Pourquoi l’avion du secrétaire général de l’ONU Dag Hammarskjöld s’est-il écrasé le 18 septembre 1961? Le journaliste danois Mads Brügger a enquêté pendant 6 ans sur cette affaire. Diffusé par la RTS, son documentaire accrédite la thèse d’une attaque par des mercenaires européens préparée en Afrique du Sud.
Mort du secrétaire général de l’ONU
Le 18 septembre 1961, le secrétaire général de l’ONU Dag Hammarskjöld trouve la mort avec 15 autres personnes dans le crash de son avion l’Albertina. L’appareil, un DC-6, avait disparu peu après minuit alors qu’il s’approchait de l’aéroport de Ndola, dans le protectorat britannique de la Rhodésie du Nord (actuelle Zambie, voir carte ci-dessous). Son épave est retrouvée 15 heures plus tard, à 13 km du tarmac. La majorité des corps sont carbonisés. Celui de Dag Hammarskjöld est intact. Un as de pique a été glissé dans le col de sa chemise.
Le secrétaire général de l’ONU devait rencontrer le président du Katanga, une province congolaise qui avait proclamé son indépendance en 1960, au grand dam du Congo belge, lui-même devenu indépendant. Dag Hammarskjöld s’était fixé comme objectif de mettre fin à la guerre civile et avait envoyé des Casques bleus.
A la suite d’un échec militaire, il souhaitait négocier directement un accord de paix avec le président sécessionniste, Moïse Tshombé.
Mais des intérêts financiers et géopolitiques étaient en jeu. Les célèbres mines de cuivre du Katanga étaient alors exploitées par l’Union minière, un groupe industriel ayant des attaches belges et britanniques. La Belgique apportait même un soutien militaire à la province. Dag Hammarskjöld avait été mis en garde contre la dangerosité de son projet (voir encadré). Son décès prématuré apparut rapidement comme le résultat d’un complot.
La version officielle: l’accident
L’enquête officielle, organisée par les autorités coloniales britanniques, conclut à une erreur de lecture de l’altimètre. L’épave de l’avion est enterrée près de l’aéroport. De son côté, Dag Hammarskjöld, suédois, reçoit le prix Nobel de la paix à titre posthume.
En 1962, un rapport de la Commission d’enquête des Nations unies suggère que le charter aurait pu être saboté puisqu’il est resté 2h sans surveillance. En l’absence de preuves, le dossier en reste là pendant plusieurs décennies.
Une attaque perpétrée par une organisation sud-africaine
Au terme de ses 6 ans d’enquête, le journaliste-réalisateur Mads Brügger arrive à la conclusion que le crash a été causé par un attentat. Et que cet attentat a été mis en oeuvre par le SAIMR, une organisation sud-africaine de mercenaires qui avait pour objectif de maintenir la suprématie blanche en Afrique australe.
L’une des copies de documents du SAIMR révélée après la fin de l’apartheid. [Cold Case Hammarskjöld ]
La Grande-Bretagne et les Etats-Unis auraient été liés à cette attaque, nommée Opération Céleste.
Cette théorie trouve une résonance dans le rapport de l’ONU publié cet automne. Le juge en charge de l’enquête fustige justement Washington, Londres et Pretoria, en les accusant d’opacité totale sur ce dossier. Même s’ils ont nommé un responsable des archives indépendant, ces trois pays n’ont pas répondu à ses questions.
«L’Afrique du Sud, le Royaume-Uni et les Etats-Unis doivent très certainement détenir d’importantes informations non divulguées»
Mohamed Chande Othman, juriste en charge de l’enquête de l’ONU
Des témoins enfin écoutés
Cette plaque criblée de trou a été donnée au diplomate comme un bout de l’avion de Dag Hammerskjöld. [Cold Case Hammarskjöld
Le Danois Mads Brügger a mené son enquête avec l’aide du Suédois Göran Björkdahl, qui tente de lever le voile sur ce crash depuis 2007. Son père diplomate avait reçu en 1975 à Ndola une plaque percée de trous provenant soi-disant de l’avion de Dag Hammarskjöld. Göran Björkdahl a interrogé de nombreuses personnes, dont une douzaine de charbonniers noirs, qui vivaient non loin du drame et dont le témoignage avait jusqu’ici été écarté.
