Les offensives militaires en Côte d’Ivoire menées par les forces fidèles à Ouattara, appuyées par l’Onu et la France, se heurtent à la résitance des hommes de Gbagbo. Mais aux yeux de Jean-Paul Pougala, la bataille d’Abidjan n’est un nouvel épisode des guerres de domination que les puissances étrangères transposent en Afrique. Et de montrer que nulle part ailleurs les mêmes causes n’ont entraîné les mêmes réactions.

Depuis le début de la crise ivoirienne, tout et son contraire ou presque ont été dits. Les Occidentaux soutiennent presque tous M. Ouattara qu’ils appellent «président élu», alors que les Africains soutiennent le président sortant Gbagbo qu’ils désignent par « président réélu ». Au-delà des choix partisans pour l’un ou l’autre président élu ou réélu, il est intéressant de constater qu’il y a une autre bataille, celle là à distance, qui est en train de se jouer entre la Chine et l’Occident en Cote d’Ivoire. A travers des appuis militaires directs ou indirects.

L’Occident défend une vieille idée de l’Afrique dans laquelle il contrôle tout à travers ses hommes de mains et s’accommodent volontiers d’une misère de masse. La Chine est celle qui veut changer la donne et faire de l’Afrique la vitrine de sa puissance économique et militaire hors d’Asie. Ce qui froisse fortement l’Union Européenne et les Etats-Unis. Mais ces derniers ont-ils la force et l’énergie pour résister longtemps au rouleau compresseur chinois qui a décidé de faire de l’Afrique un des piliers de sa superpuissance en construction ? Exactement comme les Etats-Unis avaient fait de l’Europe il y a 66 ans.

Pour les Africains, les deux personnages de notre feuilleton symbolisent deux conceptions opposées de la politique africaine. M. Ouattara, se définit comme «Houphouëtiste», c’est-à dire quelqu’un qui était ouvertement contre les Etats-Unis d’Afrique. En 1963, son mentor Houphouët Boigny était avec l’ancien président sénégalais Léopold Sédar Senghor les deux principaux fossoyeurs du rêve de Kwame Nkrumah de créer immédiatement les Etats-Unis d’Afrique. Pour Senghor et Houphouët, la relation avec la France était plus importante que toute nécessité d’autonomie africaine. Ce dernier avait alors prononcé la célèbre phrase : «Ils disent qu’ils vont unir l’Afrique du Cap au Caire. Ils le feront sans nous, sans ma Cote d’Ivoire». La suite on la connaît : l’OUA est née comme une nullité avec un seul programme cher à Senghor et Boigny : «intangibilité des frontières héritées de la colonisation européenne» et adieu le vieux rêve de Nkrumah contenu dans son livre prémonitoire publié en 1961 du titre : “Africa must unite” (l’Afrique doit s’unir si elle ne veut pas connaître famine, pauvreté et guerres).

Mettre fin à la triste parenthèse de l’OUA était une priorité pour Gbagbo dès son arrivée au pouvoir en 2000 pour passer à la nouvelle Union Africaine (en 2002) comme étape intermédiaire vers la création des Etats-Unis d’Afrique. Aujourd’hui, M. Ouattara continue dans la même voie que Houphouët : il ignore les institutions de la Côte d’Ivoire (le Conseil Constitutionnel) et préfère attendre sa légitimité de Paris ou de Washington. Il demande à une partie du monde de venir faire la guerre pour tuer une partie du peuple ivoirien.

Il demande d’affamer les fonctionnaires ivoiriens en les privant de leur salaire. Il demande à la France d’organiser des commandos sous le couvert de la CEDEAO, et comme Houphouët, il n’a jamais expliqué ce qu’il compte offrir à la France en retour. Aux apprentis sorciers de la théorie des guerres éclair, j’ai envie de dire : aucune élection, aucune personne ne mérite qu’il y ait une seule vie de perdue. Les hommes passent, les empires disparaissent. Mais les cicatrices d’une guerre ne finissent jamais. L’Irak peut-il nous servir de leçon ?

Trois exemples hors d’Afrique pour élucider mes propos :

• Le 19 décembre 2010, on a voté en Biélorussie, le président sortant a proclamé qu’il a gagné avec 72% et a aussitôt mis en prison les dirigeants de l’opposition. Y-a-t-il un seul pays Européen qui a menacé ce pays d’utiliser la force pour déloger Alexander Loukachenko au pouvoir depuis 16 ans ? L’Union Européenne n’a prévu aucun plan militaire pour aller déloger le dictateur. La raison est simple : les 27 pays de l’Union Européenne ont à cœur la valeur de la vie de leurs frères et sœurs de la Biélorussie. C’est à chacun de soigner ses intérêts et les Européens considèrent la vie humaine en Biélorussie plus importante qu’un dictateur qui s’en ira tôt ou tard.

