Au Rwanda, « les autorités réintègrent l’ethnie dans le discours politique»
(Rue89 19/07/14)
Le chercheur français André Guichaoua, auteur de « Rwanda : de la guerre au génocide » (éd. La Découverte, 2010), est l’un des spécialistes français les plus pointus sur la région des Grands Lacs, qu’il sillonne depuis 1979.
Présent à Kigali en avril 1994, lors du génocide, il s’assure que ses livres et documents annexes soient traduits en kinyarwanda. Il a été témoin-expert auprès du Tribunal pénal international sur le Rwanda (TPIR) et fait partie de ceux qui contestent une lecture simpliste de l’histoire rwandaise.
Pour lui, le lien entre l’attentat contre l’avion de Juvénal Habyarimana et le début du génocide n’est pas prouvé. La mise hors de cause du Front patriotique rwandais (FPR, au pouvoir depuis 1994) dans cet attentat n’est pas non plus évidente, malgré le rapport d’enquête publié en janvier 2012 par le juge Marc Trévidic, qui situe le lieu physique des tirs de missile ayant touché l’avion au camp militaire de Kanombe, sous contrôle du pouvoir hutu de l’époque.
L’instruction du procès qui se déroule en France sur une plainte des familles des membres français de l’équipage de l’avion abattu touche à sa fin, mais pas les querelles qui persistent au sujet du Rwanda. Loin de là…
Quel est leur enjeu ? Rien moins que l’écriture de l’histoire, la légitimité de Paul Kagamé et la part d’ombre du FPR, qui a commis des crimes de guerre après le génocide sur lesquels il est très difficile de revenir. Sollicité par le TPIR pour enquêter sur ces crimes, avant la mise à l’écart en 2003 de la procureure Carla del Ponte, André Guichaoua n’est plus le bienvenu depuis dix ans au Rwanda. Entretien.
Que pensez-vous de la fin annoncée du procès en France autour de l’attentat perpétré contre l’avion de Juvénal Habyarimana ?
La seule mauvaise nouvelle à retenir, c’est que le juge reconnaît ne pas être en mesure de poursuivre quiconque. On ne connaîtra jamais les auteurs de cet attentat, sauf si le tribunal demande un renvoi sur le fond. Un éventuel non lieu n’innocentera personne, sauf si le juge le dit. Un non lieu n’innocente pas. Il signifie que les éléments dans le dossier ne sont pas suffisants.
Quels sont, brièvement, les antécédents de la tragédie rwandaise ?
La guerre enclenchée en 1990 au Rwanda par la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR), créé par des réfugiés tutsi en Ouganda, a progressivement cristallisé le clivage ethnique et conduit à une bipolarisation du champ POLITIQUE national en deux camps pro-hutu ou pro-tutsi, adossé chacun à des blocs militaires mono-ethniques.
Après l’attentat du 6 avril 1994 qui a causé la mort du président rwandais Juvénal Habyarimana, les noyaux extrêmistes pro-hutu nordistes, originaires ou proches du terroir présidentiel, ont procédé à l’élimination des personnalités politiques hutu et tutsi susceptibles d’assurer la continuité du processus de transition politique. Ce processus avait été défini par les accords de paix d’Arusha. Les extrémistes pro-hutu nordistes ont aussi évincé les officiers légalistes dans l’armée. La guerre entre les Forces armées rwandaises et le FPR a repris aussitôt.
L’installation d’un gouvernement intérimaire coopté par les militaires putschistes a accompagné l’ouverture d’un second front, une guerre dans la guerre, avec l’élimination systématique des populations civiles tutsi de l’intérieur, désignées comme complices de l’agresseur venu d’Ouganda. Le Rwanda a alors été abandonné à son sort par les grandes puissances et les Nations unies. Le génocide a duré trois mois jusqu’à ce que le FPR ait pris le contrôle de l’ensemble du pays.
Quand les polémiques sur le Rwanda ont-elles commencé ?
Les polémiques ont commencé dès lors qu’il s’est agi de s’interroger sur le pourquoi de cette tragédie.
Pour les uns, ce sont des extrémistes hutu qui sont les auteurs de l’attentat du 6 avril contre le président Habyarimana et les organisateurs du génocide qui l’a suivi. Pour les autres, Paul Kagamé et le FPR sont les commanditaires de l’assassinat du président, et de ce fait les responsables de la reprise de la guerre et du génocide des Tutsi. Ces deux approches correspondent à des camps où des personnalités politiques, des responsables militaires, des journalistes, des organisations associatives, culturelles et autres s’affrontent avec une grande virulence au rythme de l’actualité rwandaise.
