Corruption en Afrique : et si Internet en permettait l’éradication
(Le Point 22/07/14)

La corruption coûterait jusqu’à 25 % du PIB à certains pays africains. Internet et des outils de TIC pourraient lui porter un sacré coup. Une ville en Afrique. Peu importe laquelle. Un homme, ce pourrait être une femme, d’une trentaine d’années se rend dans un commissariat. Il (elle) veut un passeport. L’agent fait la sourde oreille, traîne les pieds et se montre peu motivé. Il (Elle) comprend qu’il faut réveiller la motivation. Une négociation à mots couverts et quelques billets plus tard, l’obtention du passeport peut être envisagée dans des délais supportables. Voilà, l’agent a été « motivé », le service (public) pour lequel il est pourtant payé peut être rendu.

« Notre section au Kenya a fait une étude sur ce phénomène : on estime à un tiers du revenu moyen d’un Kényan dépensé en dessous de tables pour avoir des services dont il devrait bénéficier gratuitement », raconte Chantal Uwimana, directrice Afrique au secrétariat international du mouvement Transparency International. Inscrire ses enfants à l’école, passer la douane, garer sa voiture, profiter d’un service de soins à l’hôpital : tout se monnaie, ou presque. Et c’est une perte monumentale pour le pouvoir d’achat des citoyens africains, lésés par cette corruption qui fait s’envoler des milliards chaque année.

« I paid a bride », un site internet dénonciateur, a été créé

Un site internet a vu le jour pour dénoncer ce phénomène : « I paid a bride » (« J’ai versé un pot-de-vin »). Créé en 2010 par une association non gouvernementale indienne, Janaagraha, son principe est simple : permettre à chacun de témoigner, de raconter et donc de dénoncer un fait de corruption, à travers des anecdotes vécues. Si l’identité des victimes et des corrompus reste secrète (la confession est anonyme), l’internaute peut malgré tout entrer des informations précises : le montant versé, la date, le lieu du pot-de-vin… Si bien que les autorités peuvent facilement reconnaître les personnes concernées. Et les arrêter. C’est ainsi qu’un douanier de Bangalore a été suspendu de ses fonctions pour avoir touché une commission sur un kayak importé des États-Unis… Aujourd’hui, le site compte des millions d’utilisateurs et, grâce à la légitimité de l’association à l’origine de cette action, une version kényane a également été lancée. Le site a déjà collecté plus de 6 000 rapports de corruption au Kenya, soit des milliers de shillings échangés illégalement.
Une prise de conscience pour une vraie transparence

Internet, en partageant l’information, met le problème sur le devant de la scène publique. Car la corruption se nourrit de l’ignorance. Si les grandes affaires de détournements de fonds ou de contrats faramineux remportés sans appel d’offres par des multinationales font la une des journaux d’investigation, la « petite corruption », celle de tous les jours, celle qui permet de « faciliter les choses », s’inscrit dans un quotidien de banalité. « Quand on demande aux personnes : Pourquoi vous ne dénoncez pas la corruption et les pots de vin ?, elles disent que rien ne changera, que le système est ainsi, donc autant ne pas dénoncer ce phénomène », explique Chantal Uwimana, de Transparency International, qui ajoute : « Il y a un fatalisme face à la corruption. Il faut que des actions soient prises : tout ce qui va dans le sens de l’information va dans le sens du changement… »
La nécessité de rendre publics les faits de corruption

En effet, la connaissance par le plus grand nombre de la réalité de ce scandale est en soi une forme de contrôle. L’information encercle les fonctionnaires coupables d’infractions. Ils n’auront ainsi plus l’assurance de les commettre en toute impunité. Le site « I paid a bride » recense les villes où la corruption est la plus élevée, et dans quel domaine. Ce qui incite d’une part les citoyens à se rebeller contre ce qu’ils pensaient être un fait établi, mais aussi les autorités à prendre des mesures pour éradiquer cette corruption dénoncée. « La technologie va permettre de plus en plus de lutter contre la corruption. Grâce à l’Internet, les citoyens peuvent plus facilement savoir ce que leur gouvernement est censé faire (…), ce qui leur permet de tenir les autorités responsables. Au fur et à mesure qu’augmentent les connaissances publiques, la corruption diminue et davantage d’argent arrive à sa destination prévue », prédisait Bill Gates, le fondateur de Microsoft, en janvier 2014 dans sa lettre annuelle. On y va.
Parmi les moyens de la contrecarrer : la bancarisation

