Cher collègues d’Arib,
Je me permets de réagir à la lettre du 2 décembre 2014 qu’aurait adressée M. Pasteur Habimana au Substitut Général à Bujumbura et qui a été publiée sur votre site web.
Sans vouloir me prononcer sur l’éventuelle dimension politique de sa démarche et/ou des enquêtes récemment ouvertes concernant le massacre de Gatumba de 2004, je crois utile attirer l’attention de vos lecteurs à une analyse juridique que j’ai publiée, in tempore non suspecto (avril 2008) dans l’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 2007-2008 et que vous trouvez en annexe (“Immunité provisoire et blocage des négociations entre le Gouvernement du Burundi et le Palipehutu-FNL : une analyse juridique” ).
Dans ce papier, je présente un aperçu et une analyse des différentes sources juridiques de l’immunité provisoire accordée aux membres du mouvement Palipehutu-FNL.
Sur base de cette analyse, je conclus, entre autres, (1) que l’immunité ne concerne pas les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre (ce qui est d’ailleurs stipulé dans l’article 2 in fine de la Loi du 22 novembre 2006, passage que l’auteur de la lettre du 2 décembre 2014 ‘oublie’ de citer), et (2) que la justice burundaise est bien compétente pour traduire en justice les présumés auteurs du massacre de Gatumba pour autant qu’il est possible de le qualifier comme un crime contre l’humanité ou un crime de guerre.
Enfin, je signale que les différentes lois burundaises relatives à l’immunité dite provisoire sont disponibles en version intégrale sur le site web www.uantwerpen.be/burundi dans la section Justice transitionnelle, chapitre Amnistie et Immunité.
Bien à vous,
Dr. Stef Vandeginste
Lecturer, Institute of Development Policy and Management (IOB)
University of Antwerp (UA)
IMMUNITÉ PROVISOIRE ET BLOCAGE DES NÉGOCIATIONS ENTRE LE GOUVERNEMENT DU BURUNDI ET LE PALIPEHUTU-FNL : UNE ANALYSE JURIDIQUE
par Stef Vandeginste
Abstract
The issue of temporary immunity granted to the members of the Palipehutu-FNL has been one of the main obstacles for the implementation of the peace agreement, signed between the government of Burundi and the rebel movement in September 2006. This article analyses the legal side of this politically highly sensitive issue. It summarizes who, on the basis of the law of 22 November 2006, is entitled to immunity, for which criminal offences, and for how long. Under the current state of affairs, the protection against criminal prosecution is lacking for crimes of genocide, crimes against humanity and war crimes committed after 8 May 2003. Assuming that there is a political consensus to remedy this deficiency, it is recommended that not only the executive branch but also the legislator and the Constitutional Court play a role in the process leading to the amendment of the law of 22 November 2006.
1. INTRODUCTION
Parmi les obstacles invoqués pour expliquer le piétinement de la mise en oeuvre de l’Accord Global de cessez-le-feu entre le gouvernement du Burundi et le mouvement Palipehutu-FNL1, il est souvent fait référence à la question de l’immunité provisoire des membres du Palipehutu-FNL. Selon le mouvement rebelle, le gouvernement du Burundi a été défaillant en refusant d’accorder les garanties nécessaires afin de permettre le rapatriement du leadership du mouvement sans crainte de poursuites judiciaires. Selon le gouvernement, toutes les garanties convenues ont bien été accordées et le Palipehutu-FNL se sert du dossier de l’immunité provisoire comme un prétexte et un alibi pour ne pas devoir honorer ses engagements convenus dans l’Accord Global2.
1 Parti pour la libération du peuple hutu – Front national de libération. Un Accord global de cessez-le-feu a été conclu le 7 septembre 2006 à Dar-es-Salaam, entre deux parties signataires (le gouvernement du Burundi, représenté par le Président de la République, Son Excellence Pierre Nkurunziza, et le mouvement Palipehutu-FNL, représenté par son président, Agathon Rwasa). Il était co-signé par des garants : les Présidents de l’Ouganda et de la Tanzanie (respectivement président et vice-président de l’Initiative régionale pour la paix au Burundi) et le Président de l’Afrique du Sud (pays facilitateur). L’Accord Global était précédé par et basé sur l’Accord de principes de Dar es Salaam en vue de la réalisation de la paix, de la sécurité et de la stabilité durables au Burundi, signé le 18 juin 2006. Pour assurer la vérification et le suivi de l’Accord Global, il était convenu de mettre en place un Mécanisme Conjoint de Vérification et de Suivi (MCVS), composé des représentants des parties signataires, de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et de l’Union Africaine (UA).
2 RÉPUBLIQUE DU BURUNDI, MINISTÈRE DES RELATIONS EXTÉRIEURES, Mémorandum du Gouvernement sur les problèmes de la mise en application de l’Accord Global de Cessez-le-feu signé entre le Gouvernement et le Palipehutu-FNL, Bujumbura, 21 avril 2008, para. 14. 78 L’AFRIQUE DES GRANDS LACS. ANNUAIRE 2007-2008
3 Si, par contre, ce débat n’est pas géré par le droit ou si un minimum de confiance que la loi sera respectée n’est pas acquis, la présente analyse juridique n’a qu’une valeur hypothétique.
4 Conseil National pour la Défense de la Démocratie – Forces pour la Défense de la Démocratie. L’Accord Global de cessez-le-feu du 16 novembre 2003 était signé par Son Excellence Domitien Ndayizeye, Président de la République, et Monsieur Pierre Nkurunziza, Représentant légal du mouvement CNDD-FDD.
La question de l’immunité provisoire, constitue-t-elle un réel obstacle ou un prétexte? Il n’est pas l’ambition de cet article de faire le procès des intentions des protagonistes. Or, pour mieux comprendre si la protection requise et promise sous forme d’immunité provisoire en septembre 2006 est réellement effective, il s’avère utile d’analyser la question sous un angle juridique. Il est bien sûr très difficile d’isoler l’analyse juridique du contexte politique hautement sensible. Néanmoins, une bonne lecture juridique nous semble indispensable pour dissiper certains malentendus et pour permettre un débat plus serein entre interlocuteurs (osons-nous espérer) bien intentionnés qui cherchent à lever tout obstacle (réel et/ou imaginaire) à la mise en oeuvre de l’accord de paix entre le gouvernement et le dernier mouvement rebelle encore actif sur le territoire burundais.3
Cet article n’a pas non plus l’ambition d’aborder la question de savoir si, pour des raisons morales ou sociales, il est (in)opportun et/ou (il)légitime d’accorder une immunité provisoire qui a comme effet – au moins temporairement – que les responsables de certains crimes ne sont ni identifiés, ni poursuivis, ni punis.