• Le secrétaire général des Nations Unies, M. Ban Ki-Moon, et le représentant de l’ONU en Côte d’Ivoire, M. Y Choi, sont tous les deux citoyens d’un pays divisé en deux, la Corée. Il y a un des deux presidents, Kim Jong-Il, qu’ils disent fou et un danger permanent pour sa propre population et pour ses voisins. Mais pour Kim, M. Y Choi et M. Ban Ki-Moon ont toujours justement prôné la retenue. A ceux qui veulent faire la guerre en Côte d’Ivoire, j’ai deux questions : En quoi la vie d’un Coréen serait-elle plus précieuse à préserver que celle d’un Ivoirien ? En quoi la mort des populations civiles en Côte d’Ivoire serait-elle moins grave qu’en Corée ? En quoi Laurent Gbagbo est-il plus dangereux pour ses voisins que le dirigeant Nord-Coréen M. Kim Jong-Il, au pouvoir hérité de son père depuis 17 ans et qui lui-même l’avait exercé pendant 46 ans jusqu’à sa mort et qu’il s’apprête à passer à son fils ?

• En Birmanie (Myanmar), en 2000, un vainqueur des élections présidentielles a été privé de sa victoire, pire, privé de liberté pendant 10 ans. Mme Aung San Suu Kyi s’est contentée en silence d’un prix Nobel de la paix, sans jamais exiger une quelconque intervention de l’extérieur pour aller déloger les usurpateurs du pouvoir. La victoire de Mme Aung San Suu Kyi, validée par la Cour Constitutionnelle birmane, est-elle moins importante que la défaite de M. Ouattara déclarée perdant par le Conseil Constitutionnel de son pays ?

M. Laurent Gbagbo entrera-t-il dans l’histoire comme un dirigeant médiocre, méchant, valeureux ou éclairé ? Nul ne pourra le dire. Ce que nous savons par contre, c’est qu’il est l’homme qui symbolise le mieux les frustrations des Européens et des Africains. La crise Ivoirienne s’est vite transformée en une crise raciale entre les Blancs et les Noirs, entre l’Afrique et l’Europe. Avec cette fois-ci un 3ème larron, la Chine en embuscade.

L’Angola, premier partenaire africain de la Chine sur le plan commercial et militaire, soutient indéfectiblement Laurent Gbagbo

Le 17 décembre 2010 où l’Union Européenne annonçait avoir à l’unanimité choisi le camp de Ouattara dans la crise ivoirienne, contre Laurent Gbagbo, la Chine nous annonçait être devenue le premier partenaire commercial du continent africain en publiant les chiffres de dix mois d’échanges avec les pays africains. Il en ressort une augmentation du volume d’affaires à 20 milliards de dollars avec l’Angola faisant de ce pays son premier partenaire africain sur le plan commercial, mais aussi militaire.

Et le hasard veut justement que l’Angola soit le pays qui soutient militairement les Forces de Défense et de Sécurité de Laurent Gbagbo en Cote d’Ivoire. Et c’est ce même jour que le général de division chinois, Jia Xiaoning, directeur adjoint du bureau des affaires étrangères au ministère chinois de la Défense, était reçu en audience au Cameroun par le président Biya. Ont-ils parlé de la crise ivoirienne ? La Chine peut-elle aider financièrement l’Europe pour sortir de la crise économique et accepter qu’elle utilise cet argent pour la combattre en Afrique ? Ce qui est sûr, c’est que c’est un scénario que l’Europe n’avait pas prévu. L’annonce la même semaine de l’entrée en service d’ici quelques années de l’avion chasseur bombardier furtif chinois le Chengdu J-20 est-elle un simple hasard de calendrier ou un message militaire lancé aux Etats Unis et à l’Europe ?

