L’urgence de mobiliser les ressources fiscales internes.
Le Burundi traverse une période cruciale où les besoins de l’État ne cessent de croître, tandis que les appuis extérieurs se sont raréfiés. Depuis la crise politique de 2015, de nombreux bailleurs ont suspendu leur aide, laissant le pays privé de financements internationaux significatifs. Face à cette situation, le gouvernement a affiché l’ambition de financer intégralement le budget par des ressources internes. Ainsi, dès 2018, il était annoncé que le budget national serait couvert à 100 % par les impôts et taxes domestiques. La pression fiscale s’est donc reportée essentiellement sur l’économie nationale et, in fine, sur la population.
Or, cette population dispose de moyens modestes et supporte déjà de lourds prélèvements indirects au quotidien. Pendant ce temps, une poignée d’individus très fortunés concentre une part importante des richesses nationales, sans contribuer à l’impôt à la mesure de leur prospérité. Ce déséquilibre pose une double injustice : sociale, car il aggrave les inégalités sociales et financières, car il prive l’État de ressources précieuses. Mobiliser davantage de ressources fiscales internes en faisant contribuer équitablement les plus riches apparaît comme une nécessité urgente pour financer les services publics, réduire le déficit et restaurer la confiance citoyenne dans l’impôt.
Dans cet article, nous passerons en revue les principales ressources du pays et leur influence économique, nous décrirons le système fiscal burundais applicable aux personnes physiques (et ses failles exploitées par les plus aisés), puis analyserons le fossé entre la richesse réelle de ces acteurs et leur contribution effective. Nous aborderons aussi la question de l’évasion fiscale via l’étranger et la prédominance actuelle des impôts indirects dans les recettes de l’État. Enfin, nous plaiderons pour une fiscalité plus équitable des grandes fortunes, en exposant les bénéfices économiques, sociaux et politiques qu’on peut en attendre, et lancerons un appel à l’action en direction de l’OBR et des décideurs.
Les barons de l’économie burundaise : qui sont les plus riches ?
Le secteur privé burundais est dominé par un cercle restreint de grands hommes d’affaires, parfois qualifiés d’« oligarques » par la société burundaise.
Chacun de ces « barons » de l’économie burundaise occupe donc une position dominante dans son domaine (engrais, BTP et commerce, industrie manufacturière, tabac, etc.), souvent grâce à des liens étroits avec certains services de l’Etat (privilèges de monopole, marchés publics réservés, facilités d’accès aux devises ou aux crédits). Leur prospérité contraste avec la vie ambiante de la population en général, et pose une question centrale : contribuent-ils à due hauteur au financement de l’État qui a, pour partie, favorisé leur essor ? Pour y répondre, examinons d’abord le cadre fiscal applicable aux personnes physiques au Burundi, puis les moyens d’optimisation ou d’évitement utilisés par ces grandes fortunes.
IRPP : Comment les riches sont imposés (ou pas) – aperçu du système fiscal des personnes physiques
L’Impôt sur les revenus des personnes physiques (IRPP) au Burundi est, en théorie, progressif et inspiré de modèles classiques. Depuis la réforme de 2013, les revenus du travail sont taxés par tranches : 0 % jusqu’à 150 000 francs burundais (FBU) par mois, 20 % pour la tranche suivante (de 150 001 à 300 000 FBU) et 30 % au-delà de 300 000 FBU mensuels. Autrement dit, le taux marginal supérieur de l’IRPP s’établit à 30 %, s’appliquant aux revenus élevés, un pourcentage comparable à celui de l’impôt sur les sociétés (IS) qui est de 30 % sur les bénéfices des entreprises, et relativement modéré par rapport à certains pays voisins ou à la moyenne internationale.
Cependant, cette belle progressivité affichée recouvre des brèches importantes dont savent profiter les contribuables les plus aisés. La principale faille réside dans le traitement fiscal des revenus du capital et des rémunérations hors salaire. En effet, d’après la législation en vigueur, les dividendes distribués aux personnes physiques sont exonérés d’impôt sur le revenu (sauf cas très particuliers). Concrètement, si un propriétaire d’entreprise se verse des dividendes en fin d’année au lieu de s’octroyer un salaire mensuel élevé, ces sommes ne sont pas assujetties à l’IRPP. De même, les intérêts et redevances perçus par un individu ne sont pas imposés non plus dans le cadre de l’IRPP. Le législateur burundais a ainsi choisi un régime d’intégration fiscale qui évite la double imposition des revenus déjà taxés au niveau de la société, ce qui se comprend dans une certaine mesure, mais qui crée une opportunité majeure d’optimisation pour les contribuables fortunés.