Dans ce qui suit, nous voulons d’abord résumer les différentes sources juridiques qui traitent de la question de l’immunité provisoire des membres du Palipehutu-FNL, pour ensuite – tout en faisant brièvement référence à certains antécédents, notamment l’immunité provisoire accordée au mouvement CNDD-FDD4 dans l’Accord Global de cessez-le-feu du 16 novembre 2003 – en faire une analyse, particulièrement concernant son champ d’application ratione personae (qui en sont les bénéficiaires?), ratione materiae (à quels crimes s’applique-t-elle ?) et ratione temporis (pour combien de temps va
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L’Accord de principes de Dar es Salaam du 18 juin 2006, stipule, dans son article II, para. 1, que « Dès le début de la mise en oeuvre effective du cessez-le-feu, les membres du Palipehutu-FNL jouissent de l’immunité provisoire. Il sera aussi enclenché une pro
politiques et des prisonniers de guerre ». L’Accord Global de cessez-le-feu du 7 septembre 2006 stipule, pour ce qui est des obligations du gouvernement du Burundi, que « Le Gouvernement proclamera l’immunité provisoire des membres du Palipehutu-FNL, pour les crimes commis pendant la lutte armée jusqu’à la signature de l’Accord du cessez-le-feu » (Annexe I, para. 2.1.5). La question de la libération des IMMUNITÉ PROVISOIRE ET BLOCAGE DES NÉGOTIATIONS 79
5 « Les Parties doivent s’assurer que les prisonniers politiques et de guerre sont libérés sur la base des procédures convenues après la signature de l’Accord global de cessez-le-feu » (para. 1.11).
6 En effet, l’Annexe II, qui traite des modalités de mise en oeuvre de l’Accord Global, stipule dans son paragraphe 3 (intitulé ‘Libération des prisonniers’) qu’ « À la mise en oeuvre effective du cessez-le-feu, les membres du Palipehutu-FNL, bénéficieront de l’immunité provisoire pour les actes commis pendant leur lutte armée jusqu’à la signature de l’Accord. Une procédure pour la libération des prisonniers politiques et de guerre sera également entamée » (para. 3.1.). Il ressort de l’ensemble de ces dispositions que l’immunité provisoire doit servir à un double objectif : (i) protéger les membres du Palipehutu-FNL contre des poursuites judiciaires afin de leur permettre de rentrer au Burundi, (ii) libérer les membres détenus (que ce soit en détention préventive ou purgeant leur peine) sous un régime d’immunité provisoire. D’une perspective juridique, il est difficile de concevoir comment une mesure d’immunité (destinée à protéger les bénéficiaires contre des poursuites pénales) peut s’appliquer à des personnes déjà condamnées et avoir comme effet leur mise en liberté. Toutefois, telle a bien été la mise en application de l’instrument de l’immunité provisoire sous le gouvernement de transition (voir, notamment, le Décret N° 100/023 du 23 mars 2004 portant modalités d’application de l’immunité provisoire prévue par l’Accord Global de cessez-le-feu du 16 novembre 2003 et l’Ordonnance ministérielle N° 550/230 du 23 mars 2004 portant nomination des membres de la Commission chargée de mettre en oeuvre l’immunité provisoire prévue par l’Accord Global de cessez-le-feu du 16 novembre 2003) et par le gouvernement Nkurunziza en 2005 et 2006 (voir, notamment, le Décret N° 100/92 du 7 novembre 2005 portant création, organisation et fonctionnement d’une commission chargée d’identifier les prisonniers politiques ; le Décret N° 100/02 du 3 janvier 2006 portant immunité provisoire des prisonniers politiques détenus dans les maisons de détention de la République du Burundi (Bulletin Officiel du Burundi (B.O.B.), N° 1/2006, 1 janvier 2006, 2) et l’Ordonnance ministérielle N° 550/18 du 9 janvier 2006 portant élargissement provisoire des prisonniers politiques, suivie par deux autres ordonnances au même effet, prises en date du 10 février 2006 et du 14 mars 2006).
7 Le 26 mars 2007, le Palipehutu-FNL a suspendu sa participation aux travaux du MCVS en posant comme condition à son retour à la table des négociations, entre autres, la libération de tous les prisonniers politiques membres du mouvement (voir, plus en détail, INTERNATIONAL CRISIS GROUP, Burundi : conclure la paix avec les FNL, Nairobi / Bruxelles, 28 août 2007, p. 7). Selon le gouvernement, il a été convenu que le Palipehutu-FNL enverrait la liste de ses prisonniers politiques «pour que le MCVS analyse leur libération, mais jusqu’à maintenant, aucune liste ne nous est encore parvenue » (RÉPUBLIQUE DU BURUNDI, Message à la nation de Son Excellence le Président de la République sur les récentes attaques perpétrées par le mouvement Palipehutu-FNL, Bujumbura , 25 avril 2008, para. 8).
8 B.O.B., N° 11/2006, 1 novembre 2006, p. 1523.
prisonniers politiques et des prisonniers de guerre est traitée dans le premier paragraphe5, qui porte sur les obligations des deux parties. Malgré le lien étroit entre les deux questions6, notamment eu égard à la combinaison des deux notions (immunité provisoire et prisonniers politiques) par le gouvernement Nkurunziza en 2005 et 2006, et tout en sachant que la question de la libération des prisonniers dits politiques du Palipehutu-FNL détenus dans les prisons burundaises constitue en soi un autre problème épineux encore à régler7, nous nous concentrons ici sur la question de l’immunité prov
ne pas compliquer davantage le sujet de notre analyse. Pour donner effet à l’Accord Global, la Loi N°1/32 du 22 novembre 2006 portant immunité provisoire de poursuites judiciaires en faveur des membres du Mouvement signataire de l’Accord Global de cessez-le-feu du 7 septembre 20068 a été adoptée. Elle définit l’immunité provisoire ainsi : « Aux 80 L’AFRIQUE DES GRANDS LACS. ANNUAIRE 2007-2008
9 Décret N° 100/357 du 20 décembre 2006 portant application de l’immunité provisoire prévue par l’Accord Global de cessez-le-feu de Dar es Salaam du 7 septembre 2006, B.O.B., N° 12/2006, 1 décembre 2006, p. 1778.
