Banque mondiale, une zone de non-droit protégée par des juges

Un tribunal de Washington a autorisé la Banque mondiale à ne pas répondre de ses actes devant la justice étasunienne |1|. Les plaignants indiens ont déjà fait appel de cette décision qui confère à la Banque mondiale une immunité qui la place de facto au dessus des lois.

Le litige oppose des pêcheurs et des paysans indiens à la Société financière internationale (SFI) – la branche de la Banque mondiale chargée de soutenir le secteur privé – qui a financé à hauteur de 450 millions de dollars la construction d’une centrale à charbon (dans l’État fédéré de Gujarat situé dans la partie ouest de l’Inde). Les plaignants demandent aux juges de Washington, où se trouve le siège de la Banque mondiale, de condamner la SFI (Banque mondiale) à réparer le préjudice social et environnemental causé par cette centrale de charbon construite près des terres où ils vivent et travaillent. Les conséquences néfastes sont multiples : dégradation de l’air et de l’écosystème marin, empoisonnement de l’eau, déplacement de populations, destruction du mode de vie des communautés locales.

Ce qui est reproché précisément à la Banque mondiale est « sa conduite irresponsable et négligente » à toutes les étapes du projet. La SFI a non seulement financé la centrale à charbon mais a également fourni des conseils et supervisé l’ensemble de sa construction. Pourtant, dès le début de ce projet, la SFI a elle-même reconnu qu’il comportait des risques importants et que ses impacts néfastes étaient potentiellement irréversibles sur les communautés locales et leur environnement. Une plainte en interne a ensuite été déposée par les paysans et pêcheurs indiens auprès du service de médiation de la Banque mondiale : the Compliance Advisor Ombudsman (CAO). Ce dernier a donné raison aux communauté locales dans un rapport concluant que la SFI n’a pas respecté ses propres procédures de sauvegarde environnementale et sociale. Mais la banque a décidé de rejeter ces conclusions et de poursuivre le projet.

Cette affaire est loin d’être un cas isolé. La Banque mondiale a admis en mars 2015 que « la supervision de ces projets était souvent peu ou non documentée, que l’application des mesures de protection ne faisait pas l’objet du suivi nécessaire et que le risque élevé de certains projets pour les populations environnantes n’avait pas été suffisamment évalué » |2|. Selon une étude d’OXFAM, la SFI « n’a qu’une connaissance limitée des résultats pour les bénéficiaires finaux |3| » car l’évaluation des projets qu’elle finance se base uniquement sur des chiffres transmis par l’institution financière cliente et intermédiaire de la SFI.

Comme l’a souligné le Conseil consultatif belge sur la cohérence des politiques |4|, plusieurs projets financés par la SFI se sont traduits par de graves infractions aux droits humains : accaparement des terres, répression, arrestations arbitraires ou meurtres afin de faire taire les mouvements de protestation contre certains projets financés par la banque. Le cas de la l’entreprise Dinant au Honduras illustre bien cette situation |5|. En 2010, Dinant avait été impliquée dans un conflit foncier au cours duquel six paysans avaient été abattus par les forces de sécurité privée de la firme. L’enquête subséquente du CAO de la Banque mondiale a démontré que la SFI était au courant des problèmes entourant les activités de Dinant. Mais aucune condamnation n’a suivi. Citons également l’enquête de terrain réalisée dans quatorze pays, couplée à un travail d’analyse de milliers de rapports par le consortium international de journaliste d’investigation (ICIJ) |6|, qui révèle que les projets financés par la Banque mondiale ont contraint près de 3,4 millions de personnes à quitter leur domicile depuis 2004, parfois avec le recours des policiers armés chargés de les expulser.

Constatant toutes ces violations, le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté Philip Alston a présenté devant l’Assemblée générale de l’ONU le 4 août 2015 un rapport cinglant consacré à la Banque mondiale, affirmant que « la Banque mondiale s’assied sur les droits humains, elles les considère davantage comme un maladie infectieuse que comme des valeurs et des obligations universelles |7| ».

