Les juges retiennent deux thèses « crédibles » et « étayées par de nombreux éléments du dossier », celles des extrémistes hutu et du FPR. En réalité, il n’examinent que la seconde piste. Pour cause puisque la première n’est étayée par aucun élément du dossier, si ce n’est les travaux de la commission rwandaise Mutsinzi. Or j’ai déjà fait remarquer dans mon analyse du réquisitoire que cette commission était composée de membres du FPR et que son unique but était disculper celui-ci. Le FPR était donc juge et partie. Même si l’ordonnance dit que les parties civiles « rappellent (…) que l’introduction du rapport du comité Mutsinzi revendique sa partialité et que dès lors la suspicion pèse sur les témoignages recueillis au Rwanda d’une manière générale et particulièrement sur ceux qui l’ont été par ce comité », les données de ce rapport sont très souvent abordées dans l’ordonnance comme s’il s’agissait de faits.
Tout comme le réquisitoire, l’ordonnance aborde essentiellement trois thèmes et arrive à des constats similaires. Des témoignages et un rapport d’expertise sont exploités concernant le point de départ des missiles. Sur les 13 témoins directs, neuf désignent la zone de Masaka, tandis que trois indiquent les environs de Kanombe. Le treizième témoin, Mathieu Gerlache, présenté comme renseignant le camp de Kanombe, est incomplètement cité, puisqu’il précisait que « de cet endroit, on pouvait apercevoir toutes les pistes mais pas le camp des FAR, ce dernier se trouvant en contre-bas ». Or la vallée de Masaka se trouve en prolongation de sa ligne de vision. Malgré ces témoignages oculaires, sur base du rapport d’expertise les juges privilégient les abords du domaine militaire de Kanombe comme lieu du tir. Il faut ajouter que ce lieu, un cimetière de fortune, ne se situait pas à l’intérieur du camp mais était une zone cultivée par des civils du voisinage. D’après certaines sources, il s’agirait même d’une bananeraie d’où un tir de missiles serait difficile sinon impossible. Même en acceptant le choix fait sur base du rapport d’expertise et dès lors, du moins implicitement, le constat que le FPR n’aurait pas pu commettre l’attentat, cette conclusion aurait dû inciter les juges à orienter leur instruction sur l’autre suspect, les ex-FAR. Or, comme nous l’avons vu, cette piste n’a pas été explorée.
L’ordonnance continue en effet à s’intéresser au FPR comme auteur de l’attentat. Elle analyse des témoignages accusant des hauts responsables du FPR d’avoir commandité l’attentat. Ces témoignages sont parfois contradictoires, parfois peu précis et parfois basés sur des ouï-dires. Certains ont fait l’objet de rétractations ou de modifications. Des doutes existent sur la question de savoir si des témoins peuvent avoir vu ou entendu ce qu’ils affirment. On comprend l’extrême prudence des juges face à ces déclarations, d’autant plus qu’il existe des indices de manipulation durant toute l’instruction.
L’ordonnance aborde ensuite le seul élément matériel, les missiles utilisés. Environ deux semaines après l’attentat, deux lanceurs vides, donc utilisés, sont trouvés dans la vallée de Masaka par des paysans, qui les remettent à des militaires. Les seuls doutes sur cette découverte proviennent du rapport Mutsinzi. Un lieutenant note les numéros de série. Il existe une photo d’un des lanceurs, mais il n’y a plus de trace des lanceurs eux-mêmes, qui semblent avoir disparu au Zaïre/Congo. L’instruction avait déjà établi en 2000 que ces systèmes faisaient partie d’un lot vendu par l’ex-URSS à l’Ouganda dans un marché d’Etat à Etat. L’ordonnance observe que cette origine ougandaise renforce l’hypothèse que l’attentat a été commis par le FPR, plusieurs témoignages indiquant d’ailleurs « que l’Ouganda était le principal fournisseur d’armes du FPR ». Les juges relèvent plusieurs éléments qui laissent penser que le FPR disposait de missiles SA-16. Ils mentionnent la récupération sur le front par les ex-FAR d’un missile en 1991 (le seul doute à ce sujet est tiré du rapport Mutsinzi) et la découverte au Congo en 2016 d’un missile pris par des rebelles à l’APR en 1998. Les numéros de série de ces deux missiles sont proches de ceux découverts à Masaka. Quatre missiles SA-16 venant d’un même lot peuvent donc être rattachés au FPR, alors qu’aucun élément sérieux ne suggère que les ex-FAR n’en ait possédé. Sur ce point, l’ordonnance mentionne la récupération par les ex-FAR du missile trouvé en 1991, mais le fait que celui-ci avait été proposé à la France pour expertise montre bien que les ex-FAR ne comptaient pas s’en servir. L’unique suggestion que les ex-FAR disposaient d’une capacité sol-air provient une nouvelle fois du rapport Mutsinzi.