10 RÉPUBLIQUE DU BURUNDI, Les droits de l’homme au Burundi. Discours du Président Pierre Nkurunziza à l’occasion de la célébration du 58ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Bubanza, 10 décembre 2006, p. 16.
11 Loi N° 1/010 du 18 mars 2005 portant promulgation de la Constitution de la République du Burundi, B.O.B., N° 3 ter/2005, 1 mars 2005, p. 3.
termes de la présente loi, l’immunité provisoire est la suspension des poursuites pénales des infractions à mobile politique, pendant une période déterminée, à l’égard des membres du mouvement signataire de l’Accord global de Cessez-le-feu du 7 septembre 2006 » (art. 1). Dans les articles 2, 3 et 4, il est alors spécifié quel est le champ d’application de l’immunité provisoire. Nous y reviendrons. Enfin, il est prévu que la loi entre en vigueur au moment de la date de pri
MCVS (art. 5). Sans référence explicite à la loi du 22 novembre 2006, le Président Nkurunziza a pris un décret9 dont l’article unique stipule : « En application de l’Accord Global de Cessez-le-feu, signé le 7 septembre 2006, particulièrement à son annexe I, 2.1.5 et de l’article II, alinéa 1 de l’Accord des principes du 18 juin 2006, il est proclamé l’immunité provisoire des membres du Palipehutu-FNL pour les actes commis pendant leur lutte armée jusqu’au jour de la signature de l’accord ». Ce décret du 20 décembre 2006 est intervenu dix jours après le discours du Président Nkurunziza à Bubanza où il a déclaré, en faisant référence à une demande de la part du leadership du Palipehutu/FNL qui estimait que la loi du 22 novembre 2006 était insuffisante : « Ils ont demandé au Chef de l’État d’annoncer publiquement que les combattants du Palipehutu/FNL bénéficient désormais de l’immunité provisoire. Nous confirmons publiquement, en présence de toute cette population, que mon Gouvernement a ac
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Avant d’entamer l’analyse des différents aspects du champ d’application de l’immunité provisoire sur base des sources précitées, il convient d’aborder une question préalable relative à la compéten
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Pourquoi fallait-il un décret présidentiel alors qu’une loi avait déjà été adoptée au parlement et promulguée? Suivant la Constitution du 18 mars 200511, il appartient au président d’assurer l’exécution des lois par décret (art. 107, para. 1). Est-ce le cas ici? Normalement, quand un décret est pris en IMMUNITÉ PROVISOIRE ET BLOCAGE DES NÉGOTIATIONS 81
12 Dans son message à la nation du 25 avril 2008, le Président Nkurunziza rappelle effectivement que, dans l’Accord Global, « il est seulement mentionné que le Gouvernement proclame cette immunité » et ajoute que « Le Gouvernement est alors allé au-delà, et il a envoyé aux deux chambres du parlement pour adoption, le projet d’une loi sur l’immunité en faveur des membres du Palipehutu-FNL » (RÉPUBLIQUE DU BURUNDI, Message à la nation de Son Excellence le Président de la République sur les récentes attaques perpétrées par le mouvement Palipehutu-FNL, Bujumbura , 25 avril 2008, para. 3).
13 La Constitution énumère un certain nombre de matières qui sont du domaine de la loi, entre autres « organisation des juridictions de tous ordres et procédure suivie devant ces juridictions (…) ; détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ; régime pénitentiaire ; amnistie » (article 159, 3°). La loi du 22 novembre 2006 fait d’ailleurs référence au Décret-Loi N° 1/06 du 4 avril 1981 portant réforme du Code pénal. En avril 1981, un décret-loi constituait bien un acte législatif, édicté par le président, étant donné que le pouvoir législatif était confié au président de la république par la Constitution du 11 juillet 1974. Pour une analyse des immunités et privilèges de juridiction en droit burundais, voir HELVETIUS, M., «Les immunités et privilèges de juridiction au Burundi», Revue juridique de droit écrit et coutumier du Rwanda et du Burundi, N° 1, 1964, p. 5-18.
exécution d’une loi, il est fait référence à cette loi dans les paragraphes préambulaires du décret. Ici, ainsi que dans l’intitulé du décret, il est uniquement et directement fait référence à l’Accord Global du 7 septembre 2006. En outre, quant au fond, le décret ne met pas réellement en exécution la loi du 22 novembre 2006. Il ne fait que reprendre, en partie d’ailleurs, ce qui était déjà réglé dans la loi. Comment alors interpréter la prise d’un décret qui, ainsi semble-t-il, ne met pas en exécution la loi du 22 novembre 2006? Trois éléments de réponse peuvent éclairci
d’ailleurs pas uniquement théorique. Premièrement, en décrétant, le Président Nkurunziza a fait littéralement ce que lui imposait, en tant que chef du gouvernement, l’Accord Global du 7 septembre 2006, c’est-à-dire « proclamer l’immunité provisoire » à l’égard des membres du Palipehutu-FNL. Or, pour avoir un effet juridique, notamment vis-à-vis du ministère public (l’instance habilitée à entamer des poursuites pénales dans des dossiers particuliers), il fallait bien sûr ‘traduire’ en droit interne l’engagement politique et l’obligation du gouvernement, partie signataire de l’Accord Global. À ce propos, il convient d’observer que l’Accord Global aurait pu être formulé d’une façon plus précise, notamment en stipulant que le gouvernement s’engageait à élaborer un pr
provisoire des membres du Palipehutu-FNL.12 Car, deuxièmement, la question de l’immunité provisoire relève sans aucun doute du domaine de la loi. Elle relève, par conséquent, de la compétence du parlement.13 Cela nous amène à aborder brièvement un aspect politiquement sensible du processus de mise en application de l’Accord Global. Quelques semaines seulement après le (sixième) remaniement du gouvernement Nkurunziza, en novembre 2007, et la prestation de serment d’un nouveau premier vice-président et de nouveaux ministres représentant les partis Frodebu et Uprona, un nouveau désaccord a vu le jour au sein de l’assemblée nationale. Ce désaccord portait sur l’éventuelle mise en place d’une commission parlementaire chargée du suivi du processus de négociations entre 82 L’AFRIQUE DES GRANDS LACS. ANNUAIRE 2007-2008
14 “La question du Palipehutu-FNL divise le Parlement burundais”, PANA, 7 janvier 2008.
