Burundi : Mworoha Emile s’en est allé, entre mémoire, controverse et héritage

Retraité depuis 2012, ce proche de  Jean-Pierre Chrétien incarnait l’afropessimisme colonial, suscitant admiration chez certains, rejet chez d’autres.

Bujumbura, 19/06/2025 – La communauté intellectuelle burundaise est sous le choc. Le Professeur Mworoha Emile, figure marquante de l’école française d’histoire du Burundi, s’est éteint à Paris à l’âge de 85 ans. Né en 1940 à Muruta (Kayanza), ce proche collaborateur de l’africaniste français Jean-Pierre Chrétien laisse derrière lui une œuvre historique importante, mais profondément contestée.

Sur les réseaux sociaux, les réactions sont partagées. Si certains saluent « la disparition d’une bibliothèque vivante », selon l’adage africain, d’autres rappellent les zones d’ombre d’un parcours intimement lié aux régimes autoritaires postcoloniaux. Dans le pays, le souvenir de Mworoha Emile divise. Car sa trajectoire intellectuelle, politique et idéologique fut loin de faire l’unanimité.

Dans sa vie, son parti pris pour la France, alors que les Barundi sont en guerre contre la « Croix et la Bannière » [1] depuis le XIXᵉ siècle, était vu comme une haute trahison à l’encontre d’Ingoma y’Uburundi, l’État traditionnel burundais.

Dès les années 1960, à l’avènement de la République en 1966, il choisit de se ranger du côté de l’État néocolonial qui prend alors le relais de la dyarchie traditionnelle (Karyenda/Mwami) [2]. Il sera bientôt nommé premier secrétaire général de la JRR, la Jeunesse Révolutionnaire Rwagasore du régime du président-dictateur Micombero Michel. Lors du génocide contre les Hutu du Burundi de 1972 [3] ayant occasionné la destruction de l’Ubumu (la chose ou la manière de maman, Mukakaryenda : système socio-économique traditionnel des Barundi), Mworoha aurait activement pris part aux campagnes d’épuration [4] .

La fin des années 1970 le voit aux côtés du dictateur Bagaza Jean-Baptiste. Tous deux décident de faire construire une minoterie à Muramvya, précisément sur le site sacré du temple de Ndago. Ce lieu hautement symbolique abritait les Bigabiro, arbres-mémoires plantés en l’honneur des 247 héros tombés lors de la bataille de Ndago du 5 juin 1899. Ce jour-là, des milliers de Badasigana, les soldats du Mwami Mwezi Gisabo Gisonga, avaient affronté les troupes coloniales allemandes du capitaine Robert von Bering, surnommé « Bwana Birenge », venues équipées de mitrailleuses américaines.

Mworoha Emile, malgré sa position d’historien, n’échappera pas aux critiques. Nombre de ses collègues africains lui reprochent son afropessimisme persistant [5] – cette idée que l’Afrique ne peut progresser sans l’Occident – hérité de l’école française d’histoire, au détriment des études postcoloniales, des courants afrocentristes (Cheikh Anta Diop, Molefi Kete Asante, Ama Mazama, etc.) et des études décoloniales.  Ses ouvrages majeurs, tels que Histoire du Burundi (1987) [6] ou Peuples et rois de l’Afrique des Lacs (1977) [7], sont aujourd’hui jugés partiels, orientés, voire incomplets. Dans ses récits historiques, l’outil géostratégique ( géopolitique) colonial du conflit interethnique Hutu-Tutsi est souvent présenté selon une grille d’analyse héritée, sans jamais remettre en question ce piège social meurtrier savamment orchestré par la Colonisation pour saper l’unité des Barundi [8].

Et pourtant, malgré ces zones d’ombre, une part de son héritage demeure. En 1977, il contribua à la création du Musée Vivant de Bujumbura, un lieu culturel encore apprécié aujourd’hui. Et pour beaucoup, sa thèse de doctorat [9], soutenue à la Sorbonne sous la direction d’Yves Person, restera son œuvre la plus rigoureuse.

En 2017, son ultime publication – Un demi-siècle d’histoire du Burundi – fut présentée comme un regard rétrospectif sur sa carrière et sur les turbulences du pays.

Aujourd’hui, Mworoha Emile n’est plus, alors que le Burundi tente de réécrire son histoire loin des influences coloniales. Son souvenir, lui, continuera d’alimenter les débats entre héritage scientifique, engagement politique et mémoire nationale.

Références :

[1] Baranyanka Charles. Le Burundi face à la Croix et à la Bannière. Bruxelles, 2015.

(La “Croix et la Bannière” désigne l’alliance historique du Vatican, de la France – via les Pères Blancs de Lavigerie –, de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la Belgique et des États-Unis contre l’ordre traditionnel burundais depuis le XIXᵉ siècle.)

[2] Nahimana Karolero Pascal. Histoire du Burundi : Les grandes dates de l’histoire des Barundi et de l’État millénaire africain – Ingoma y’Uburundi. Bruxelles : Génération Afrique, 2024.

[3] Kubwayo Félix. La lente reconnaissance du génocide de 1972 contre les Hutu du Burundi : Les faits et l’exécution du génocide par le pouvoir de Micombero. Bruxelles, 2025.

[4] Mworoha, E. (1972). Lettre adressée au Gouverneur, au Procureur, et au Commandant [Document officiel]. Jeunesse Révolutionnaire Rwagasore, Permanence nationale, B.P. 478, Bujumbura. République du Burundi. https://burundi-forum.org/wp-content/uploads/2025/06/1972-SECRETAIRE-DE-LA-JRR-A-GOUVERNEUR-PROCUREUR.jpg

[5] Dumont, R. (1962). L’Afrique noire est mal partie. Seuil. Paris, France.

(« Sans le Blanc, l’Afrique ne peut y arriver »)

[6] Mworoha, E. (1987). Histoire du Burundi, des origines à la fin du XIXe siècle. Hatier. Paris, France.

[7] Mworoha, É. (1977). Peuples et rois de l’Afrique des Lacs. Le Burundi et les royaumes voisins au XIXe siècle. Les Nouvelles Éditions Africaines. Paris, France.

[8] Nahimana Karolero Pascal. Camps de concentration du Burundi (1996–2002) : Les oubliés des collines – Mémoires d’un peuple enchaîné –. Bruxelles : Génération Afrique, 2025.

[9] Mworoha, E. (1975). Institutions, rites et structures étatiques des anciennes monarchies des Grands Lacs africains (des origines au XIXe siècle). Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, Faculté des Lettres et Sciences Humaines. Paris, France. [Thèse de doctorat de troisième cycle en histoire, sous la direction d’Yves Person].

Sources : Nahimana P. , http://burundi-agnews.org – Samedi 21 juin 2025 | Photo : Jimbere