Par ailleurs, il existe plusieurs catégories d’imposition des revenus des personnes physiques :
- Les salariés et fonctionnaires voient leur Impôt Professionnel sur les Rémunérations (IPR) prélevé à la source chaque mois par l’employeur. L’IPR obéit au barème progressif évoqué (0%, 20%, 30% suivant les tranches mensuelles), avec quelques particularités (par exemple, les employés occasionnels ou temporaires sont soumis à un taux forfaitaire de 15% au-delà de 150 000 FBU).
- Les entrepreneurs individuels (commerçants, artisans, professions libérales exerçant en nom propre) sont normalement soumis à l’IRPP sur leurs bénéfices annuels, selon le régime du bénéfice réel ou du forfait, en fonction de leur taille. En pratique, les petits indépendants peuvent relever d’un impôt synthétique minimal, mais les grands opérateurs individuels devraient, eux, déclarer leurs bénéfices et payer selon le taux marginal de 30%. Cependant, il est fréquent que les entrepreneurs prospères optent pour la création d’une société (SARL, etc.), ne serait-ce que pour limiter leur responsabilité. Fiscalement, cela leur permet aussi de distinguer entre le revenu salarial qu’ils se versent (soumis à l’IPR) et le profit de la société (soumis à l’IS).
Le régime fiscal actuel prévoit également un certain nombre d’incitations et d’exonérations dont bénéficient souvent les investisseurs : par exemple, la loi de finances 2021/2022 stipulait qu’aucune société ne serait exonérée d’IS ou de TVA sur les ventes, rompant avec le passé où il existait des conventions d’exonération fiscale généreuses. Néanmoins, des régimes spéciaux subsistent (zones franches industrielles, Code des investissements avec exemptions temporaires d’IS, etc.). Dans une zone franche, par exemple, les dividendes versés aux actionnaires sont exonérés pendant toute la durée de vie de l’entreprise. Ces dispositifs, bien qu’arguant du développement économique, réduisent l’assiette imposable des plus riches lorsque ceux-ci s’y engouffrent.
En résumé, le cadre fiscal burundais des personnes physiques comporte un barème progressif en apparence, mais celui-ci s’applique essentiellement aux salaires déclarés. Or, les individus très riches tirent l’essentiel de leurs ressources de leurs entreprises (bénéfices, dividendes, plus-values) plutôt que d’un salaire classique. La manière dont ils articulent revenu d’activité et revenu du capital va fortement influencer et souvent minimiser leur facture fiscale personnelle. C’est ce fossé entre la richesse réelle et l’impôt payé que nous examinons à présent.
Le fossé entre richesse et impôt : dividendes, bas salaires et autres stratégies d’allègement
Malgré leurs fortunes considérables, les grands patrons burundais parviennent à déclarer des revenus personnels relativement modestes au fisc. Plusieurs stratagèmes légaux expliquent ce phénomène, exploitant les caractéristiques du système détaillées ci-dessus :
- Se verser un salaire « symbolique » : Il n’est pas rare que les dirigeants-propriétaires s’allouent une rémunération mensuelle bien en deçà de leur train de vie réel. Par exemple, en se contentant d’un salaire de 300 000 FBU par mois (qui correspond au plafond de la deuxième tranche), un patron ne paiera que 20% d’impôt sur environ la moitié de ce montant, le reste (150 000 FBU) étant carrément exonéré. Sa cotisation IRPP mensuelle serait alors dérisoire, de l’ordre de 30 000 FBU, même s’il brasse par ailleurs des millions. Cette sous-déclaration de salaire est souvent compensée par d’autres formes de rémunération indirecte non ou peu imposées : dividendes en fin d’année, primes exceptionnelles, avantages en nature (logement de fonction, véhicule, frais personnels pris en charge par la société, etc.). Les dividendes étant exonérés d’IRPP, et les avantages en nature difficilement quantifiables, le gros de la richesse échappe ainsi à l’impôt progressif sur le revenu.