«Nous avons vu l’avion aller vers l’aéroport pour atterrir. Mais soudain, les lumières de l’aéroport se sont éteintes»
Abraham – témoin
«Il y avait un gros avion qui arrivait par ici, et un petit avion derrière lui. Il y a eu un bruit… Et ça a pris feu»
Caston – témoin
La face cachée est racontée par l’ancien officier de la NSA Charles Southall. Il apprend le jour J que « quelque chose d’intéressant va arriver vers minuit ». Et « 7 minutes après minuit », il entend un enregistrement qui dit: « Je vois l’avion de transport s’approcher en contrebas »; puis, après des tirs de mitrailleuse, « Je l’ai touché »; et enfin « Il s’est écrasé ». Charles Southall précise que le pilote est « Le Ranger Solitaire », un mercenaire belge (en réalité belgo-britannique). Il assure qu’il ne savait pas qu’il s’agissait de Dag Hammarskjöld à ce moment-là. L’enregistrement est envoyé à Washington.
Le contrôleur radio lui n’a rien vu, selon Göran Björkdahl. Il aurait pris des notes de ces conversations mais les aurait détruites le lendemain, avant de les réécrire deux jours plus tard.
La version officielle est enterrée
En 2013, une commission de juristes indépendante publie un rapport qui intègre les recherches de Göran Björkdahl. Les messages radio mentionnés par Charles Southall ont été demandés à la NSA. En vain. Ils sont encore classés top secret.
La commission relève en revanche qu’il est possible que l’avion ait été attaqué. En outre, la théorie d’une bombe lui paraît crédible en raison du contenu des documents de l’Institut sud-africain pour la recherche maritime, le SAIMR. Ces documents mentionnent une « Opération céleste », qui vise « le sabotage de l’avion » de Dag Hammarskjöld avec des explosifs fournis par l’Union minière belgo-britannique, parce que les Nations unies sont devenues « gênantes ». Parmi les conjurés figurent les services secrets britanniques et la CIA américaine. Mais ces documents, révélés par l’archevêque Desmond Tutu en 1998, sont controversés: réalité ou simulacre?
L’ONU nomme un groupe d’experts et la plaque métallique de Göran Björkdahl est analysée.
L’organisme qui défend la race blanche
Plusieurs mois plus tard, le tenace réalisateur Mads Brügger trouve un mercenaire disposé à témoigner: Alexander Jones. Selon lui, le SAIMR était une organisation de mercenaires financée par des gouvernements étrangers et destinée à maintenir la suprématie blanche sur le continent africain via des opérations clandestines. Elle aurait été impliquée dans des coups d’Etat et dans un programme de propagation du virus du sida au moyen de faux vaccins (ce dernier point, largement abordé dans le film, a fait l’objet de plusieurs contestations). Elle comptait près de 5000 membres; la majorité des ordres venait de Grande-Bretagne, selon lui.
«L’Afrique aurait été un continent complètement différent aujourd’hui si on avait permis à Dag Hammarskjöld de vivre et de poursuivre son mandat»
Alexander Jones – ex-mercenaire
L’une des figures emblématiques de cet institut aurait été un certain Keith Maxwell, toujours vêtu de blanc comme les anciens officiers de marine britanniques. Après sa formation, ce mercenaire dit charismatique aurait été envoyé au Congo, dans un laboratoire secret de l’Armée américaine spécialisé dans la recherche sur la guerre bactériologique.
Keith Maxwell parle de l’Opération céleste dans ses mémoires [Cold Case Hammarskjöld ]
Keith Maxwell parle de l’Opération céleste dans ses mémoires [Cold Case Hammarskjöld ]
Dans les années 90, il aurait donné de précieux documents au journaliste sud-africain De Wet Potgieter, ainsi qu’à la mère d’une biologiste recrutée par le SAIMR retrouvée assassinée.
Keith Maxwell évoque l’Opération Céleste dans ses mémoires. Il décrit une séance présidée par le commodore Wagman devant déterminer de quelles façons tuer Dag Hammarskjöld à son arrivée au Congo. Il mentionne également une bombe posée dans la trappe du train d’atterrissage de l’Albertina. Selon l’ex-mercenaire Alexander Jones, trois options avaient été retenues: une bombe, un avion de chasse et des tirs depuis le sol. Le commodore Wagman s’appelait en réalité Robert Wagner.