Le message a été bien reçu à Washington, puisque le nouvel avion militaire furtif F-35 en préparation, devant remplacer le F-22, est déjà jugé obsolète et on parle déjà de l’abandon du projet avec des milliers d’emplois à risque, à cause de la nouvelle barre technologique très haute que la Chine vient d’imposer à l’industrie de l’armement américaine jusqu’ici considérée comme la plus avancée du monde.
(…) Pour l’instant, la Chine ne tirera pas un seul coup dans la crise ivoirienne, mais il y a à parier que la prochaine crise sera très différente, car l’hégémonie européenne qui dure depuis l’an 1454 en Afrique vit ses dernières heures à Abidjan. La crise ivoirienne qui n’était apparemment au départ qu’un simple démêlé entre Européens et Africains s’est très vite révélée comme l’anticipation de la bataille militaire Chine-Occident qui ne fait que commencer, sur le sol africain.

C’est aussi le prélude d’une longue saison tumultueuse entre l’Afrique et l’Europe qui peine à accepter l’inexorable autonomie effective de l’Afrique, 50 ans après la parodie d’indépendance. Les généraux de l’armée chinoise sont en train de défiler un peu partout en Afrique pour tisser des accords de partenariat militaire ; à Pékin, on ne cache plus que le vrai but est de neutraliser toutes les rebellions que l’Europe organisera sur le sol africain pour les freiner et retarder cette autonomie. L’arrivée de la Chine sur la scène politique, économique et militaire africaine est en train de se transformer en cauchemar pour l’Europe qui en perd toute sa lucidité.

Depuis 2007, l’Union Européenne a tout mobilisé pour proposer à la Chine une sorte de triangulaire pour stopper les gigantesques investissements de la Chine en Afrique. L’ex-commissaire européen au développement Louis Michel a fait d’incessants déplacements à Pékin pour faire mille propositions sans succès. L’Europe n’en démord pas pour autant, c’est chacun des 27 qui essaie même en solo. L’homme le plus recherché à Pékin et qui donne les maux de têtes aux occidentaux s’appelle : Zhang Ming, le «Monsieur Afrique subsaharienne» du ministère chinois des Affaires étrangères. Tous le détestent et tous lui font la cour. Que lui veulent les Occidentaux ? Ils lui demandent ni plus ni moins que de faire semblant d’aider l’Afrique, sans vraiment passer à l’action. On lui explique que c’est cela les règles du jeu depuis cinq siècles et qu’il y a très gros à gagner. Que répond-il ? Niet.

La Chine n’est intéressée par aucune triangulaire. L’Afrique qu’on disait marginalisée est remise par la Chine au centre des convoitises. Le président chinois a visité presque tous les pays africains et certains, trois ou quatre fois, lorsque les présidents américains, en 8 ans, ne visitent que deux ou trois pays africains. Et sur les 27 pays de l’Union Européenne, 21 sont dirigés par des présidents qui n’ont jamais mis pied en Afrique. L’Europe est en train de tomber dans une médiocrité des plus grotesques tentant d’embourgeoiser les Chinois en Afrique et de leur enseigner leurs vieilles recettes mesquines qui ont cloué au sol pendant 50 ans le décollage de l’Afrique, avec des slogans tout aussi burlesques et minables : «L’Union européenne et la Chine se sentent plus près de l’Afrique que tout autre continent.»

Les rares documents que nous avons entre les mains des propositions secrètes européennes à la Chine justifient toute cette panique à bord par l’inquiétude des Européens vis à vis d’un probable surendettement de l’Afrique si la Chine continuait sur cette lancée. Cette thèse est complètement saugrenue. C’est comme si un interdit bancaire allait voir son banquier pour lui expliquer qu’il ne dort pas depuis des semaines parce que son voisin risque de devenir surendetté si cette même banque continuait de lui donner des crédits, et le supplie de ne plus traiter directement avec ce voisin, mais de passer par lui afin qu’il filtre et suggère ce qui va bien pour son voisin.

Récemment le FMI a refusé un crédit à la RD Congo au motif que le Congo reçoit des investissements chinois. Edwards Bernays, dans son livre «Propagande ou l’art de Manipuler l’opinion publique en démocratie», nous enseigne que la manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le monde.

L’Union Africaine doit reprendre la main en Côte d’Ivoire pour que le gouvernement invisible de l’Europe n’entrave, ne déstabilise et n’enlève pas à l’Afrique une des pièces maîtresses du puzzle (la Côte d’Ivoire) dont elle aura besoin pour former et bâtir le mosaïque des Etats-Unis d’Afrique. Si aujourd’hui la Côte d’Ivoire est sacrifiée pour offrir à l’Europe une consolation de répit dans sa guerre commerciale et industrielle perdue d’avance avec la Chine (comme le diktat chinois sur les terres rares), demain à qui le tour ? La crise ivoirienne aura pour le moins, le mérite de nous donner plusieurs enseignements :

L’ONU est une boite vide qui nécessite une complète refonte. Cette organisation est en train de se transformer en instrument de déstabilisation des nations et l’initiatrice des guerres civiles plutôt que d’être un instrument de pacification des peuples comme elle a été originellement conçue.