- Transformer le revenu en profit d’entreprise : Puisque l’impôt sur les sociétés est proportionnel (taux fixe de 30%) et que, de surcroît, l’État accorde parfois des exonérations sectorielles ou des déductions généreuses, les bénéfices logés dans l’entreprise peuvent être moins taxés que s’ils étaient perçus directement par l’individu. Surtout, ces bénéfices peuvent ensuite être distribués sous forme de dividendes non imposables pour le bénéficiaire, ce qui revient à une double optimisation. Prenons un riche négociant : il peut laisser les bénéfices s’accumuler dans sa société (où ils seront éventuellement réinvestis ou faiblement imposés si l’entreprise bénéficie d’un régime de faveur), puis se servir par des distributions ou des montages (tels que des prêts de la société à lui-même, ou des frais refacturés) sans jamais apparaître comme un « revenu personnel imposable ». Cette planification fiscale est facilitée par le manque de vérification du véritable train de vie des contribuables : il n’y a pas, à ce jour, d’impôt sur la fortune ou de mécanisme déclaratif obligeant à justifier l’origine de certains flux financiers vers les particuliers.
- Exploiter les failles et les exonérations légales : Les grandes fortunes ont souvent accès à des fiscalistes et conseillers juridiques sophistiqués qui maîtrisent les moindres recoins de la loi. Ils peuvent utiliser à plein les dispositions telles que les amortissements accélérés, les reports de déficits ou les régimes spéciaux d’investissement pour réduire les bénéfices imposables de leurs entreprises, et donc indirectement leur contribution fiscale personnelle (puisque moins de bénéfice imposé, c’est plus de distribution nette possible). Ils savent aussi profiter des tolérances autour des « frais professionnels » : beaucoup de dépenses personnelles de luxe (voiture haut de gamme, voyages, réceptions) peuvent être présentées comme des charges de l’entreprise, et ainsi soustraites à l’impôt, quand bien même elles profitent d’abord au dirigeant. L’OLUCOME dénonçait en 2023 « une petite clique qui s’enrichit sur le dos du contribuable » en accaparant les ressources publiques et en ne respectant pas l’éthique fiscale. Ce constat vise autant la corruption (exonérations indues, marchés truqués) que l’évitement fiscal par des moyens légaux.
- Contourner l’IRPP via la fonction publique ou la politique : Un trait particulier au Burundi est la porosité entre monde des affaires et sphère publique. Certains des plus riches sont aussi des hauts fonctionnaires, des parlementaires, ou gravitent dans l’entourage du pouvoir. À ce titre, ils perçoivent parfois une rémunération publique (salaire de ministre, d’ambassadeur, etc.) qui peut être fiscalement avantageuse (il existe des indemnités non imposables, des privilèges en nature pour les dignitaires, etc.). Lorsque l’OLUCOME en 2017 appelait à augmenter l’impôt sur le revenu des hauts cadres de l’État, c’était en réaction au fait que beaucoup de dirigeants cumulent un salaire public modeste officiellement imposé, mais jouissent parallèlement de revenus privés occultes ou de favoritismes. Par exemple, un homme d’affaires touche une indemnité parlementaire (imposée à l’IPR), mais l’essentiel de sa richesse provient de ses entreprises, richesse sur laquelle il n’est pas nécessairement transparent. Ce mélange des genres complique la tâche de l’OBR pour évaluer correctement la matière imposable de ces personnes.
En conséquence de ces pratiques, le fossé est béant entre la richesse réelle de certains magnats burundais et leur contribution fiscale directe. Officiellement, ils peuvent apparaître comme des contribuables ordinaires, payant quelques millions de FBU d’IRPP sur un revenu annuel déclaré somme toute modeste, alors qu’officieusement ils engrangent des milliards de FBU de profits. Cette situation est non seulement inéquitable, mais elle prive aussi le Trésor d’une source de revenus conséquente à un moment où le pays en a cruellement besoin.
Il convient de préciser qu’aucune illégalité n’est à première vue commise dans nombre de ces stratagèmes, il s’agit surtout d’optimisation fiscale, rendue possible par la structure même de la loi (comme l’exemption des dividendes) et par la faiblesse du contrôle. C’est donc le cadre réglementaire et les capacités de l’administration fiscale qui doivent être interrogés : comment l’OBR peut-il mieux détecter et taxer les signes extérieurs de richesse ? quelles réformes pour fermer les échappatoires les plus flagrants ? Avant d’y venir, examinons un autre angle du problème : la dimension internationale, c’est-à-dire l’opacité qui entoure les actifs détenus hors du Burundi par ces élites économiques.
