C’est le titre d’un édifiant article d’Ann Garrison sur Global Research, au sujet des récents évènements macabres au Pays des Mille Collines, et qui devrait interpeller les pays de la région. Pour rappel, les crises politiques au Rwanda ont toujours eu des conséquences désastreuses sur ses voisins immédiats, le Congo étant l’exemple le plus tragique. L’auteure américaine n’hésite pas à parler d’un second génocide qui serait « lent, silencieux et systématique ». Si le mot « génocide » est d’une symbolique trop lourde pour être adossé à tous les crimes de masse, Ann Garrison révèle des faits qui méritent une attention particulière compte tenu de l’histoire du pays, et pas seulement. Il s’agit tout d’abord de cette affaire des cadavres flottant sur le lac Rweru à la frontière entre le Rwanda et le Burundi et dont la BBC a longuement traité dans son édition du 26 août dernier. Le Burundi a mis en place une enquête après qu’un certain nombre de corps ont été retrouvés enveloppés dans du plastique et flottant sur le lac. Les pêcheurs ont affirmé que des dizaines de corps non identifiés avaient été repérés au cours des dernières semaines dans le lac. Les villageois dans le district de Giteranyi, qui borde le lac, ont affirmé que les premiers corps sont apparus au mois de Juillet. Jusqu’à 40 corps ont été dénombrés, dont celui d’une femme, nue, selon le correspondant de la BBC au Burundi M. Prime Ndikumagenge.

Le 24 septembre, le porte-parole du ministère burundais de l’intérieur a déclaré que des personnes inconnues avaient accosté sur les berges du lac Rweru au Burundi à proximité de l’endroit où les corps avaient été enterrés. Dérangés par un gardien, ils ont abandonné dans leur fuite des outils et des bâches, laissant penser que les individus souhaitaient déterrer et faire disparaître les corps. Depuis lors, les autorités burundaises ont mis en place une surveillance du site[1].

Des découvertes macabres au moment où les deux pays entretiennent des relations en dents de scie, l’un étant gouvernée par une majorité hutue (le Burundi) et l’autre par une majorité tutsie (le Rwanda). A titre d’information, le président Paul Kagame du Rwanda (un Tutsi) et le président Pierre Nkurunziza (un Hutu) du Burundi sont actuellement à froid, mais la méfiance remonte à il y a deux décennies au moins. En 1993, l’élite militaire tutsie du Burundi avait renversé et assassiné le premier président démocratiquement élu de ce pays, le Hutu Melchior Ndadaye, crime qui allait déclencher un cycle de massacres interethniques dont le pays peine toujours à se remettre. L’année suivante, son successeur, Cyprien Ntaryamira, un Hutu, périssait dans l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais Juvénal Habyarimana, crime qui déclencha le génocide rwandais. L’attentat avait été ordonné par Paul Kagame, selon de nombreuses sources, dont l’ancien chef d’Etat-major de l’armée rwandaise, et compagnon d’armes de Kagame, le général Faustin Kayumba Nyamwasa[2]. Depuis, la situation est restée explosive entre les deux communautés composant la population des deux pays. Un potentiel incendiaire longtemps exploité par les élites nationales et étrangères pour des intérêts géopolitiques, au-delà des ressentiments des uns et des autres.

Pour revenir à l’affaire des « corps flottants », Ann Garrison estime qu’il est impossible que la police dans les deux pays ne puisse pas disposer de listes des personnes disparues. Elle croit savoir que les victimes sont des sujets rwandais. En effet, le 16 mai dernier, l’ONG américaine Human Rights Watch a publié un rapport édifiant sur les enlèvements et des disparitions des civils au Rwanda depuis le mois de mars, de même que les témoignages des familles qui n’ont plus jamais revu les leurs. La plupart des cas se sont produits dans le district de Rubavu, frontalier avec la République Démocratique du Congo. Dans les cas répertoriés par Human Rights Watch, qui publie quelques images des personnes disparues[3], les victimes avaient d’abord été arrêtées et emmenées par les Forces de Défense du Rwanda (RDF). Par la suite, plus aucune autorité n’était en mesure d’indiquer où elles se trouvaient.

Les disparitions ne se limitent pas seulement aux « gens ordinaires ». En juillet dernier, Human Rights Watch est revenu sur le cas du militant anti-corruption Gustave Makonene, coordinateur du Centre de plaidoyer et de consultation juridique de Transparency International Rwanda. Le corps du militant avait été retrouvé le 18 juillet 2013 sur une rive du lac Kivu, côté Rwanda, aux environs de la ville de Rubavu. Des résidents locaux avaient retrouvé le corps affalé contre un grand arbre, avec une corde autour du cou. Ils pensent qu’il aurait été jeté d’une voiture sur la route au-dessus du lac et que l’arbre avait entravé sa chute dans l’eau. Une contusion sombre était visible sur son cou. Le rapport médical de la police avait indiqué qu’il avait été étranglé[4]. Makonene travaillait sur des allégations de corruption, dont certaines auraient impliqué des membres de la police.

