L’ancien Président Sylvestre Ntibantunganya revient sur les dessous du putsch de 1993, alors qu’il était à l’époque ministre des Affaires Étrangères. Il s’inscrit en faux contre les tenants des commémorations séparées qui viennent se greffer aux cérémonies officielles à la Place des Martyrs.
21 octobre commémoration officielle de l’assassinat du Héros de la Démocratie à Bujumbura. Le lendemain, c’est la commémoration des élèves de Kibimba brûlés à Kwibubu en 1993. Quelle analyse faites-vous de ces commémorations séparées ?
Le 21 octobre, il y a eu un chef d’Etat en fonction qui a été assassiné et des massacres de la population ont suivi. Mais il ne faut pas singulariser parce qu’il existe d’autres situations que celles de Kwibubu qui ont eu lieu à Ruyigi, Ngozi, Rusaka et partout dans le pays. Des drames de ce genre interpellent notre conscience. Et quand on singularise, on donne l’impression que les victimes se trouvent d’un seul côté. C’est pourquoi la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) doit travailler vite. Je pense qu’il faudrait une mesure qui dise que le 21 octobre, la nation entière est rassemblée pour se souvenir de l’assassinat du Président Melchior Ndadaye et de toutes les victimes qui ont suivi en attendant que la CVR éclaire comment les autres situations peuvent être gérées. Il ne faut pas qu’on gère les mémoires de manière sélective, c’est dangereux pour la réconciliation nationale.
En attendant, on ne peut pas empêcher les gens de célébrer la mémoire des leurs ?
Nous devons respecter et honorer toutes les victimes aux côtés de nos jeunes Burundais qui ont été massacrés, brûlés vifs à Kwibubu. Mais nous devons réserver le même traitement aux autres Burundais qui ont été massacrés. Pas particulariser car ici au lieu de réconcilier, on cultive des discordes et des ressentiments négatifs. Ce qui s’est passé après la mort de Ndadaye est aberrant, et on le voit partout. Il faut qu’on donne tous les moyens nécessaires, à la CVR pour qu’elle puisse éclairer toutes les situations. J’interpelle particulièrement la CVR. Il faut qu’elle prenne l’initiative de demander aux institutions de l’Etat de prendre une mesure qui empêche ces commémorations séparées jusqu’à ce que la commission aboutisse à ses conclusions. Et d’ailleurs, c’est dans ses missions. Il appartient à la commission de proposer les voies par lesquelles cette réconciliation sera cultivée.
Le coup d’État qui a emporté le Président Ndadaye le 21 octobre fut une énième tentative. Peut-on en savoir d’autres ?
Premier acte: à partir du 2 juin, on a vu qu’il y avait une tentative de refuser les résultats des élections tels qu’exprimés par le peuple souverain à travers le suffrage universel. Je crois que le président de la Commission Électorale Nationale de l’époque, Thérence Sinunguruza, peut témoigner sur des pressions qui ont été exercées sur lui pour changer les résultats des élections. Deuxième acte: le 16 juin, il y a eu un officier qui portait le grade du lieutenant, Bizuru, et qu, à partir du Camp Base de l’époque, avait essayé de mobiliser les autres militaires pour contester les résultats des élections. L’ancien journaliste Alexis Sinduhije, qui à l’époque animait le journal “La Semaine”, a eu des mésaventures avec les services de l’armée quand il avait dénoncé cet acte. Le Président Ndadaye qui venait d’être élu m’avait confié d’aller à l’État-major Général de l’armée pour analyser avec les services concernés comment gérer cette affaire et j’y suis allé.
Ensuite ?
Le 3 juillet, il y a eu des unités des éléments des forces armées qui sont sorties. Certains sont allées jusqu’à chercher à assassiner le Président Ndadaye là où il habitait. Le même jour, une note des responsables de l’Onatel avait été transmise pour expliquer ce qui s’était passé pendant la nuit. On avait vu à l’œuvre certains proches du pouvoir sortant, dont le propre chef de cabinet du Président Buyoya, le Lt-Colonel Sylvestre Ningaba. Avec des compères, ils avaient tenté de couper les lignes de communication en vue de favoriser la tentative de putsch. A l’époque, le Capitaine Gratien Rukindikiza, qui assurait la garde rapprochée du Président Ndadaye et qui était au service à l’époque, avait organisé la résistance quand le palais fut attaqué. Enfin, très tôt le matin, quand je suis allé voir le Président Ndadaye, il m’avait dit qu’il avait mis son meilleur costume pour mourir dignement en apprenant qu’il avait été attaqué la nuit.
Une autre tentative, c’est le jour où le Président Ndadaye rentrait de New York. Il venait de participer à la 48ème Assemblée générale des Nations Unies. Les services de sécurité avaient pris les choses en main pour dérouter tous ceux qui auraient des tentatives malveillantes. Le Capitaine Rukindikiza pourrait donner d’amples informations.