« Le Ranger solitaire », un mercenaire belgo-britannique
En avril 2014, la déclassification d’un télégramme américain renforce la piste du mercenaire. Avant même que l’épave soit localisée, l’ambassadeur des Etats-Unis au Congo a informé Washington que l’auteur des tirs serait Vak Riesseghel. Ceci confirme les déclarations de Charles Southall, « Le Ranger solitaire » se nommant Jan van Risseghem.
Pierre Coppens, un ancien parachutiste ami du pilote, assure que Jan van Risseghem lui aurait confié son crime, en lui précisant avoir tiré sur les réservoirs situés sur l’aile gauche de l’Albertina, après un décollage de Kipushi, sur une piste aménagée par l’Union minière.
Le réalisateur précise que les jours qui entourent le crash ne sont pas répertoriés dans le carnet de vol. Il indique aussi que Jan van Risseghem a sans doute volé avec son Fouga Magister et qu’un télex indique que le chef du Katanga avait demandé deux avions de chasse à la Rhodésie britannique la veille du crash.
La récente enquête du journaliste français Maurin Picard* contredit la plupart de ces points. Selon lui, le pilote pourrait avoir été le mercenaire allemand Heinrich Schäfer; l’avion était un Dornier 28, dont on retrouve la trace 36 h plus tard à Brazzaville, dans l’ex-Congo français. Et Risseghem n’a jamais parlé de Kipushi.
>> Ecouter l’interview de Maurin Picard:
Dag Hammarskjöld, le secrétaire général des Nations unies de 1953 à 1961. [Horst Faas – AP Photo/Keystone]© Horst Faas – AP Photo/Keystone
Qui a tué Monsieur H, le secrétaire général de l’ONU en 1961? Interview de Maurin Picard / Tout un monde / 10 min. / le 15 novembre 2019
L’ONU possède désormais des clichés qui montrent des impacts de balles sur la carlingue. Mais le commanditaire de l’attentat présumé reste un mystère. Keith Maxwell aurait brûlé les photos et les microfilms des opérations du SAIMR à l’étranger de 1952 à 1984. Quant à la plaque métallique percée de trous de Göran Björkdahl, elle vient probablement d’un Land Rover, selon le FBI. Le principal témoin, Alexander Jones, est désormais en contact avec l’ONU et a déménagé dans un lieu tenu secret.
Caroline Briner
* »Ils ont tué Monsieur H », Maurin Picard, Edition du Seuil, 2019
Publié le 7 décembre 2019 à 14:04 – Modifié le 9 décembre 2019 à 23:32
Monsieur H, l’homme qui dérange
Lorsque la nouvelle du crash est tombée, « il y a eu des cris de joie », assure le journaliste français Maurin Picard, qui dénonce « une conspiration internationale », comprenant des membres du gouvernement britannique, des officiers français, des mercenaires belges et des industriels occidentaux.
Dag Hammarskjöld était habité par « une forme de messianisme ». Il voulait protéger les pays décolonisés des tentacules des anciennes puissances et était devenu un héros en Afrique et un peu en Asie. C’était un « bourreau de travail qui dormait 3 heures par nuit ». Son aura était grandissante.
Monsieur H « a crû pouvoir régler le problème du morcellement au Congo », analyse Maurin Picard. Mais en voulant favoriser la réunification, il soutenait le gouvernement congolais de Patrice Lumumba, un socialiste aidé des Soviétiques et détesté des Américains, qui fut assassiné en janvier 1961.
Quel Congo?
Ex-Congo belge
Indépendant le 30 juin 1960, le pays se nomme République du Congo et est surnommé Congo-Léopoldville (aujourd’hui Congo-Kinshasa). Renommé Zaïre entre 1971 et 1997, le pays se définit aujourd’hui comme la République démocratique du Congo (RDC).
En 1960, ce n’est pas seulement le Katanga qui revendique son indépendance mais aussi le Sud-Kassaï. La sécession de ces deux provinces minières prendra fin respectivement en janvier 1963 et en décembre 1961, après les offensives du général Mobutu Sese Seko, soutenu par les Etats-Unis et l’ONU.
Ex-Congo français
Indépendant le 15 août 1960, le pays se nomme République du Congo et est surnommé Congo-Brazzaville.
L’aéroport de Ndola, à proximité duquel a eu lieu l’attentat
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