Avoirs offshore et filiales à l’étranger : une zone d’ombre pour le fisc burundais
La mondialisation des affaires ne facilite pas la tâche de l’Office burundais des recettes. Bon nombre de grandes fortunes locales ont diversifié leurs intérêts au-delà des frontières : comptes bancaires dans les places offshore, sociétés écrans domiciliées dans les paradis fiscaux, filiales régionales au Rwanda, en Tanzanie, au Kenya ou plus loin encore. Cette internationalisation des patrimoines crée un angle mort pour le fisc national, d’autant que le Burundi n’est pas encore intégré aux grands réseaux d’échange d’informations fiscales.
En effet, à ce jour, le Burundi n’est pas partie prenante du Common Reporting Standard (CRS) de l’OCDE qui organise l’échange automatique de renseignements sur les comptes financiers. Il n’existe pas non plus d’accords bilatéraux d’échange de données bancaires avec les principaux centres financiers. Cela signifie que si un homme d’affaires burundais possède, par exemple, une villa à Dubaï, un compte en Suisse ou une société aux Îles Vierges britanniques, l’OBR n’en saura rien de sa propre initiative. Le fisc ne peut compter que sur des déclarations volontaires (peu probables) ou sur d’éventuelles fuites et enquêtes journalistiques pour découvrir ces actifs offshore.
Les autorités burundaises sont conscientes de cette faiblesse. En mai 2025, lors d’une réunion interne à l’OBR sur la fiscalité internationale, le directeur des Grands Contribuables a admis que « la législation existe […] mais il y a des défis qui empêchent sa mise en œuvre effective ». Il cite notamment « l’absence de base de données sur les entreprises multinationales, l’absence de mécanismes spécifiques de gestion des risques liés à la fiscalité internationale […], pas de moyens d’exiger des personnes non résidentes le paiement de la dette fiscale lorsque leurs établissements stables sont insolvables ». En clair, le Burundi manque d’outils pour suivre les flux financiers sortants et pour faire payer des redevables qui organiseraient leur insolvabilité localement tout en abritant leur fortune à l’étranger. De même, l’OBR ne dispose pas encore d’expertise suffisante en matière de prix de transfert (pratique des multinationales consistant à fixer les prix des transactions intragroupe pour déplacer les bénéfices là où l’impôt est le plus faible). Le même rapport interne recommande de former les vérificateurs burundais à maîtriser ces méthodes d’érosion de la base imposable.
Les conséquences pratiques de ce manque de coopération internationale et de capacité de contrôle sont multiples. D’une part, des revenus générés au Burundi par les plus riches peuvent être exfiltrés vers l’étranger sans laisser de trace fiscale : il suffit par exemple qu’une entreprise locale paye des factures à une société filiale enregistrée dans un paradis fiscal (honoraires de conseil, redevances de marque, etc.) pour transférer des bénéfices. D’autre part, même lorsque les bénéficiaires ultimes de tels montages sont connus, le Burundi ne peut pas taxer les dividendes que ces derniers perçoivent de ses filiales étrangères. Si demain un homme d’affaires burundais ouvrait une holding en Afrique du Sud ou à Maurice pour y loger ses parts, le Burundi n’aurait aucun droit de regard sur les flux financiers transitant par cette holding.
Ainsi, l’absence d’accords d’échanges d’informations et la relative faiblesse du contrôle fiscal international au Burundi constituent un appel d’air pour l’évasion fiscale des plus riches. Tant qu’un meilleur cadre de coopération n’est pas en place, il sera difficile de s’assurer que les grandes fortunes paient l’impôt non seulement sur ce qu’elles gagnent localement, mais aussi sur ce qu’elles transfèrent ou possèdent à l’étranger. Dans l’immédiat, cela renforce encore la dépendance de l’État aux impôts perçus localement, notamment les taxes indirectes que nous examinons maintenant.
Des recettes fiscales concentrées sur la TVA : une base imposable anémiée
Une des caractéristiques du système fiscal burundais est sa dépendance envers les impôts indirects, au premier rang desquels la Taxe sur la valeur ajoutée (TVA). La TVA, instaurée en 2009 au taux standard de 18%, est aujourd’hui le premier pourvoyeur de recettes fiscales de l’État burundais. D’après le ministère des Finances, la TVA représente environ un quart de l’ensemble des recettes fiscales chaque année. Cela équivaut à 400 à 500 milliards de FBU par an collectés via la TVA sur les ventes de biens et services. C’est énorme si on le rapporte au PIB ou au budget total, et cela témoigne de l’efficacité relative de cette taxe : dès que la consommation formelle se porte bien (ou dès que l’OBR renforce le recouvrement, par exemple via les machines de facturation électronique récemment introduites), les rentrées de TVA augmentent mécaniquement. En 2025, le ministre des Finances se félicitait ainsi que la généralisation progressive des caisses enregistreuses fiscales ait accru de plus de 30% les montants de TVA déclarés.