Les juges examinent ensuite les informations concernant le transport et le tir des missiles par des membres du FPR. Comme déjà noté, les témoignages sont parfois indirects et ne convergent pas sur tous les détails, mais l’ordonnance observe que la plupart des témoins expliquent que les missiles ont été transportés du quartier général du FPR à Mulindi vers le CND à Kigali où était cantonné le contingent du FPR et qu’ils ont ensuite été acheminés vers le lieu du tir dans la zone de Masaka. Ici encore, les seuls témoignages réfutant la possibilité d’un tel transport viennent du rapport Mutsinzi.
Tout ce qui précède met clairement en cause le FPR. Cependant les juges émettent des réserves sur la force probante de ces éléments. Quant aux deux lanceurs de missile trouvés dans la zone de Masaka, l’ordonnance note qu’un certain nombre de constatations n’ont pu être faites, notamment sur le lieu et les circonstances de leur découverte et sur les lanceurs eux-mêmes. Elle estime donc qu’il est « très difficile de tirer des conclusions à partir de ces éléments » et observe « de grandes incertitudes » sur l’existence même de leur découverte, le cas échéant le lieu et la date de la découverte et du parcours des lanceurs avant leur disparition. En l’absence de preuves matérielles, les juges observent que « les charges pesant sur les mis en examen reposent donc exclusivement sur des témoignages ». Ils concluent que « les témoignages recueillis et sur lesquels reposent principalement l’accusation sont largement contradictoires et non vérifiables. Leur accumulation ne peut pas constituer des charges graves et concordantes permettant de renvoyer les mis en examen devant la cour d’assises ». Les charges ne sont donc pas suffisantes et les juges déclarent « n’y avoir lieu à suivre en l’état » et ordonnent « le dépôt du dossier au greffe pour y être repris s’il survenait des charges nouvelles ».
Cette conclusion est compréhensible de la part de juges qui doivent se poser la question de savoir dans quelle mesure les preuves apportées resteraient debout devant une cour d’assises, où la défense des inculpés ne manquerait pas de relever les faiblesses de certains éléments de preuve, suscitant ainsi le doute qui profiterait aux accusés.
Cela dit, trois éléments méritent d’être soulignés. Primo, puisque la seule partie dont la culpabilité a été réellement examinée est le FPR, nous sommes ici (provisoirement, voir plus loin) confrontés à un crime sans auteurs. Etant donné les conséquences extrêmement graves de cet événement (reprise de la guerre civile, génocide, guerres régionales), cette issue est très décevante après vingt ans d’instruction. Secundo, deux données qui ne sont pas examinées dans l’ordonnance auraient pu orienter autrement l’issue de cette instruction. Il s’agit d’un rapport secret de l’équipe enquêtes spéciales du TPIR qui désigne clairement le FPR comme auteur de l’attentat[1]et d’informations précises sur la provenance des missiles de stocks militaires ougandais..[2]On peut supposer que c’est parce que ces éléments n’ont été rendus publics qu’après la clôture de l’instruction qu’ils n’ont pas été pris en compte. Tertio, des parties civiles ont annoncé qu’elles allaient faire appel de cette ordonnance. L’on ne saurait dès lors exclure que de nouveaux éléments pourraient renforcer la force probante de ceux déjà examinés et ainsi in fine aboutir à un procès d’assises. Cela permettrait un débat contradictoire, peut-être suivi par la fin de l’impunité dans cette affaire.