pour le développement des colonies dans un sens démocratique qui iraient jusqu’à la libre disposition d’elles-mêmes. A son grand regret, il ne sera que très partiellement suivi. Ryckmans est certes un colonisateur mais ce n’est pas un colonialiste ; il n’adhère pas à l’idéologie qui justifie la conquête et l’exploitation des colonies. Une position nuancée et complexe.

Ce qui permet de développer une brève réflexion sur le titre d’un de ses livres, qui a fait couler beaucoup d’encre et de salive, pour le critiquer : Dominer pour servir(vi) . Cette formule appelle une ‘exégèse’, écrit l’historien Jean Stengers(vii) . « Dominer », pour Pierre Ryckmans, n’est en aucun cas un but, mais bien la circonstance historique. En 1934, il s’en explique : La colonisation nous est donnée comme un fait. Dès lors, pour Ryckmans, le but et même l’obligation morale et politique – est de « servir » à partir de cette situation. « Servir » non pas la métropole, le pouvoir établi ou les puissants, mais les Africains, en faveur de la justice et du progrès, contre ce qu’il appelle la tyrannie ou l’arbitraire et bien sûr servir pour le bien que lui-même suppose, avec toutes les ambiguïtés que cela comporte : Nous avons l’obligation stricte de garantir aux indigènes une somme de bienfaits telle que les maux inhérents à l’occupation européenne soient largement compensés. Ou encore, plus simplement dit : Compenser par le bien tous les embêtements qu’on leur inflige.

Ce que les historiens appellent la colonisation de responsabilité.

François Ryckmans, journaliste, juin 2023

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(i) François Ryckmans, journaliste, a couvert l’actualité de l’Afrique centrale (Zaïre – RDCongo, Rwanda et Burundi) à la rédaction et comme envoyé spécial pour la RTBF Radio de 1991 à 2010. Auteur et conférencier. Petit-fils de Pierre Ryckmans, a eu accès à ses archives, et dont les notes personnelles de cette période ont été publiées en 1988 par le professeur Vanderlinden sous le titre Inédits.
Cet article a été rédigé sur la base d’une communication au symposium de l’Université de Freiburg, Burundi et son passé colonial, Mémoire, enjeux et solde en débat, le 29 octobre 2022.
(ii) Pierre Ryckmans, 1891-1959, docteur en droit et avocat, volontaire de guerre en 1914, participe aux campagnes du Cameroun et de l’Est-Africain allemand, résident de l’Urundi de 1919 à 1928, gouverneur général du Congo belge et du Ruanda-Urundi de 1934 à 1946, représentant de la Belgique au Conseil de Tutelle de l’ONU de 1946 à 1957.
(iii) Vanderlinden J., Pierre Ryckmans 1891-1959, Coloniser dans l’honneur, De Boeck et Ryckmans P., Inédits, Académie royale des Sciences d’Outre-Mer, 1988.
(iv) Cet épisode est raconté par Pierre Ryckmans dans une nouvelle de son livre Barabara, Larcier, 1947 et Espace Nord, 2010.
(v) Communication à la conférence en ligne de l’Université de Freiburg : La convention Orts-Milner : contexte, contenu et perspectives pour le Burundi, le 14 mai 2022.
(vi) Dominer pour servir, Pierre Ryckmans, L’édition universelle, 1948.
(vii) Stengers J. Libres propos, dans Pierre Ryckmans 1891-1959, Coloniser dans l’honneur, De Boeck.

 
Sources: Iwacu