Le revers de la médaille, c’est que la TVA, tout comme les accises, les droits de douane et autres impôts indirects, pèse indistinctement sur tous les consommateurs, quelle que soit leur capacité contributive. Un ménage modeste paye la TVA sur la farine ou le savon tout comme un riche homme d’affaires paye la TVA sur sa nouvelle voiture de luxe (en réalité, ce dernier risque d’avoir des moyens de l’esquiver en important sous régime spécial). Le caractère proportionnel de ces taxes sur la consommation fait qu’elles prélèvent proportionnellement plus chez les pauvres (qui consacrent l’essentiel de leur revenu à consommer) que chez les riches (qui épargnent et investissent une grande part de leur revenu).
En parallèle, les impôts directs, ceux censés toucher la richesse au moment de sa création ou détention, comme l’IRPP ou l’impôt sur les bénéfices, sont relativement faibles dans la structure budgétaire du Burundi. Les chiffres précis sont mal documentés (le Burundi ne figurant pas dans certaines compilations internationales récentes), mais on peut estimer que l’ensemble impôt sur le revenu des personnes + impôt sur les bénéfices des sociétés contribue pour à peine 20 à 30% des recettes fiscales totales. Si la TVA apporte 25%, le reste provient des droits d’importation, des accises (par ex. sur les télécommunications, la bière, les carburants), des taxes spécifiques et de quelques revenus administratifs. Autrement dit, la base imposable directe est étroite : peu de Burundais paient l’IRPP (fonctionnaires et employés du formel essentiellement), et l’IS concerne une poignée d’entreprises, souvent les mêmes d’année en année (Brarudi, Régideso, quelques banques, etc.). Les riches individus, eux, ne figurent pas en tant que tels dans ces statistiques ; leurs contributions se fondent soit dans l’IS de leurs entreprises, soit dans la consommation sur laquelle ils s’acquittent de TVA comme tout un chacun.
Cette situation n’est pas unique au Burundi, de nombreux pays en développement connaissent une prédominance de la taxation indirecte, plus facile à collecter. Néanmoins, dans le contexte burundais de retrait de l’aide extérieure, elle pose un vrai problème d’équité et d’efficacité. D’un point de vue équité, on l’a dit, faire reposer l’effort fiscal sur la TVA signifie que même « Mamans vendeuses de tomate » sur le marché contribuent via la TVA sur le peu qu’elles achètent, alors que des millionnaires locaux peuvent, par des mécanismes d’optimisation, éviter de payer un seul franc d’impôt sur le revenu. D’un point de vue efficacité économique, surtaxer la consommation peut brider la demande intérieure et inciter au commerce informel (contrebande pour éviter la TVA, etc.), tandis qu’à l’inverse, les revenus élevés non taxés filent souvent à l’étranger ou dans des actifs improductifs. Une assiette fiscale mal répartie peut donc freiner la croissance et accentuer les fuites de capitaux.
Le gouvernement burundais semble avoir pris la mesure de l’importance des impôts indirects puisqu’il multiplie les initiatives pour améliorer leur rendement (campagnes anti-fraude sur la TVA, informatisation du suivi des carburants, etc.). Mais cette approche parcellaire oublie une « jambe » de la fiscalité : les contribuables fortunés. À ce jour, il n’existe pas de communication officielle sur la contribution fiscale des 1% les plus riches du pays, ni de dispositif particulier pour s’assurer qu’ils paient ce qu’ils doivent. Pourtant, faire contribuer davantage ces grands patrimoines pourrait soulager d’autant la pression sur la TVA et élargir la base des impôts directs, avec des effets potentiellement très positifs, comme nous allons le voir.
Pourquoi taxer davantage les grandes fortunes ? – Enjeux économiques,sociaux et politiques
Rééquilibrer la fiscalité en demandant aux plus riches de payer leur juste part présente de multiples avantages pour le Burundi :
- Un surcroît de recettes pour l’État : C’est l’argument le plus immédiat. Dans un contexte de besoins criants (infrastructures à reconstruire, services de santé et d’éducation à financer, salaire des fonctionnaires, etc.) et de déficit chronique (le budget 2017 affichait plus de 13% de déficit malgré 70% de financement par l’impôt), chaque source de revenu additionnelle compte. Or, les grandes fortunes représentent un gisement substantiel. Par exemple, si l’on instaurait une surtaxe de 5% sur les revenus excédant un milliard de FBU par an, ou si l’on supprimait l’exonération des dividendes pour les montants distribués au-delà d’un certain seuil, l’État pourrait encaisser des dizaines de milliards de FBU supplémentaires. Ces fonds pourraient servir à investir dans des projets de développement essentiels, ou à augmenter les réserves de change du pays (réduisant ainsi la vulnérabilité en cas de choc, comme les pénuries de carburant).
