Août 2022, les Kenyans se rendent aux urnes. L’Afrique et la communauté internationale retiennent leur souffle. Les violences de 2008 sont encore dans toutes les mémoires. Raila Odinga, « l’éternel opposant », joue sa dernière chance. Le pays va faire démentir les pronostics lugubres. Eclairage pour Iwacu de Huguette Kazeneza, politologue burundaise qui suit la politique au Kenya et dans l’EAC.
Quelques semaines avant le 9 août 2022 (jour des élections), les « Nairobiens » ont vu l’arrivée de nombreux envoyés de différentes « missions d’observation des élections », des diplomates et une cohorte de journalistes venus du monde entier.
Les élections au Kenya ont mobilisé l’attention non seulement de la région, mais de tout le continent, voire une large partie du monde entier. Il y a de quoi : le pays est grand, très connu, touristique et jouit d’un fort potentiel économique.
Il y a une raison. Le pays a connu un passé sanglant, suite à des élections notamment. Souvenez-vous de la crise post-électorale de 2007-2008 : elle a fait plus de 1 100 victimes et plus de 650 000 personnes déplacées.
Les fantômes du passé
Petit rappel. Un an après le jour de l’indépendance, le Kenya a eu son premier président le 12 décembre 1964. Depuis, il a connu 4 présidents. Le premier, Jomo Kenyatta, est resté au pouvoir 13 ans. Le second, Daniel Arap Moi a dirigé le pays durant 24 ans. Fin 1991, c’est Arap Moi qui va lever levait l’interdiction des partis d’opposition.
Dans un pays autorisant le multipartisme, Daniel Arap Moi a été reconduit au pouvoir lors des premières élections multipartites en 1992 et à nouveau en 1997. Il a quitté le pouvoir en 2002.
Puis est venu Mwai Kibaki en 2002. Après les élections controversées de 2007 qu’il aurait remportées, la violence a éclaté. En 2008, un accord de paix a été conclu entre Kibaki et Raila Odinga (le chef de l’opposition) et ils ont formé « le gouvernement de grande coalition ».
En 2010, le Kenya a adopté une nouvelle Constitution, les deux mandats présidentiels ont été confirmés et la décentralisation a été adoptée.
En 2013, lors des élections, Uhuru Kenyatta a été élu 4ème président dans un contexte électrique. Pour rappel, suite aux violences enregistrées dans le pays, peu avant ces élections, Uhuru Kenyatta et William Ruto avaient été suspectés de crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale (CPI). En 2015, les charges ont été finalement abandonnées.
Pour comprendre l’intérêt des élections de 2022, il faut garder à l’esprit que celles de 2017 sont restées inoubliables au Kenya et en Afrique : elles ont été annulées par la Cour suprême et de nouvelles élections ont eu lieu en octobre 2017.
Elles ont été remportées par le président Uhuru Kenyatta, mais ont laissé un pays divisé. Fracturé. Raila Odinga est convaincu qu’on lui a « volé sa victoire. » Le Kenya va frôler la guerre civile.
En mars 2018, au grand soulagement des Kenyans et du monde, le président Uhuru Kenyatta et son adversaire Raila Odinga ont décidé de dépasser leurs différends. C’est le fameux « handshake » (une poignée de main).
Cette poignée de main, quoi qu’on en dise, a en quelque sorte apporté une certaine stabilité dans le pays. Elle a également créé un clivage entre le président Kenyatta et son vice-président Ruto. Ruto s’est senti « trahi » par le président Kenyatta. De plus, la « handshake » signifiait aussi certains privilèges et positions pour le camp Odinga au détriment du camp Ruto.
L’année dernière, une initiative référendaire intitulée « Building bridge initiative » a été stoppée par la Cour suprême alors qu’elle était soutenue par le président Kenyatta et Odinga, qui ont depuis créé une coalition Azimio la Umoja (quête pour l’unité en swahili).
De leur côté, le vice-président William Ruto et un certain nombre d’autres politiciens ont créé une coalition « Kenya Kwanza » ( Kenya d’abord).
Malgré une certaine peur diffuse et quelques incidents lors des campagnes électorales, le jour du scrutin et lors des dépouillements des votes, le Kenya est resté calme.
La démocratie la plus progressiste de l’EAC
Il y a beaucoup à apprendre du processus électoral de 2022. D’abord, saluons une certaine maturité de ce peuple. Il est très rare en Afrique que les partis politiques aient des campagnes électorales pacifiques où tous les partis politiques et leurs candidats peuvent se rendre partout dans le pays et organiser des rassemblements sans incident. Les candidats ont pu faire campagne sans être harcelés par la police ou par d’autres candidats.
Le gouvernement et le système de sécurité, sans s’ingérer dans la campagne, ont offert la sécurité aux candidats. Ils ont sécurisé les lieux où se tenaient les rassemblements. Globalement, la campagne électorale de 2022 a été très pacifique.
Les médias ont eu accès aux rassemblements et les journalistes n’ont pas été harcelés. Les organisations de la société civile et les chefs religieux interpellaient constamment les candidats qui utilisaient des propos haineux ou un langage inapproprié. Mieux, les organisations de la société civile ont été autorisées à mener des activités d’éducation civique concernant les élections dans tout le pays.
Ce qui m’a le plus fasciné, c’est la collaboration entre la commission électorale et les partis politiques, les organisations de la société civile et les chefs religieux. La commission électorale a tenu de nombreuses réunions avec différentes parties prenantes et a essayé de créer la confiance et de minimiser les critiques en répondant aux nombreuses préoccupations des partis politiques. La commission électorale disposait même d’un comité de coordination des jeunes chargé de défendre les questions concernant les jeunes candidats et les jeunes électeurs.