15 C’est d’ailleurs le seul élément qui pourrait permettre de voir le décret comme pris en exécution de la loi.
16 Dans son message à la nation du 25 avril 2008, le Président Nkurunziza se réfère au décret du 20 décembre 2006 comme étant un «décret de mise en application de cette immunité» (RÉPUBLIQUE DU BURUNDI, op. cit., para. 4), ce qui n’enlève pas l’ambiguïté évoquée.
17 NAHIMANA, P. C. et al., Lettre à l’Honorable Pie Ntavyohanyuma, Président de l’Assemblée Nationale – Propositions d’amendements de la loi n° 1/32 du 22 novembre 2006 portant immunité provisoire de poursuites judiciaires en faveur des membres du Mouvement signataire de l’Accord de cessez-le-feu du 7 septembre 2006, Bujumbura, 24 avril 2008.
le gouvernement et le Palipehutu-FNL. Pour le CNDD-FDD, il s’agit d’une prérogative de l’exécutif, et la mise en place d’une commission parlementaire lui semblait donc inopportune.Ce désaccord entre, d’un côté le CNDD-FDD, et, de l’autre côté, les députés du Frodebu et de l’Uprona, n’a pas encore été résolu et fait partie du ‘contentieux’ qui a mené, jusqu’à ce jour, au blocage institutionnel au niveau de l’assemblée nationale. Etant donné ce contexte politique, faut-il interpréter le décret du Président Nk 14
p’une lutte entre pouvoirs législatif et exécutif? Troisièmement, on pourrait considérer le décret comme une réponse à une demande faite par le leadership du Palipehutu-FNL après la promulgation de la loi du 22 novembre 2006. Celui-ci estimait que la loi était défaillante, entre autres parce qu’elle ne mentionnait pas, de façon explicite, le nom du mouvement dont les membres seraient bénéficiaires de l’immunité provisoire. En stipulant le nom du Palipehutu-FNL dans son article unique, le décret ne laisse plus aucun doute.15 Pourtant, il nous semble difficile de maintenir que la loi n’était pas suffisamment claire à ce propos. En faisant référence au « mouvement signataire de l’Accord Global », la seule interprétation possible est bien qu’il s’agit n
signataire de l’Accord. En guise de conclusion, il nous semble clair que, en cas de divergences – et nous verrons qu’il y en a effectivement –, le texte de la loi prévaut en tout état de cause sur celui du décret. Si le décret est pris en exécution de la loi16, il ne peut pas la modifier. Si le décret est pris de façon autonome, il est contraire à la constitution, no
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Les sources précitées convergent sur un élément : l’immunité provisoire est accordée au profit des membres du mouvement signataire, qui ne peut être autre que le mouvement Palipehutu-FNL présidé par Agathon Rwasa. Pour enlever toute éventuelle ambiguïté, 25 députés ont, dans une correspondance au président de l’assemblée nationale, proposé un amendement de la loi du 22 novembre 2006 pour ajouter le groupe de mots « Palipehutu-FNL » après le mot « m IMMUNITÉ PROVISOIRE ET BLOCAGE DES NÉGOTIATIONS 83
18 Ceci pourrait également expliquer pourquoi il y aurait eu une mésentente entre la facilitation sud-africaine et le gouvernement par rapport au cantonnement et au désarmement des combattants dits Gatayeri (CENAP, Lancement officiel du processus de cantonnement du FNL-Palipehutu, 20 septembre 2006).
19 Ayant perdu la grâce du régime, Sindayigaya aurait d’ailleurs lui-même été arrêté le 31 mai 2007 et condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité par le tribunal de grande instance de Bujumbura le 31 août 2007 (BINUB, Rapport sur la situation des droits de l’homme et de la justice au Burundi. Rapport mensuel, Bujumbura, octobre 2007, p. 7).
20 Rappelons qu’en octobre 2004, des mandats d’arrêts auraient été lancés contre le président du Palipehutu-FNL, Agathon Rwasa, et son porte-parole, Pasteur Habimana, pour leur éventuelle responsabilité pénale dans le massacre de Gatumba (qui a coûté la vie à environ cent soixante réfugiés congolais, notamment Banyamulenge, en août 2004) (INTERNATIONAL CRISIS GROUP, op. cit., p. 10). Voir aussi, sur l’implication du Palipehutu-FNL dans le massacre de Gatumba, HUMAN RIGHTS WATCH, Burundi: The Gatumba Massacre. War Crimes and Political Agendas, New York, septembre 2004.
Logiquement, des membres d’éventuelles ailes dissidentes qui ne reconnaissent pas la présidence de Rwasa, par exemple celle sous le commandement de Jean Bosco Sindayigaya (alias Gatayeri) – dont, selon certaines sources, une partie des membres aurait en réalité été recrutée par le service de renseignement burundais18 – ne peuvent dès lors pas bénéficier de l’immunité provisoire.19
Pour ce qui est des ‘vrais’ membres du Palipehutu-FNL aile Rwasa, l’immunité provisoire peut s’appliquer à tout un ensemble de personnes très divers. À titre d’illustration, nous évoquons les catégories suivantes de bénéficiaires potentiels : (i) le leadership20 et les personnalités en exil qui, un jour, devraient représenter le mouvement – alors probablement transformé en parti politique – au sein des institutions de l’État ; (ii) les combattants ; (iii) les représentants du mouvement dans le MCVS et les Equipes mixtes de liaison (EML) qui doivent superviser, entre autres, l’acheminement des combattants vers les zones de rassemblement (art. III, para. 3) ; (iv) les membres en détention préventive et – même si, comme évoqué plus haut, dans une perspective juridique cela semble un non-sens – les membres condamnés purgeant leur peine en prison. Pour ces différentes catégories de personnes, il convient donc d’identifier qui est membre du Palipehutu-FNL et qui ne l’est pas. Inutile de souligner la complexité d’une telle opération – malgré certaines modalités prévues par l’Accord Global – surtout si elle doit se faire dans un contexte de méfiance mutuelle.