- Une plus grande justice sociale et cohésion nationale : Le sentiment d’injustice fiscale est un poison pour le contrat social. Aujourd’hui, beaucoup de citoyens burundais lambdas se sentent trop taxés : ils voient la TVA sur chaque achat, les taxes locales, les cotisations forcées pour telle ou telle cause nationale, tandis qu’une élite construit des immeubles ou roule en 4×4 sans jamais être vue payer l’impôt de manière visible. Corriger cette situation en imposant équitablement les plus riches serait un signal fort envoyé à la population. Cela montrerait que l’effort est partagé par tous, augmentant potentiellement l’acceptabilité de l’impôt. En 2017, l’Olucome soulignait que « la population vit dans une pauvreté sans nom […] Bien plus, pour cette année, la pression fiscale est passée de 50 à 70% », et exhortait le gouvernement à solliciter plutôt « les hauts cadres de l’État [pour] faire un effort particulier ». Transposé au cas des grandes fortunes privées, le message est le même : l’équité fiscale est indispensable pour préserver la paix sociale dans un pays marqué par les inégalités. A contrario, laisser perdurer une « injustice fiscale structurelle » où seuls les pauvres et la classe moyenne payent pourrait attiser frustrations et colère, voire nourrir l’instabilité. À l’échelle internationale, de plus en plus de voix (y compris au FMI et à la Banque mondiale) plaident pour une fiscalité plus progressive afin de réduire les écarts de richesse : le Burundi ne fait pas exception, il y va de la stabilité à long terme.
- Une allocation plus efficiente des ressources économiques : Taxer les riches peut sembler, de prime abord, pénaliser l’investissement privé, mais en réalité un impôt bien conçu sur de hauts revenus ou patrimoines réoriente les ressources vers des usages productifs ou utiles socialement. Si l’État collecte par l’impôt une part des profits inexploités ou des dépenses ostentatoires des millionnaires, pour investir dans des infrastructures ou la formation de la jeunesse, le gain en PIB futur peut être supérieur à ce qu’auraient généré ces fonds s’ils étaient restés dans un compte offshore ou immobilisés dans de l’immobilier de luxe. En outre, une fiscalité plus lourde sur les inactifs (ex : grandes propriétés foncières non cultivées, capital dormant) peut encourager les propriétaires à mettre ces actifs en valeur pour les rentabiliser et ainsi payer moins d’impôt proportionnellement. C’est le principe d’incitation par l’impôt. Par exemple, un impôt foncier (inexistant ou faible aujourd’hui au Burundi) sur les terrains urbains inciterait les nantis à construire ou vendre plutôt que de laisser des friches en pleine ville. De même, taxer plus fortement les dividendes inciterait peut-être certains actionnaires à réinvestir leurs bénéfices dans l’entreprise (pour profiter de déductions ou d’exonérations à la source) plutôt que de les extraire pour une consommation immédiate. On voit donc que cela peut stimuler l’activité économique réelle.
- Le renforcement de la gouvernance et de l’État de droit : Exiger des riches qu’ils payent leurs impôts revient à affirmer la primauté de la loi pour tous. Cela peut avoir un effet vertueux sur la gouvernance globale. D’une part, l’OBR, en s’attaquant aux plus puissants, gagnerait en crédibilité et en expertise (notamment en déployant des techniques modernes d’audit fiscal, en investiguant les schémas d’évitement, etc.). D’autre part, cela réduirait l’espace pour la corruption: aujourd’hui, plus un contribuable est gros, plus il a les moyens de négocier officieusement des arrangements (potentiellement en soudoyant des agents, en obtenant des remises gracieuses ou des effacements de dette fiscale via l’influence politique). Si au contraire la règle devient plus stricte et transparente pour les gros poissons, ces pratiques deviendront plus difficiles. Par ricochet, c’est la confiance des citoyens envers leurs institutions qui peut se raffermir, ce qui est inestimable.