Pour revenir aux disparitions, Ann Garrison fait état de 50.000 personnes portées disparues au Rwanda cette année. Le Ministre rwandais de l’intérieur, James Musoni, a reconnu ces disparitions mais a déclaré que le gouvernement n’a aucune idée de l’endroit où ces personnes pouvaient se trouver. Peut-être qu’elles ont « franchi la frontière avec le Congo est rejoint les FDLR », a-t-il ajouté. Difficile d’imaginer qu’une masse aussi importante des populations rwandaises ait pu franchir l’ultrasensible frontière entre les deux pays et s’installer sur le territoire congolais sans susciter des réactions dans les rangs des communautés autochtones du Kivu, des innombrables ONG qui travaillent dans l’Est du Congo et surtout de la Mission de l’ONU au Congo (la Monusco). Les casques bleus n’ont pas signalé une arrivée massive des populations rwandaises dans l’Est du Congo. D’où cette question : où sont passés ces 50.000 Rwandais ?

Parallèlement aux disparitions forcées après arrestation par les forces de l’ordre et aux 50.000 portés disparus, l’administration pénitentiaire rwandaise a fait état de la disparition de 30.000 personnes anciennement suspectées de génocide et qui avaient été condamnées à des travaux d’intérêt général[5]. Où sont partis toutes ces dizaines de milliers de personnes ? Sur ce dernier cas, l’auteure américaine insiste sur le fait qu’il est difficile d’imaginer qu’un régime comme celui de Kagame, avec une des armées les mieux formées du Continent et des services de renseignement aussi performants ; qui plus est se trouve être une des dictatures les plus inflexibles du monde, a pu perdre la trace de 30.000 personnes condamnées pour génocide.

L’auteure ne s’arrête pas aux cas de disparitions. Elle aborde également le cas des « prisonniers brûlés vifs ». Plusieurs prisonniers hutus rwandais auraient péri dans l’incendie du 5 juin 2014 qui a ravagé la prison centrale de Muhanga à Gitarama, puis dans un deuxième incendie dans la prison Nyakiriba à Rubavu (Gisenyi) le 7 Juillet. La prison de Muhanga, anciennement appelée « prison centrale de Gitarama », était connue pour être l’une des prisons les plus infernales du monde. En 1995, le quotidien britannique The Independent titrait à son sujet : « Hutus held in ‘worst prison in world’ – 7,000 suspects of Rwanda massacre are kept in jail built for 400 »[6]. Le 6 Juin dernier, la Croix-Rouge internationale a rapporté que « les chambres » de 3.500 prisonniers étaient parties en fumée à Gitarama[7]. Mais le gouvernement rwandais a assuré que les prisonniers n’étaient pas dans leurs cellules au moment de l’incendie. Où étaient-ils ?

Devant la gravité des faits, l’auteure américaine recommande carrément une enquête internationale sur ce qui se passe au Rwanda sur l’exemple de l’enquête menée en 2002-2003 en Irak par l’équipe du diplomate suédois Hans Blix au sujet des armes de destruction massive. Elle reconnaît que les grandes puissances qui parrainent le régime de Kigali ont leurs agendas qui sont souvent en totale contradiction avec les aspirations des populations à la démocratie et au respect des droits de l’homme, mais cela n’est pas une raison de ne pas réclamer une enquête internationale. Cette enquête devrait être menée rapidement.

Elle s’interroge, parallèlement, sur le soutien que les Etats-Unis continuent d’apporter au dictateur rwandais, et rejoint, sur ce point le général Faustin Kayumba. « Je comprends, disait l’officier rwandais le 4 janvier dernier, que certains ressentent une culpabilité pour ne pas avoir agi pour arrêter le génocide. Mais vous ne soutenez pas quelqu’un qui est dans le processus de création d’un autre génocide. Et je pense que les gens (ndlr) devraient faire un examen de conscience, regarder ce qui se passe au Rwanda, et voir exactement ce qui est en train de se mettre en place ».

L’ancien compagnon d’armes de Kagame est loin d’être le seul à s’interroger sur le silence international qui entoure les crimes du régime de Kigali. Il faut bien admettre qu’à l’avenir, il sera difficile de dire, au sujet des innombrables victimes du régime de terreur de Kagame, qu’on n’était pas au courant de ce qui se passait. Nous sommes tous au courant de ce qui se passe au Rwanda et dans la région des Grands Lacs depuis deux décennies. Des rapports et des témoignages tout à fait dignes de foi, y compris émanant d’anciens membres du cercle fermé du régime, sont tout simplement à portée d’un clic. Mais nous avons décidé de regarder ailleurs.

Boniface MUSAVULI