Mais le débat sur l’attentat n’est lui-même que l’expression d’un clivage plus ancien qui permet de comprendre pourquoi la communauté internationale n’est pas intervenue pour faire cesser les massacres et a laissé ensuite la guerre et le génocide aller jusqu’à leur terme.
Ce refus et cette impuissance assumés illustraient les divisions qui ont prévalu tout au long de ce conflit entre les grandes puissances impliquées dans la région. Des choix partisans contradictoires s’exprimaient aussi ouvertement sur place entre les deux représentants officiels des Nations unies, le commandant de la Minuar chargé du maintien de la paix, et le représentant du secrétaire général des Nations unies. C’est pourquoi il n’y a eu aucune coordination ni appui des troupes étrangères venues à Kigali pour assurer l’évacuation de leurs ressortissants à la mission des Nations unies sur place depuis la fin 1993, ni même entre les troupes belges et françaises qui, implicitement ou explicitement, avaient déjà pris le parti d’un camp.
Après qu’un camp vainqueur se soit imposé, la gestion de la transition politique qui a vu le FPR prendre progressivement le contrôle de tous les leviers du pouvoir a entretenu et durci ces logiques exclusives de camp.
Dans quels domaines les querelles ont-elles été les plus vives ?
Elles ont porté sur la partialité des politiques judiciaires mises en œuvre au niveau international puis national pour poursuivre les responsables des crimes imprescriptibles commis en 1994. Et, plus largement, mener conjointement la lutte contre l’impunité, pour la vérité et la paix. Ainsi, la justice populaire « gacaca » n’a vraiment démarré qu’en 2004, après la fin de la transition politique, quand le FPR a pu renouveler toutes les instances politiques et d’encadrement des populations avec des membres issus de ses rangs. Après aussi que la prescription décennale de tous les crimes autres que le génocide n’autorise des poursuites contre les Tutsi.
Au cœur des polémiques se trouve aussi le rôle éminent que joue le Rwanda dans la guerre régionale qui se poursuit depuis 1996 sur le territoire congolais. Selon les camps, l’interventionnisme militaire rwandais est justifié au nom de la lutte contre les « génocidaires » qui y sont réfugiés et qui compromettraient la sécurité du Rwanda. Ou s’explique par une volonté d’expansionnisme et de pillage des richesses minières de l’est du Congo, dont une large part transitent par le Rwanda et l’Ouganda.
Comment expliquer que le débat soit aussi virulent en France ?
DES raisons « structurelles » ajoutent des débats franco-français aux passions rwandaises.
Le Congo (ex-Zaïre), le Burundi et le Rwanda ont été intégrés dans la zone de « maintien de la paix » relevant de la France lors des réunions dites des chefs de file qui se sont tenues au cours de l’année 1975 entre les pays occidentaux. A partir de cette date, la France a pris le leadership des interventions militaires au Congo, régulièrement menacé d’implosion et le soutien aux régimes burundais et rwandais a été constant comme éventuelles bases d’appui. Ce soutien s’est formalisé par des accords de défense.
En 1990, la France s’est donc trouvé engagée politiquement et militairement aux côtés du régime Habyarimana, agressé par des forces armées venues d’Ouganda. Des appuis militaires ponctuels et l’envoi de matériels et de formateurs français ont duré au moins jusqu’à la signature des accords de paix d’Arusha d’août 1993.
La France a aussi pris la direction d’une mission militaro-humanitaire sous mandat des Nations unies en juin 1994 pour constituer une « zone humanitaire sûre » dans le sud-est du pays, qui a fixé pendant plusieurs mois des centaines de milliers de déplacés hutu fuyant l’avancée des troupes du FPR.
Dans le cadre des polémiques décrites précédemment, les interventions françaises pouvaient donc être présentées sur un mode accusatoire, celui de la « complicité » avec les auteurs du génocide des Tutsi, ou défendues au nom des principes officiels de maintien de la paix et de stabilité des régimes qui fondent la politique française en Afrique. Selon cette optique, il s’agissait d’empêcher la déstabilisation du régime Habyarimana face au FPR.
Une autre raison tient aux effectifs de ressortissants rwandais installés sur le territoire français au même titre qu’en Belgique pour l’Europe. Mais la virulence propre à la situation française s’est nourrie de soupçons sur le maintien de liens et d’appuis avec le camp vaincu, sur l’existence de filières facilitant l’accueil sur le territoire français de dignitaires du régime Habyarimana fortement soupçonnés d’avoir commis des crimes majeurs au cours de la guerre et du génocide.