En somme, les arguments en faveur d’une taxation plus efficace des grandes fortunes burundaises combinent des considérations fiscales (recettes), éthiques (justice), économiques (efficacité) et politiques (stabilité). Il ne s’agit pas de « punir les riches » ou de décourager l’investissement, mais bien de corriger un déséquilibre historique où la richesse, souvent favorisée par l’État, n’a pas assez contribué en retour au bien commun. Reste à savoir comment concrètement avancer dans cette direction : c’est l’objet de notre dernier point, un appel à l’action.
Appel à l’action : doter l’OBR et le gouvernement des moyens de contrôler les riches
Instaurer une fiscalité plus équitable envers les plus riches au Burundi nécessitera une volonté politique forte et des réformes techniques précises. À l’attention des responsables de l’OBR et des décideurs gouvernementaux, voici quelques pistes d’action prioritaires pour renforcer les outils juridiques et techniques de contrôle fiscal des grandes fortunes :
- Réformer le cadre législatif pour combler les lacunes: Il est indispensable de supprimer l’exonération des dividendes dans la loi fiscale actuelle, ou à tout le moins de la plafonner. Les dividendes et autres revenus du capital perçus par les personnes physiques devraient être soumis à l’IRPP au même titre que les salaires. On pourrait par exemple introduire un prélèvement libératoire de 15% ou 20% sur les dividendes distribués aux actionnaires individuels (tout en évitant la double imposition intégrale, ce taux demeurerait inférieur à l’IS de 30%). De même, il conviendrait d’élargir l’assiette de l’IRPP aux avantages en nature importants (logement de fonction, véhicule avec chauffeur, etc., au-delà d’un certain seuil), afin que ceux-ci ne servent pas de refuge non imposé. Par ailleurs, l’introduction d’un impôt sur le patrimoine (même modeste, ciblant par exemple les propriétés immobilières de luxe, les comptes titres au-delà d’un montant, etc.) pourrait être étudiée pour toucher la richesse stockée et non seulement le flux de revenu.
- Créer une unité spécialisée “Grands contribuables individuels”: À l’image de la Direction des Grands Contribuables (DGC) qui existe pour les entreprises, l’OBR pourrait mettre sur pied une cellule dédiée au suivi des personnes physiques fortunées. Cette unité aurait pour mission de centraliser les informations sur les principaux chefs d’entreprise, hauts cadres de l’Etat et autres individus à haut revenu, de vérifier la cohérence entre leur niveau de vie apparent et ce qu’ils déclarent, et de procéder à des contrôles approfondis en cas de suspicion. Cela suppose de former ces agents aux techniques d’audit patrimonial, de leur donner accès aux bases de données (registre foncier, immatriculation des véhicules, comptes bancaires locaux, etc.), et de les protéger des ingérences politiques. Une telle cellule enverrait le signal que « nul n’est trop grand pour être contrôlé », corrigeant la perception actuelle d’une forme d’impunité fiscale des élites.
- Adhérer aux mécanismes d’échange international d’informations: Le Burundi gagnerait à rejoindre le Forum Mondial sur la transparence fiscale et à s’engager vers la mise en œuvre de l’échange automatique d’informations. Certes, cela demande des investissements (en informatique, en formation) et la mise à niveau du secret bancaire domestique, mais l’expérience d’autres pays montre que les gains peuvent être substantiels une fois que les comptes offshores des résidents deviennent visibles. Parallèlement, il faut négocier des accords bilatéraux d’entraide fiscale avec les pays de la sous-région (Rwanda, Kenya, Tanzanie…) et au-delà. L’objectif est double : recevoir des informations (par exemple, savoir si un contribuable burundais a des revenus d’intérêts au Rwanda, Tanzanie, Kenya ou une maison en Belgique) et pouvoir poursuivre le recouvrement à l’étranger le cas échéant. Un non-résident qui quitte le pays en laissant une ardoise fiscale devrait pouvoir être rattrapé via des conventions d’assistance mutuelle ; sans cela, on encourage l’évasion par l’expatriation.