Le 21 octobre 1993, ceux qui avaient organisé le coup d’État ne l’ont pas raté… Comment avez-vous pu échapper la nuit du putsch ?
Le 21 octobre, je sortais du Conseil des ministres qui s’était clôturé tardivement vers 20h. Et comme nous étions en train de retaper notre maison pour la rendre davantage ministérielle, je suis rapidement rentré. Nous avions un nouveau-né, qui a aujourd’hui 24 ans. Nous avions décidé de le protéger par rapport à la peinture de la maison. Ce qui fait que lui et sa mère dormaient dans une pièce, et moi dans une autre qui était en train d’être retapée. Vers 1h du matin, je reçois un appel téléphonique de Madame Ndadaye. Elle me dit que les choses ne se passaient pas bien, que la famille présidentielle était attaquée. Elle m’a demandé de prendre des précautions. J’ai alors contacté tous les amis politiques que je pouvais atteindre; entre autres Cyprien Ntaryamira, Richard Ndikumwami, Jean Marie Ndendahayo, Léonard Nyangoma, etc.
Quelle a été la réaction de Richard Ndikumwami, chargé des renseignements d’alors ?
Il m’a dit que visiblement nous n’allions pas réchapper à une confrontation avec les putschistes. A ce moment, la première salve est tombée sur le palais présidentiel. J’ai appelé de nouveau Mme Ndadaye. Elle m’a dit que les choses allaient très mal, me renvoyant directement au ministre de la Défense, le Lieutenant-Colonel Charles Ntakije, pour toutes informations nécessaires. Ce dernier a été surpris d’entendre que j’étais encore à la maison. Il m’a dit : « Pourquoi êtes-vous encore à la maison alors que vous êtes parmi les premières personnes à abattre cette nuit ? » Directement, j’ai pris le costume que j’avais au conseil des ministres et une somme de 250.000Fbu. Laissant mes deux gardes, je suis allé à Kamenge, chez mon beau-frère. Arrivé là, mon beau-frère m’a transféré ailleurs, à côté de chez eux. Il pensait que si les putschistes se mettent à mes trousses, ils pouvaient avoir l’intention de me chercher chez ceux qui m’étaient proches.
Qui étaient vos hôtes ?
C’était chez la secrétaire du Président Ndadaye, Elisabeth Habonimana, avec son mari Elie Nzeyimana. Je dois rendre hommage à cette famille qui m’a protégé, me cédant leur chambre pendant quatre jours que j’ai passé en cachette. Ce n’est qu’après, avec le rétablissement des téléphones que j’ai appelé différentes ambassades, particulièrement celle de France. J’ai appris que Mme Ndadaye était encore vivante. A partir de là, on a cherché comment l’ambassadeur de France pouvait m’exfiltrer. Il est venu vers minuit. Pendant le trajet, il m’a demandé si j’avais des nouvelles des miens. Je ne savais pas que mon épouse avait été assassinée le matin du 21 octobre. On voulait me le cacher pour que cela ne porte pas atteinte à mon moral. Les gens s’attendaient que je sois le premier gestionnaire de cette situation difficile.
Quels sont les faits inédits que vous avez posés pour gérer la crise de 1993 ?
Quand on est un leader, on n’a pas le droit de mettre en avant ses souffrances. Ceux qui vous considèrent attendent beaucoup plus de vous. Je pense avoir étonné beaucoup de gens à l’ambassade de France. Arrivé la, ils ont eu des difficultés à me dire que mon épouse avait été assassinée. C’est le Col. Lazare Gakoryo qui a eu le courage de me le dire. Personne ne savait où étaient mes deux filles. Mais ils m’ont dit qu’il n’y avait que le dernier-né qui avait pu survivre, sauvé avec Mme Ntaryamira et Mme Nyangoma. Je suis allé le voir et je l’ai pris. Ensuite, j’ai dit : « Ndadaye est mort, d’autres sont morts. En tant que membres du gouvernement de Ndadaye, notre devoir est de faire face à la situation. »
Comment ?
J’ai pris deux décisions. La première: «Désormais, les membres du gouvernement se réuniront seuls autour du premier ministre Madame Sylvie Kinigi. Et ce sont eux qui prendront des responsabilités en tant que gouvernement par rapport à cette question, sous la direction de Sylvie Kinigi ». La deuxième concernait le parti Sahwanya-Frodebu : « Ni le président, ni le secrétaire général ne sont plus là, je prends les responsabilités parce que j’étais le numéro 3 du parti. Désormais toutes les déclarations du parti Sahwanya-Frodebu seront faites sous ma direction. » Je ne me suis pas laissé plier par la douleur que je portais, très pesante. J’avais des responsabilités en tant que membre du gouvernement, et j’ai agi comme tel. Un autre fait dont je suis fier : j’ai engagé dans des conditions difficiles, qui ont pris d’ailleurs beaucoup de temps pour aboutir au bout avec l’Accord d’Arusha, de dialoguer, de réparer là où Buyoya ne l’avait fait avant quand le Frodebu réclamait les institutions de transition pour régler tous les problèmes qu’il y avait. Nous avons attendu. Ça nous a pris six ans pour que finalement nous parvenions à aller à Arusha où nous sommes parvenus à conclure cet Accord d’Arusha pour la paix et la réconciliation au Burundi.