Se sont ajoutées ensuite de graves erreurs politiques des autorités françaises qui n’ont pas souhaité engager des procès envers des accusés rwandais hébergés sur le territoire national comme plusieurs pays européens l’ont fait, sauf un unique procès – ô combien symbolique : celui sur les auteurs de l’attentat du 6 avril débouchant sur l’inculpation des chefs militaires les plus éminents du nouveau régime.
Quelle est votre position sur l’attentat perpétré le 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana ?
Sur le plan factuel, l’attentat en tant que tel ne peut pas être considéré comme la cause du génocide. Le gouvernement en place le 6 avril 1994 n’était pas génocidaire. Son Premier ministre et le haut commandement militaire n’étaient pas génocidaires. Le génocide est l’aboutissement d’une stratégie politique, mise en œuvre à partir du 7 et du 8 avril par des groupes politico-militaires extrémistes hutu, ceux qui avaient le plus à perdre s’ils ne s’imposaient pas, qui ont estimé qu’avec l’attentat et la reprise inéluctable de la guerre, le moment était venu de trancher par les armes le conflit avec le FPR et d’en finir avec les forces politiques qui le soutenaient à l’intérieur.
Cette issue n’était ni fatale ni anticipée. Au fil des jours et des semaines, les logiques de confrontation paroxystique n’ont pu être poussées aussi loin que parce que les protagonistes ont refusé toute autre issue, que les coûts humains et matériels induits leur ont paru acceptables au regard des objectifs finaux poursuivis.
Quel est alors l’enjeu de cette querelle ?
L’histoire du Rwanda réécrite par les nouvelles autorités inscrit la haine des Tutsi dans l’histoire longue et le projet génocidaire comme consubstantiel à l’instauration de la République lors de l’indépendance. Elle projette sur l’ensemble de la seconde République l’image globalisante des forces hutu extrémistes qui commirent le génocide en 1994.
Ainsi, le programme Ndi Umunyurwanda (« Je suis rwandais ») lancé en 2013 par les autorités rwandaises propose à chaque Hutu de demander pardon pour les crimes commis au nom de tous les Hutu, et ensuite à chaque Tutsi de pardonner au nom de tous les Tutsi. Ces autorités réintègrent l’ethnie dans le discours politique, alors qu’elles avaient jusque-là mis hors la loi les catégorisations ethniques. Elles ancrent ainsi une partition idéologique de la population : culpabilité collective d’un côté, innocence et impunité collectives de l’autre.
Dans ce contexte d’exclusive, toutes les personnes et notamment les chercheurs qui s’intéressent au Rwanda en essayant de dépasser les logiques de bons et méchants, pour rendre compte de manière un peu moins simplistes de ces événements, se trouvent renvoyées dans un camp ou dans l’autre.
Vingt ans après, on s’empoigne encore sur le Rwanda. Pourquoi ?
D’une part, les polémiques accompagnent la dimension internationale prise par la mémoire du génocide. D’autre part, elles sont devenues un instrument de la diplomatie rwandaise, qui contribue à les exporter. Le contexte est en train de changer : la diplomatie dérogatoire accordée au Rwanda par la communauté internationale en matière de démocratie et de droits de l’homme prend fin. Cette diplomatie s’est faite au nom du génocide jusqu’à une période récente.
Des partis d’opposition rwandais ont écrit en mai au secrétaire général des Nations unies pour demander une enquête internationale sur l’attentat contre l’avion de Habyarimana. Comment analysez-vous cette démarche ?
La France était assurément le pays le moins indiqué pour s’engager sur ce dossier.
Mais cette demande n’a pas d’avenir. Pendant toute son existence, le TPIR a cherché à prouver la thèse dite de la « planification du génocide », c’est-à-dire de l’entente en vue de l’organiser.
S’il avait pu disposer de la moindre preuve tangible, susceptible d’être validée contradictoirement par les juges, de la culpabilité des « extrémistes hutu » dans l’organisation de l’attentat, aucun procureur n’aurait résisté à intégrer l’attentat du 6 avril dans son mandat et à poursuivre les accusés présumés.
Pourquoi ne l’ont-il pas fait ? Pourquoi le Rwanda ne l’a-t-il pas exigé alors qu’il a fait plier tous les procureurs successifs à ses desideratas ? Pourquoi aujourd’hui, alors qu’il est membre du Conseil de sécurité, ne le demande-t-il pas ?