- Renforcer le contrôle des transactions internationales et des prix de transfert: Comme souligné par les experts de l’OBR, il est urgent de se doter des outils pour contrer l’érosion de la base imposable pratiquée par certaines entreprises liées à des groupes étrangers ou à des propriétaires locaux ayant des entités offshores. Des lignes directrices sur les prix de transfert devraient être adoptées et appliquées, avec l’aide d’organisations comme l’ATAF ( Forum sur l’administration fiscale africaine).L’OBR pourrait, par exemple, exiger la documentation des transactions intragroupe au-delà d’un certain montant, et procéder à des redressements si les prix pratiqués ne sont pas conformes au marché. De même, des mécanismes anti-abus, tels qu’une règle dite “CFC” (Controlled Foreign Company)pourraient être introduits : il s’agirait d’imposer au taux local les bénéfices passifs accumulés dans des filiales détenues à l’étranger par des résidents burundais, si ces bénéfices sont faiblement taxés là-bas. Ce type de disposition éviterait qu’un homme d’affaires domicilie artificiellement tous ses profits dans un paradis fiscal tout en résidant au Burundi.
- Réviser la politique des exonérations et incitations fiscales: Un effort doit être fait pour évaluer l’efficacité des nombreux avantages fiscaux accordés par le passé aux investisseurs, et pour les recentrer. S’il est normal de vouloir attirer des capitaux, il n’est pas justifié que des entreprises mûres ou des monopoles domestiques continuent indéfiniment à jouir d’exonérations d’impôt sur les sociétés ou de TVA. Les cas de certaines sociétés pourraient être examinés : ces sociétés détenues par les riches ou les privilégiés bénéficient-elles d’un traitement de faveur (prix préférentiels, subventions cachées) qui équivaut à une dépense fiscale ? Si oui, est-ce toujours pertinent au vu de leur rentabilité ? De manière générale, le principe d’équité commande de ne pas avantager sans contrepartie les sociétés des magnats locaux. Chaque exonération devrait être temporaire, ciblée, et faire l’objet d’un rapport public de coût/bénéfice. En diminuant les régimes dérogatoires injustifiés, on élargira la base d’imposition et on réduira les opportunités d’arbitrage pour les riches.
- Améliorer la transparence et la redevabilité sur la fiscalité des riches: Enfin, il serait sain que l’OBR publie périodiquement des informations agrégées sur la contribution des différentes catégories de contribuables. Sans nécessairement aller jusqu’à nommer les personnes (secret fiscal oblige), on pourrait communiquer, par exemple, le montant total d’IRPP payé par les 100 plus gros contribuables individuels, ou indiquer combien de personnes déclarent des revenus annuels supérieurs à 500 millions de FBU et quel impôt moyen elles paient. Des pays comme l’Ouganda ou le Kenya organisent parfois des cérémonies pour féliciter les plus grands contribuables ; au Burundi, ceci n’existe que pour les entreprises. Mettre en lumière les citoyens fortunés qui contribuent serait un moyen de valoriser le civisme fiscal tout en faisant comprendre aux autres que l’ère de la complaisance est finie. Mieux informer le public et le Parlement sur ces sujets aidera à créer une demande de comptes vis-à-vis de l’administration fiscale et du gouvernement, afin que plus jamais on ne tolère que certaines élites ne payent presque rien.
En définitive, mieux taxer les plus riches n’est pas une lubie d’égalitariste, c’est une nécessité pragmatique pour le Burundi. Le pays ne peut plus se permettre de négliger cette « clé » de financement que représentent les hauts revenus et patrimoines domestiques, alors que l’aide extérieure a fondu et que la majorité de la population est à bout de souffle. Il s’agit de faire entrer le civisme fiscal dans une nouvelle ère, où chacun, du petit commerçant au milliardaire, contribue selon ses facultés contributives réelles. Le chantier est vaste : il implique de revoir les lois, de moderniser l’OBR, d’affronter d’éventuelles résistances de la part de ceux qui profitaient du statu quo. Mais les gains en valent la peine : plus de recettes pour l’État, plus de justice sociale, plus de stabilité économique.
Le Burundi a souvent été cité en exemple ces dernières années pour sa capacité à augmenter son taux de pression fiscale interne malgré l’adversité. Il est temps que cette performance quantitative s’accompagne d’un saut qualitatif en matière d’équité. Taxer mieux les riches, ce n’est pas « tuer la poule aux œufs d’or », c’est au contraire s’assurer que la poule nourrisse toute la basse-cour et pas seulement qu’elle engraisse dans son coin. Aux responsables de l’OBR et aux dirigeants politiques d’avoir le courage de corriger cette injustice fiscale structurelle : les outils existent, les exemples étrangers abondent, et l’opinion publique y est prête. Un impôt plus juste sur les grandes fortunes est une des clés pour financer durablement l’État burundais et restaurer la confiance dans le pacte républicain. Ne la négligeons plus !
Par Bazikwankana Edmond