Le Frodebu qui a voulu gérer le pays sans soutien militaire… N’est-ce pas une erreur historique de la part du Frodebu ?
Il faut plutôt féliciter le parti Sahwanya-Frodebu. Sous la direction de président Ndadaye, nous avons joué le rôle que nous devrions jouer et cela a aidé la situation à s’éclaircir davantage. Nous avions une vision. Tenant compte de tous ces problèmes, nous avions demandé l’organisation d’une conférence nationale, d’un côté pour poser tous ces problèmes ; de l’autre côté pour mettre en place un gouvernement de transition chargé de mettre en application les conclusions et les recommandations de cette conférence nationale. Dans ce gouvernement, nous préconisions que le président de la République en fonction reste en place. Nous exigions néanmoins que le premier ministre soit issu de l’opposition. Là, nous pensions à Ndadaye. Mais on nous a réservé une fin de non recevoir.
Comment y avez-vous réagi ?
Nous n’avons pas cédé au désespoir pour autant, car le rendez-vous électoral était crucial pour l’avenir du Burundi. Nous nous y sommes engagés. On ne reprochera jamais à Melchior Ndadaye de ne pas avoir fait ce qui était nécessaire, quand vous considérez comment il a organisé son gouvernement avec un premier ministre qui n’était ni de son parti, ni de son ethnie, ni de son sexe. Son parti Frodebu qui était largement majoritaire à l’Assemblée nationale avec autour de 80% de sièges, n’avait que 60% des ministres. Le reste venait d’autres partis, ceux qui avaient soutenu sa candidature dans la campagne mais aussi les partis d’opposition en l’occurrence l’Uprona. D’autres venaient des corps de défense et de sécurité.
Ndadaye avait donc instauré le partage du pouvoir bien avant Arusha …
S on analyse bien, les proportions de 60% hutus et 40% tutsis consignées aujourd’hui dans les Accords d’Arusha et dans la Constitution, viennent de cette pratique de Melchior Ndadaye. Que serait devenu le Burundi si après de coup d’Etat du 21 octobre 1993, on avait cédé au désespoir en abandonnant tout ? On aurait laissé les portes ouvertes à ceux qui ont fait le coup d’État qui auraient repris totalement le contrôle de l’État. Nous avons accepté des humiliations et des souffrances, que les burundais ont portées pendant ce temps, pour permettre la constitution d’un facteur d’équilibre dans la dynamique en cours, avec la naissance de la rébellion. Si je n’étais pas resté ici, cette rébellion n’aurait pas pu se développer au vu de la configuration des forces armées burundaise, et au vu de l’évolution de la région. Chacun a fait donc ce qu’il devrait faire.
Sylvestre Ntibantunganya est sénateur à vie
D’aucuns disent que sous les 101 jours du règne de Ndadaye, il y a eu des erreurs, notamment ce qu’on a appelé « gususurutsa » c’est-à-dire limoger collectivement les équipes sortantes dans tous les ministères. Une impression de cabale qui aurait emporté le gouvernement Ndadaye…
En 1992, le Major Pierre Buyoya a mis en place une commission de 40 officiers chargée d’étudier les mécanismes d’adaptation des forces armées burundaises à la nouvelle donne démocratique. J’ai pu accéder à un condensé du rapport qu’ils lui ont remis. Quand on lit certains passages de ce rapport, on a froid au dos. L’erreur que le Major Buyoya a commise a été fatale pour nous les Burundais parce que dans ce rapport, les 40 officiers disaient qu’il y avait des extrémistes Tutsi au sein des forces armées burundaises qui croyaient qu’ils pouvaient garder le monopole du contrôle de la vie politique et économique de ce pays. Dans ce rapport, il était également dit qu’avec la démocratie les Forces Armées Burundaises pouvaient se trouver face à un chef auquel elles n’étaient pas habituées, qui n’est pas tutsi, qui n’est pas de l’armée et éventuellement qui n’est pas de la province dans laquelle venaient souvent les chefs d’État. C’est là où je considère que ces officiers jouaient honnêtement. Ils disaient : « Si parmi nous, il y en a qui commettent l’erreur de remettre cela en cause par un coup d’État, ils auront commis un acte fatal pour l’armée. On aura donné des raisons de dire que ce n’est pas une armée, mais une milice tutsi et que cela pourra être suivi par des situations incontrôlables » . C’est pourquoi ils demandaient à Pierre Buyoya de prendre du temps pour adapter cette armée. Si ces officiers avaient été écoutés, peut-être que le pays aurait échappé aux épreuves qu’il a connues après. Cela a été une occasion ratée.
Par Ngendakumana Philippe