3.3. Champ d’application ratione materiae
À quels crimes s’applique l’immunité provisoire? En d’autres termes, pour quels crimes, dont les auteurs ne pourront pas par conséquent être arrêtés, inculpés ou poursuivis (art. 3 de la loi du 22 novembre 2006), les poursuites pénales sont-elles suspendues (art. 1) ? Sur ce point, les sources divergent. Dans l’Accord Global, il est question des « crimes commis pendant la lutte armée jusqu’à la signature de l’Accord du cessez-le-feu » (Annexe I, para. 2.1.5). Le décret du 20 décembre 2006 va dans le même sens en faisant 84 L’AFRIQUE DES GRANDS LACS. ANNUAIRE 2007-2008
21 B.O.B., N° 11bis/2003, 1er novembre 2003, p. 780.
22 Projet de loi N° … portant immunité provisoire des poursuites judiciaires en faveur des personnes accusées d’avoir commis certaines infractions (document sans date, non publié, en possession de l’auteur).
référence aux «actes commis pendant leur lutte armée jusqu’au jour de la signature de l’accord» (article unique).
Par contre, dans la loi du 22 novembre 2006, le champ d’application de l’immunité provisoire ratione materiae est défini autrement. D’un côté, il est plus large dans la mesure où il est fait référence aux crimes commis « durant la période allant du 1 juillet 1962 jusqu’à la signature de l’Accord Global ». Ceci semble donc inclure les crimes commis par ceux qui, au moment de la mise en oeuvre de la loi, étaient membres du Palipehutu-FNL, mais qui ont été commis avant le début de la lutte armée de ce mouvement, c’est-à-dire entre le 1 juillet 1962 et avril 1980, quand le mouvement a été créé par Rémy Gahutu dans un camp de réfugiés en Tanzanie. D’un autre côté, son champ d’application est nettement plus restreint. La loi stipule, en effet, que l’immunité provisoire s’applique à «des infractions à mobile politique» (art. 1, 2 et 3) et qu’elle ne concerne pas les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre (art.2). Etant donné qu’en droit, la loi du 22 novembre 2006 est la source principale, il importe de bien interpréter son champ d’application ratione materiae.
3.3.1. L’infraction à mobile politique
La loi du 22 novembre 2006 ne définit pas la notion d’infraction à mobile politique. Afin d’interpréter cette notion, il semble donc utile d’exploiter d’autres sources qui précèdent la loi du 22 novembre 2006 et qui utilisent la même notion.
Premièrement, l’Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation au Burundi, signé le 28 août 2000, introduit la notion de «crimes à mobile politique» pour lesquels il est convenu qu’une immunité provisoire sera accordée (Prot. II, Chapitre 2, art. 22, para. 2 c – en version anglaise « politically motivated crimes »). L’Accord d’Arusha n’offre pas de définition de cette notion.
Deuxièmement, la Loi N° 1/022 du 21 novembre 2003 portant immunité provisoire de poursuites judiciaires en faveur des leaders politiques rentrant d’exil21, promulguée au même moment que la loi portant adoption de l’Accord Global de cessez-le-feu du 16 novembre 2003 entre le gouvernement du Burundi et le mouvement CNDD-FDD, introduit la notion d’infractions à mobile politique, malheureusement, encore une fois, sans en offrir une définition. Il serait pourtant erroné de croire qu’il s’agissait d’une simple omission. En effet, une version antérieure du projet de loi22 qui a abouti à la loi du 21 novembre 2003 mettait en avant différentes options pour déterminer quels crimes seraient couverts par l’immunité provisoire : IMMUNITÉ PROVISOIRE ET BLOCAGE DES NÉGOTIATIONS 85
23 Il s’agit, entre autres, des infractions suivantes : la trahison ; l’espionnage ; le mercenariat ; les attentats et complots contre le chef de l’État ou contre l’autorité de l’État et l’intégrité du territoire ; les attentats et complots tendant à porter le massacre, la dévastation ou le pillage ; la participation aux bandes armées ; la participation à un mouvement insurrectionnel. Par contre, il n’est pas clair comment il aurait fallu interpréter « les actes dirigés contre le libre exercice des droits politiques des citoyens ».
24 Illustrons à l’aide d’un exemple concret. Si un combattant d’un mouvement rebelle tue son voisin parce que ce dernier est l’amant de son épouse, sa motivation n’est pas politique. Ce crime n’est pas concerné par l’immunité provisoire. S’il commet le même crime parce que son voisin est l’administrateur communal, sa motivation semble bien politique et il devrait bénéficier de l’immunité provisoire. Si l’administrateur politique est en même temps l’amant de l’épouse du combattant, l’évaluation de la situation se complique…
Une première option était d’accorder l’immunité provisoire pour toute sorte d’infraction, qu’elle soit politique ou non. Ceci correspond d’ailleurs à l’option retenue dans l’Accord Global du 7 septembre 2006 et le Décret du 20 décembre 2006.
Une deuxième option était de limiter l’immunité provisoire aux seules infractions politiques définies ainsi : « Sont considérées comme infractions politiques, les faits constitutifs d’infractions d’atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’État ainsi que les actes dirigés contre le libre exercice des droits politiques des citoyens ». À noter que les atteintes à la sûreté intérieure et extérieure de l’État sont définies par le Code Pénal du 4 avril 1981, dans ses articles 393 à 439.23
Une troisième option était d’ajouter à la deuxième option une clause stipulant que « Toutefois, les infractions visées à l’alinéa précédent ne sont pas politiques lorsqu’elles sont également constitutives d’infractions de droit commun tels que le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, le massacre, l’assassinat, le meurtre, l’empoisonnement et l’anthropophagie ».
Finalement, au lieu de retenir une définition de l’infraction politique sur base de critères objectifs (c’est-à-dire en fonction de la nature de l’infraction même), il a été fait appel à un critère subjectif pour définir le champ d’application ratione materiae de l’immunité provisoire. Au lieu d’utiliser le terme ‘infraction politique’, la loi du 21 novembre 2003 a utilisé le terme ‘infraction à mobile politique’, retenant donc la motivation de l’auteur du crime comme critère de définition (dont l’appréciation dans tel ou tel dossier semble inévitablement difficile à faire)24. Néanmoins, un élément objectif a été ajouté dans la loi du 21 novembre 2003. L’immunité provisoire ne peut s’appliquer aux crimes de génocide, ni aux crimes contre l’humanité, ni aux crimes de guerre (art. 2, para. 2).