Les avancées technologiques ont favorisé la bancarisation des populations. On estime que seules 10 % des transactions en Afrique se font via une banque. C’est peu et cette situation est une sorte de porte ouverte à toutes les dérives. « Dans de nombreux pays africains, le paiement des salaires se fait en cash », raconte Chantal Uwimana. « Si bien que parfois, certains agents ont cru qu’ils avaient eu une augmentation de salaire la première fois qu’ils ont été payés par virement. Non, c’est simplement qu’on ne leur retirait plus les montants liés à la corruption… », poursuit-elle. La technologie laisse une trace, qui dans un serveur, qui sur une ligne bancaire… Les fichiers de transaction permettent donc un contrôle a posteriori. Et aussi d’attraper les acteurs de cette corruption « discrète » et « silencieuse », pour reprendre les mêmes mots que certains spécialistes de ce phénomène. Tous disent qu’il est difficile de l’évaluer et de la combattre puisque, justement, elle échappe à tout contrôle. Elle se niche dans les détails et est tapie dans l’ombre : des enseignants du secteur public qui travaillent dans le privé alors qu’ils sont payés par l’État, d’autres qui font une promesse de bourse en échange d’une distinction… La corruption ne se voit pas toujours, mais ses effets, eux, sont dévastateurs. Et comme souvent, ce sont les plus pauvres qui sont les plus exposés et souffrent le plus de cette corruption.
La corruption n’est pas une fatalité

Au Rwanda, où des mesures sévères ont été prises, elle a quasiment disparu. Tolérance zéro. Et l’exemple vient de très haut. Ailleurs, le combat se met en place. En Angola, par exemple. Recenser les activités illégales des ministres angolais, dont le pays est à la 168e place sur les 180 pays d’Afrique, selon le classement sur la corruption de Transparency International, voilà l’objectif du site de Rafael Marques, « Maka Angola ». Ce journaliste et activiste indépendant s’est lancé dans un combat frontal contre la corruption de son pays, dont près de 70 % de la population vit avec moins de deux euros par jour. Avec les risques que cela comporte. « Nous devons informer la société de l’étendue de ce problème qui fait perdre des milliards de dollars au pays », affirmait-il à l’AFP pour le lancement de son site, en 2009. Depuis, il dit être victime de multiples actes de piratage informatique en guise de représailles et, là aussi, il est persuadé que ces actes viennent de gens puissants. La page Facebook de son ONG, elle, recense près de 85 000 soutiens.
Une autre solution : le crowdfunding

Dans un continent où beaucoup de projets économiques ont à faire avec l’État, comment échapper à cette corruption ? Pour Ahmed Zrikem, un chef d’entreprise marocain qui a grandi aux États-Unis depuis l’âge de douze ans, c’est « quand on utilise les réseaux de gouvernement que la corruption commence ». Lui veut croire qu’on peut faire du business en Afrique sans passer ni par l’État ni par les ONG. C’est ainsi qu’il a lancé « Jump Start Africa », la première plateforme de crowdfounding panafricaine, destinée à financer des projets africains par des dons venus du monde entier. « J’en avais assez de voir l’Afrique caricaturée comme le continent corrompu à qui tout le monde fait des dons » », explique Ahmed, qui s’exprime tantôt en anglais, tantôt en français. « Notre but, avec Jump Start Africa, c’est de connecter directement les gens entre eux », ajoute-t-il. Aujourd’hui, la plateforme est opérationnelle. Depuis le 23 juin dernier, chacun peut proposer son projet et préparer sa campagne. Les équipes de Zrikem font un premier écrémage, mais tout ce qui touche à des projets innovants et créatifs est accepté, s’il respecte la charte déontologique du site. Ensuite, chacun peut soutenir un projet. La sélection se fait donc par l’audience. Si une campagne réussit, c’est qu’elle est bonne. « L’Afrique n’a pas une bonne réputation sur l’argent », explique Ahmed. Alors nous ne touchons jamais à l’argent. Les gens sont rebasculés vers un système de paiement sécurisé, ouvert au monde entier », poursuit-il. Autant dire que la volonté de transparence totale est affichée. Et de fait, selon Ahmed Zrikem, on peut booster l’économie régionale en démocratisant des projets africains… grâce au web ! Et Chantal Uwimana de conclure : « La technologie en soi ne peut pas réduire la corruption : il y a un fait humain d’abord ! C’est donc en mettant Internet au service de la lutte que la corruption va baisser. » Une analyse qui illustre bien un changement de mentalité. Pourvu qu’il s’enracine de plus en plus sur le continent.

Jérémy Collado