Le système électoral a beaucoup fait appel à la technologie. Les empreintes digitales ont été utilisées et les résultats peuvent être vérifiés. Il existe un système de vérification à quatre voies : du bureau de vote, puis au niveau de la circonscription, au niveau du comté (province) et au niveau national.
Les candidats ont été autorisés à avoir leurs agents à tous ces niveaux de dépouillement et de pointage (tallying), et tous les observateurs électoraux accrédités ont été autorisés à observer l’ensemble du processus.
Le Kenya est également une démocratie progressiste dans le sens qu’il permet aux citoyens de choisir leurs représentants individuellement et non sur des listes bloquées. Les citoyens sont autorisés à voter leurs membres de l’assemblée du comté (provinces), les membres du parlement, les sénateurs, les gouverneurs, les femmes représentantes et le président.
Il n’est pas rare de rencontrer quelqu’un qui vous dit qu’il a voté pour des personnes venant de différents partis politiques pour différents sièges. Cela se produit lorsque les gens ne votent pas pour des partis politiques, mais pour « des idées. »
Last but not least, j’ai été frappée par un certain « fair play » des politiques kenyans. Beaucoup de candidats qui ont perdu ont reconnu leur défaite et félicité leurs adversaires. Et ceux qui ne sont pas satisfaits des résultats peuvent aller en justice.
Le 15 août, la commission électorale a déclaré William Ruto vainqueur du siège présidentiel dans une déclaration controversée. Certes, quatre des sept commissaires électoraux ont tenu une conférence de presse où ils se sont désolidarisés de la déclaration du président de la commission électorale. Mais même dans ce moment tendu, les commissaires ont été autorisés à rendre publiques leurs préoccupations et interrogations. La police de son côté a protégé le président qui faisait face à des menaces de la part des partisans d’Odinga en colère.
Le 16 août, dans un discours digne d’un homme d’Etat, Odinga a appelé ses partisans à éviter la violence et a promis d’utiliser des « moyens constitutionnels » pour protester. Pourtant, il sait qu’ à 77 ans, ces élections étaient sa dernière chance pour accéder à cette présidence pour laquelle il se bat depuis plus de 20 ans (quintuple candidat à la présidentielle). Un magazine de la région a d’ailleurs fait cette Une terrible sur « The man who will never be Président ».
Ce que l’Histoire gardera
Plusieurs chercheurs, collègues et amis me demandent « ce que je pense de ces élections ». Je dirais que ce pays développe la démocratie la plus progressiste de l’EAC.
Mais l’analyste politique que je suis reste naturellement prudente. Je sais que la paix n’est jamais définitivement acquise et que le compromis doit être permanent. Mais pour le moment, j’observe ceci et ce n’est pas rien :
– Des campagnes électorales sans violence et harcèlement sont possibles.
– Deux mandats pour un président sont possibles et il est possible pour un président de respecter la Constitution et de quitter le pouvoir.
– L’utilisation de la technologie lors d’une élection est possible et devrait être encouragée.
– Des élections sans couper l’internet pendant toute la période électorale (avant, pendant et après) sont possibles.
– Aucune plate-forme de médias sociaux n’a été interdite ou suspendue. L’électricité était là et tout était montré en direct. Les médias rapportaient de partout dans le pays le jour des élections et les jours suivants du dépouillement.
– Enfin, les résultats étaient accessibles au public sur le site internet de la commission électorale.
– Ceux qui ne sont pas satisfaits des résultats peuvent porter plainte
En Afrique, le Kenya fait-il la différence ? Disons-le, oui ! C’est d’abord le pays le plus riche de l’EAC. Mais il dispose d’une autre richesse qui manque à beaucoup de pays africains : des hommes capables d’accepter la défaite. Raila Odinga, battu et probablement à la fin de sa carrière, pouvait mettre ses partisans dans la rue. Bref, brûler le pays. Une phrase m’a frappé dans son discours qui consacrait sa défaite :
« Let no one take the law into their own hands. We’re pursuing constitutional and lawful channels and processes to invalidate Chebukati’s illegal and unconstitutional announcement. We are certain that justice will prevail. » (Que personne ne se fasse justice lui-même. Nous allons poursuivre des voies et des processus constitutionnels et légaux pour invalider l’annonce illégale et inconstitutionnelle de Chebukati. Nous sommes certains que la justice prévaudra.)
Cela s’appelle avoir le sens de l’Etat. C’est ce que gardera l’histoire et c’est peut-être la plus grande victoire de Raila Odinga, l’homme qui ne sera jamais Président…
*Huguette Kazeneza, formée en Relations internationales et en études de la paix ( Hekima University College /Kenya) est également titulaire d’une licence en philosophie/ théologie de la Pontificia Università della Gregorianna (Rome/Italie). Elle a consacré sa thèse sur la Médiation Régionale dans les pays africains. Elle est aussi alumni du premier Forum international de médiation des jeunes femmes. Peacebuilder passionnée et défenseure des droits de jeunes très engagée, Huguette Kazeneza travaille sur les sujets de bonne gouvernance, de paix et sécurité en relations avec les jeunes et les femmes, l’inclusion des jeunes dans les instances de décision, le leadership des jeunes. Actuellement, elle travaille comme Attaché de Programme Régional (YouLead Africa Program).
Par Huguette Kazeneza (Iwacu)