L’approche qui a inspiré la loi du 21 novembre 2003 – la combinaison d’un critère subjectif et d’un critère objectif – semble avoir été également utilisée (voire copiée) lors de l’adoption de la loi du 22 novembre 2006 : l’infraction à mobile politique est définie en fonction de la motivation de l’auteur, mais certains crimes sont en tout cas exclus. 86 L’AFRIQUE DES GRANDS LACS. ANNUAIRE 2007-2008
25 B.O.B., N° 5/2003, 1 mai 2003, p. 136.
3.3.2. L’exclusion des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre
L’article 2 stipule en effet que, même si les auteurs ont une motivation politique, les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ne peuvent pas être couverts par l’immunité provisoire. À première vue, le noeud du problème qu’on a voulu résoudre à travers l’instrument de l’immunité provisoire continue donc à se poser. Car, étant données les exactions attribuées au Palipehutu-FNL par de nombreux rapports d’organisations des droits de l’homme, on ne saurait certainement pas exclure la possibilité que ses combattants et leaders soient inculpés pour, entre autres, des crimes de guerre. Est-ce que, par conséquent, il faut conclure que la loi du 22 novembre 2006 n’offre qu’une protection très partielle et donc ineffective? Pour répondre à cette question, il faut prendre en considération la Loi N° 1/004 du 8 mai 2003 portant répression du crime de génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre.25
La loi du 8 mai 2003 définit les crimes en question conformément au droit international, notamment les Conventions de Genève du 12 août 1949, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 et le Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale. Elle règle également la question de la compétence. Normalement, les personnes contre lesquelles il existe des indices de responsabilité pénale sont arrêtées et traduites devant la juridiction nationale compétente conformément à la procédure prévue par le code de procédure pénale et au code de l’organisation et de la compétence judiciaires (art. 21). Or, dans son Chapitre VIII (« Des dispositions transitoires et finales »), art. 33, il est prévu que :
« Par dérogation à l’article 21, l’enquête et la qualification des actes de génocide, des crimes de guerre et des autres crimes contre l’humanité commis au Burundi depuis le 1 juillet 1962 jusqu’à la promulgation de la présente loi, seront confiées à la Commission d’Enquête Judiciaire Internationale (para. 1).
Au cas où le rapport de cette Commission d’Enquête Judiciaire Internationale établirait l’existence d’actes de génocide, de crimes de guerre et d’autres crimes contre l’humanité, le Gouvernement demandera, en plus de la compétence judiciaire nationale, au Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations Unies l’établissement d’un Tribunal Pénal International chargé de juger et punir les coupables (para. 2) ».
La Commission d’Enquête Judiciaire Internationale dont il est question est celle prévue par l’Accord d’Arusha, ce qui démontre comment le dossier de l’immunité provisoire est, sous différents angles, intimement lié au dossier de la justice transitionnelle. Il nous mènerait trop loin d’aborder ce dossier en IMMUNITÉ PROVISOIRE ET BLOCAGE DES NÉGOTIATIONS 87
26 Nous faisons référence à nos analyses dans NDIKUMASABO, M., VANDEGINSTE, S., “Mécanismes de justice et de réconciliation en perspective au Burundi”, in MARYSSE, S. et al. (eds.), L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 2006-2007, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 109-133 ; VANDEGINSTE, S., Transitional justice for Burundi: A Long and Winding Road, International Conference « Building a Future on Peace and Justice », Paper, Nuremberg, juin 2007 ; VANDEGINSTE, S., “Le processus de justice transitionnelle au Burundi et son assujettissement à des enjeux et rapports de force politiques”, Droit et Société, 2008 (sous presse).
27 NATIONS UNIES, CONSEIL DE SÉCURITÉ, Rapport de la mission d’évaluation concernant la création d’une commission d’enquête judiciaire internationale pour le Burundi, S/2005/158, 11 mars 2005.
28 Dans le cadre de ce processus de négociations, il a été convenu d’organiser des consultations nationales afin d’impliquer davantage la population burundaise dans la politique de justice transitionnelle. Un comité de pilotage tripartite (composé de représentants de l’ONU, du gouvernement et de la société civile) a été mis en place pour organiser et superviser ces consultations (Accord Cadre du 2 novembre 2007 entre le Gouvernement de la République du Burundi et l’Organisation des Nations Unies portant création et définition du mandat du Comité de pilotage tripartite en charge des Consultations nationales sur la justice de transition au Burundi).
29 Pour éviter tout malentendu, il est utile de clarifier que la loi du 8 mai 2003 stipule que la justice burundaise garde ses prérogatives pour poursuivre et juger les auteurs des infractions commises sous l’empire du code pénal (art. 35). Donc, un massacre qui pourrait être qualifié de crime de guerre en droit international, peut toujours faire l’objet d’enquêtes et poursuites au niveau de l’appareil judiciaire national, mais sans que le crime soit qualifié ainsi. S’il est qualifié d’assassinat, la justice burundaise peut se saisir du dossier. Or, pour ce qui est d’un assassinat à mobile politique commis par des membres du Palipehutu-FNL, l’immunité provisoire offerte par la loi du 22 novembre 2006 s’applique.
détail ici.26 Rappelons seulement que la Commission, malgré une demande adressée au Secrétaire général de l’ONU par le Président Buyoya au nom du gouvernement de transition, n’a jamais été mise en place. L’ONU a envoyé une mission d’évaluation concernant la création d’une telle commission, dont le rapport27 a, conformément à la résolution 1606 (2005) du 20 juin 2005 du Conseil de Sécurité, donné lieu à un processus de négociations entre l’ONU et le gouvernement du Burundi, en vue de la mise en place des mécanismes de justice transitionnelle, notamment une Commission Vérité et Réconciliation et un Tribunal Spécial pour le Burundi.28
Résumons ce qui précède. L’immunité provisoire ne concerne pas les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre. La protection qu’offre la loi du 22 novembre 2006 n’est donc que très partielle. Mais, étant donné que la loi du 8 mai 2003 accorde la compétence pour enquêter et qualifier des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre à une Commission d’enquête judiciaire internationale qui n’a pas encore vu le jour, les membres du Palipehutu-FNL ne peuvent pas non plus être poursuivis pour ces crimes par la justice burundaise.29 La loi du 8 mai 2003 offre donc une protection complémentaire à celle prévue sous forme d’immunité provisoire par la loi du 22 novembre 2006.