La finalisation des Etats-Unis d’Afrique est un impératif qui ne peut plus attendre. Tout le processus de la fédération africaine en cours doit être accéléré pour ne pas laisser l’espace aux vieux démons de l’Afrique de faire repartir un nouveau cycle de violences, de guerres et donc de déstabilisation du continent contribuant ainsi comme durant les 50 ans précédents à détourner l’attention des vrais enjeux et des objectifs de création du bonheur pour les populations africaines.

L’entrainement pour la première guerre mondiale du 21ème siècle entre l’Occident (Europe/Etats-Unis) et la Chine se fera très probablement sur le sol africain. Le déclin des premiers ne les prive pas de l’instinct d’arrogance habituelle pour continuer d’humilier la seconde en lui intimant ce qu’elle doit faire en Afrique, sur la dévaluation du Yuan. Le ridicule ne tue pas. Ce sont les pays qui se sont de trompés de politique et sont responsables d’une crise financière mondiale qui prétendent de donner des leçons à la Chine qui elle a été vertueuse dans sa gestion. Il y a une ligne rouge que, tôt ou tard, l’Occident va traverser. Et ce jour là, cela va faire : boum ! Et c’est pour ce boum que l’Afrique sert aujourd’hui à l’un et à l’autre de terrain d’entraînement.

Il me plaît de conclure avec ces deux extraits de commentaires sur la crise ivoirienne:

1. «Les colonialistes ont toujours un masque. Ils ne disent jamais du bien de vous. Ils pillent vos ressources naturelles. Ils ont commis des génocides à l’égard des Indiens d’Amérique, détruit des civilisations comme celle des Aztèques. Au nom de la liberté du commerce, ils ont imposé à la Chine trois guerres d’opium. Au nom de l’esclavage, ils sont venus imposer le travail forcé en Afrique. Aujourd’hui, c’est au nom de la justice internationale qu’ils interviennent en Côte d’Ivoire. Quelle est cette justice Internationale ?

Les magistrats du Tribunal Pénal International sont atteints de ce qu’on appelle un daltonisme au noir. Le dalton ne voit pas certaines couleurs. Ils ne voient que le Noir. Si vous allez à la Cour internationale, tous les inculpés sont noirs. Pas parce qu’il ne s’est rien passé à Gaza. Pas parce qu’il ne s’est rien passé à la prison d’Abu Graïb. La question que je me pose maintenant est : pourquoi l’Afrique accepte-t-elle cela ? Je ne dis pas que tout le monde est innocent, mais si ces gens sont coupables c’est aux Africains de les juger. Pourquoi l’Afrique accepte-t-elle que ses dirigeants soient jugés par une bande de cosmopolites qui la méprisent». Jacques Vergès, avocat français

2. «Derrière le maintien ou non de Gbagbo au pouvoir se joue le contrôle du Golfe de Guinée, cet Eldorado pétrolier que Français ou Américains, en perte de vitesse dans le monde arabe, et unis pour cette fois, ne souhaitent pas voir passer en d’autres mains. A leurs yeux, Alassane Ouattara, ami personnel de Sarkozy, ancien directeur du FMI et gestionnaire libéral, représente un interlocuteur beaucoup plus crédible que Gbagbo le nationaliste». Colette Braeckman, journaliste au quotidien belge Le Soir. Née en 1946, grand reporter, elle collabore aussi au « Monde Diplomatique »

Voilà pourquoi à mon avis il n’y a jamais eu d’élection en Côte d’Ivoire, mais une parodie d’élection. Avec 300 milliards de francs des Ivoiriens que l’Onu a jeté par la fenêtre pour un simulacre d’élection, on aurait pu construire 300 hôpitaux, 1.000 écoles, 50 Universités, 3.000 crèches, 5.000 dispensaires.

* Jean-Paul Pougala, professeur à l’Université de la Diplomatie de Genève en Suisse (co-auteur de «L’Afrique, l’Europe et la Démocratie Internationale» (ed. Federop)), le 11 janvier 2011

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