Il reste tout de même un problème. L’article 33 de la loi du 8 mai 2003 s’applique uniquement aux crimes commis depuis le 1er juillet 1962 jusqu’à sa promulgation. Par conséquent, les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre qu’auraient commis des membres du 88 L’AFRIQUE DES GRANDS LACS. ANNUAIRE 2007-2008
30 Dans l’Accord d’Arusha, l’immunité provisoire était prévue pour couvrir la période de transition, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle Constitution post-transition (Prot. II, Chapitre 2, art. 12, para. 1). Initialement, la durée de la période de transition était de 36 mois (article 2, Loi N° 1/017 du 28 octobre 2001 portant promulgation de la Constitution de Transition de la République du Burundi, B.O.B., N° 10/2001, 1 octobre 2001, p. 1269), mais en réalité, la nouvelle Constitution n’a été promulguée que le 18 mars 2005.
Palipehutu-FNL après le 8 mai 2003 ne sont ni couverts par l’immunité provisoire, ni non plus soustraits à la compétence du ministère public et des juridictions nationales. Pour reprendre l’exemple précité du massacre de Gatumba (voir note infrapaginale 20), il nous semble que, pour autant qu’il serait possible de le qualifier en droit comme un crime contre l’humanité ou un crime de guerre (nous nous abstenons d’en faire une évaluation ici), des poursuites judiciaires contre des membres du Palipehutu-FNL par la justice burundaise seraient tout à fait possibles, à supposer, bien sûr, qu’il y ait des indices de culpabilité contre des membres de ce mouvement.
3.4. Champ d’application ratione temporis
Pour combien de temps vaut la protection offerte par l’immunité provisoire, après quoi les poursuites pénales ne sont plus suspendues ? La loi du 22 novembre 2006 définit «la période déterminée» (art. 1) dans l’article 2, para. 2, où il est stipulé qu’« Elle est valable pour la période d’avant la mise sur pied de la Commission Vérité et Réconciliation et du Tribunal Spécial au Burundi ». Signalons que cet article donne une nouvelle interprétation au caractère provisoire (ou, dans la version anglaise de l’Accord d’Arusha, ‘temporaire’) de l’immunité comparé à ce qui était convenu dans l’Accord d’Arusha.30
Qu’est-ce qui est convenu entre le gouvernement du Burundi et le Palipehutu-FNL concernant la mise sur pied des mécanismes de justice transitionnelle auxquels fait référence l’article 2, para. 2, de la loi du 22 novembre 2006 ? L’Accord Global du 7 septembre 2006 n’en parle pas. L’Accord de principes du 18 juin 2006 prévoit, premièrement, que « Des consultations populaires seront organisées de la base au sommet » (art I, para. 4). Ceci correspond effectivement aux consultations nationales qui sont actuellement en voie de préparation sous le mandat du Comité tripartite auquel nous faisions référence plus haut (voir note infrapaginale 28). Deuxièmement, il est prévu que « La Commission Vérité et Réconciliation sera dénommée Commission Vérité, Pardon et Réconciliation » qui aura pour mission «d’établir les faits concernant les périodes sombres de notre histoire et de dégager les responsabilités des uns et des autres, en vue du pardon et de la réconciliation entre Burundais » (art. I, para. 3). Pour autant que ce paragraphe met en avant l’objectif de la réconciliation, il ne semble pas nécessairement en contradiction avec le processus de négociations entre l’ONU et le gouvernement en matière de justice transitionnelle. Toutefois, pour autant que la finalité des activités de la CVPR est le pardon (dont l’importance est IMMUNITÉ PROVISOIRE ET BLOCAGE DES NÉGOTIATIONS 89
31 NATIONS UNIES, CONSEIL DE SÉCURITÉ, Résolution 1606 (2005), 20 juin 2005, paragraphe préambulaire. Voir aussi la Résolution 1719 (2006) du 25 octobre 2006, concernant le mandat du BINUB (Bureau Intégré des Nations Unies au Burundi) et l’Accord cadre du 2 novembre 2007 susmentionné qui mettent en avant la création des deux mécanismes.
32 CNDD-FDD, Mémorandum du parti CNDD-FDD sur la Commission Vérité et Réconciliation et le Tribunal Spécial pour le Burundi, Bujumbura, 5 mai 2007, para. 32.
d’ailleurs reflétée dans le nouveau nom de la Commission) il sera nettement plus difficile de concilier l’approche convenue dans cet Accord de principes avec le processus de négociations entre l’ONU et le gouvernement. Ce processus doit, au moins dans l’esprit des Nations Unies, aboutir à la mise en place non seulement d’une CVR mais également d’un Tribunal Spécial (TS) pour « traduire en justice ceux qui portent la responsabilité la plus lourde des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre commis au Burundi depuis l’indépendance »31. Il est d’ailleurs remarquable – bien que peu surprenant – qu’aucune référence n’est faite à la mise en place d’un Tribunal Spécial, ni dans l’Accord de principes du 18 juin 2006, ni dans l’Accord Global du 7 septembre 2006. Rappelons aussi que, pour le parti CNDD-FDD, « c’est sur base des conclusions de la Commission Vérité et Réconciliation qu’on décidera ou non de l’opportunité de mettre sur pieds un Tribunal Pénal Spécial »32.
La définition du champ d’application ratione temporis de l’immunité provisoire telle que tenue dans la loi du 22 novembre 2006 est donc clairement de nature à décourager davantage l’avancement et l’aboutissement du processus de négociations entre l’ONU et le gouvernement concernant la mise en place des mécanismes de justice transitionnelle. En tout cas, il semble tout à fait irréaliste de s’attendre à ce que la CVR et le TS soient mis en place avant les élections normalement prévues pour l’année 2010. Après ces élections, auxquelles pourrait également participer le mouvement Palipehutu-FNL alors transformé en parti politique, le contexte politique aura certainement changé et il est tout à fait impossible de prédire quand un Tribunal Spécial sera effectivement mis en place. Entre-temps, l’immunité dite provisoire sera devenue de plus en plus ‘durable’, à moins que la définition de son champ d’application ratione temporis telle que tenue dans la loi du 22 novembre 2006 ne soit revue. Pour ceux qui cherchent à accorder et/ou obtenir une protection totale contre des poursuites judiciaires, ceci est rassurant. Pour ceux qui oeuvrent contre la culture de l’impunité au Burundi, il y a lieu de s’inquiéter et d’y prêter attention.
4. CONCLUSION
En guise de conclusion, essayons d’abord de résumer les constats de notre analyse sur le plan juridique. L’immunité provisoire relève du domaine de la loi. Elle est régie par la loi du 22 novembre 2006. Les deux accords convenus avec le Palipehutu-FNL peuvent contribuer à l’interprétation de la loi, à titre de travaux préparatoires. Le décret du 20 décembre 2006 réitère un 90 L’AFRIQUE DES GRANDS LACS. ANNUAIRE 2007-2008
33 Dans son message à la Nation du 25 avril 2008, le Président Nkurunziza l’a répété ainsi : « Nous rassurons les membres du Mouvement Palipehutu-FNL et nous leur rappelons que la loi portant sur leur immunité provisoire existe, avec toute sa force et les mécanismes de sa mise en exécution. Que personne alors n’ait peur de venir contribuer pour la mise en application de cet Accord de cessez-le-feu déjà signé » (RÉPUBLIQUE DU BURUNDI, op. cit., para. 26).
34 Le projet d’amendement susmentionné (note infrapaginale 17) proposé par un groupe de 25 députés n’offre pas de solution sur ce point.
35 À ce sujet, voir VANDEGINSTE, S., “Burundi : entre le modèle consociatif et sa mise en oeuvre”, in L’Afrique des Grands Lacs. Annuaire 2007-2008, Paris, L’Harmattan, 2008.
36 En mars 2006, une requête avait été introduite par trois organisations non-gouvernementales (l’Observatoire de l’Action Gouvernementale, la ligue Iteka et le Forum pour le Renforcement de la Société Civile, FORSC) par laquelle elles demandaient à la Cour Constitutionnelle de constater l’inconstitutionnalité des Ordonnances ministérielles N° 550/18 du 9 janvier 2006 et N°
engagement politique33, mais ne semble pas offrir de garanties juridiques. Le champ d’application ratione temporis est des plus larges possibles. Le champ d’application ratione personae est également très large, bien qu’inévitablement compliqué à mettre en application. Le champ d’application ratione materiae constitue sans doute l’élément le plus ‘lacunaire’, notamment pour ce qui est de l’application de la notion d’infraction à mobile politique, et, plus important encore, pour ce qui est des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre commis après le 8 mai 2003.34
À supposer que les décideurs politiques s’accordent pour combler les lacunes précitées, un amendement de la loi du 22 novembre 2006 semble s’imposer. Encore une fois, nous ne nous prononçons pas ici sur la question de savoir si, d’une perspective morale ou sociale, il est justifié de ‘bétonner’ l’immunité d’éventuels criminels de guerre.
Une procédure d’amendement de la loi du 22 novembre 2006 pourrait créer l’occasion de mettre correctement en application le principe de la séparation des pouvoirs, à supposer que les rapports entre les trois composantes de la trias politica tels que réglés par la Constitution soient bien respectés. Il appartient soit au gouvernement, soit au parlement de prendre une initiative. Il serait louable si, au cours des débats, la société civile était invitée à s’exprimer et à contribuer de ses idées. Il appartient au parlement de légiférer. Etant données les ‘frictions’ susmentionnées par rapport aux compétences respectives de l’exécutif et du législatif pour gérer le dossier des négociations avec le Palipehutu-FNL, et étant donnés les multiples blocages au niveau de l’Assemblée nationale depuis au moins une année35, cela n’est pas aussi évident que cela puisse paraître. Finalement, il est recommandé de vérifier la constitutionnalité du projet d’amendement avant son adoption (ou, par après, de la loi amendée). Conformément à la Constitution, la Cour Constitutionnelle est l’instance judiciaire compétente pour statuer sur la constitutionnalité des lois (art. 228). Elle peut être saisie par le Président de la République, le Président de l’Assemblée nationale, le Président du Sénat, par un quart des membres de l’Assemblée nationale ou du Sénat, ainsi que – pour ce qui est de la constitutionnalité d’un acte législatif – par toute personne physique ou morale intéressée (art. 230).36 Quant au fond, il appartiendra à la Cour IMMUNITÉ PROVISOIRE ET BLOCAGE DES NÉGOTIATIONS 91
550/116 du 10 février 2006, portant élargissement provisoire des prisonniers politiques (voir note infrapaginale 6). La Cour Constitutionnelle a déclaré irrégulière la saisine, étant donné que des personnes morales (par exemple les trois organisations précitées) ne peuvent saisir la Cour que sur la constitutionnalité des lois alors qu’il s’agissait, dans le cas d’espèce, d’actes réglementaires. Pour ce qui est de l’amendement de la loi du 22 novembre 2006, la situation serait donc bien différente.
37 Le principe de l’application directe des conventions internationales devant les juridictions burundaises – bien que très rarement mis en application – n’est pas contesté. Voir, entre autres, Cour Constitutionnelle, RCCB 54, Arrêt, 5 octobre 1995, p. 9 ; Cour Suprême, Chambre de cassation, Maniraho Ange c/ Ministère Public – RPC 1301, Arrêt, 28 juin 2001, p. 3 ; NATIONS UNIES, Document de base constituant la première partie des rapports présentés par les États parties. Burundi, HRI/CORE/1/Add.16/Rev.1, 16 juin 1999, para. 134.
38 Voir, entre autres, NATIONS UNIES, COMMISSION DES DROITS DE L’HOMME, Rapport de l’experte indépendante chargée de mettre à jour l’Ensemble de principes pour la lutte contre l’impunité, Mme Diane Orentlicher, E/CN.4/2005/102, 18 février 2005.
Constitutionnelle de statuer si la loi amendée est conforme à la Constitution, y compris aux droits et obligations découlant des conventions internationales des droits de l’homme qui, aux termes de l’article 19 de la Constitution, en font partie intégrante.37 Il n’est pas l’ambition de cet article de faire une évaluation de l’instrument de l’immunité provisoire à la lumière des obligations internationales du Burundi. Or, eu égard à certaines évolutions récentes en droit international, notamment en droit international des droits de l’homme38, il n’est pas à exclure qu’une immunité provisoire (surtout quand elle devient ‘peu provisoire’) ne soit pas entièrement conforme aux obligations du Burundi en droit international et, dès lors, à la Constitution… En tout cas, le simple fait qu’un tel processus, impliquant aussi bien le gouvernement, le parlement et la Cour Constitutionnelle (avec un rôle éventuel pour la société civile) pourrait avoir lieu, toutes les institutions concernées se limitant à exercer leurs compétences constitutionnelles respectives, constituerait en soi sans aucun doute une victoire pour l’État de droit au Burundi. Plus fondamentalement encore, il est clair que la pertinence d’une analyse juridique d’un dossier aussi politiquement sensible que celui de l’immunité provisoire dépend entièrement du respect du droit et de l’État de droit.
Anvers, avril 2008