Ce comportement de la banque est en total décalage avec ses obligations juridiques. En effet, la Banque mondiale a non seulement l’obligation de respecter ses règles internes (comme les procédures de sauvegarde environnementale et sociale) mais aussi toute règle pertinente du droit international général incluant les instruments de protection de droits humains. Comme l’a rappelé récemment le Comité de l’ONU pour les droits économiques, sociaux et culturels dans une déclaration officielle datée du 24 juin 2016 |8|, la Banque mondiale comme toute autre organisation internationale doit impérativement respecter la Déclaration universelle des droits de l’homme, les principes généraux du droit international et les Pactes de 1966 sur les droits humains |9|. De plus, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI), en tant qu’agences spécialisées de l’ONU, sont liés par les objectifs et principes généraux de la Charte des Nations Unies, parmi lesquels figurent le respect des droits humains et des libertés fondamentales |10|. Par conséquent, il leur est interdit d’imposer des mesures qui empêchent les États de se conformer à leurs propres obligationss nationales et internationales en matière de droits humains |11|.

La Banque mondiale agit donc dans l’illégalité lorsqu’elle finance des projets, tels que la centrale à charbon en Inde, qui ont des conséquences préjudiciable sur les droits humains et l’environnement mais aussi lorsqu’elle fixe avec le FMI des conditionnalités à leurs prêts, qui vont à l’encontre des droits humains. Le droit à l’eau est, par exemple, régulièrement violé par les privatisations imposées dans ce secteur tout comme le droit à la santé est bafoué par les réductions de dépenses publiques dans la santé. Autre exemples, les conditionnalités visant la dérégulation du marché du travail et le démantèlement des système publics de protection sociale vont directement à l’encontre du droit au travail et à la protection sociale. Ces droits sont aussi sérieusement mis à mal dans le rapport « Doing Business |12| » publié tous les ans par la banque. Dans ce rapport, tous les États sont évalués et classés en fonction de la facilité à y « faire des affaires », sur base d’une batterie d’indicateurs comme l’indicateur « employing workers » qui considère que toute forme de législation protégeant les travailleurs est un obstacle au « business » |13|. Dans le secteur agricole, l’amélioration du « climat des affaires » encourage fréquemment l’accaparement des terres. A titre d’exemple, les réformes ayant permis aux Philippines d’améliorer sa position dans ce classement de la Banque mondiale ont permis aux « investisseurs » dans ce pays de développer des monocultures au préjudice des communautés locales, qui ont été expulsées de leurs terres ancestrales. Dans le domaine agricole toujours, la Banque mondiale publie un autre rapport intitulé « Enabling the Business of Agriculture |14| » qui encourage les gouvernements à privatiser des filières agricoles au détriment notamment des petits producteurs |15|.

Alors qu’un principe élémentaire du droit est de réparer le dommage qu’on a causé du fait de sa propre faute, les juges de Washington ont rendu une décision qui va à l’encontre de ce principe puisqu’ils considèrent que la Banque mondiale jouit d’une immunité en tant qu’organisation internationale. Ce qui lui garantit une impunité pour toutes ses actions qui violeraient les droits des populations. Pire, plus ses actions illégales sont nombreuses et plus les juges étasuniens la protègent, au motif que la multiplication d’actions en justice contre la banque risquerait d’entraver le bon déroulement de ses activités. C’est ce qu’indique le raisonnement des juges de Washington.

En effet, lorsque les avocats des plaignants indiens invoquent à juste titre l’article 7 section 3 |16| des statuts de la Banque mondiale qui prévoit explicitement que la banque peut être poursuivie en justice sous certaines conditions, les juges rétorquent que cette possibilité de poursuivre en justice ne vaut que dans les cas où ces poursuites sont dans l’intérêt de la banque ! Selon les juges, il faut appliquer cet article 7 section 3 en tenant compte de l’article 7 section 1 des statuts, qui indique que la banque a renoncé à son immunité dans le but de remplir ses fonctions |17|. Ce qui fait dire aux juges que la Banque mondiale a eu l’intention de lever son immunité uniquement dans les cas où cela lui profite |18|. Lorsque les avocats des paysans indiens répondent que cette action en justice aura comme effet positif d’inciter la Banque mondiale à respecter ses propres procédures de sauvegardes sociales et environnementales et donc à agir de façon responsable à l’avenir, le tribunal rejette cet argument en disant que le « bénéfice » pour la banque est marginal comparé aux « coûts substantiels » qu’entraînerait la levée de cette immunité |19|. Accepter de juger ce cas de violation de droits humains aurait de trop lourdes conséquences pour la banque car cela ouvrirait la « boîte de pandore » avec d’autres actions en justice contre elle. Rappelons, en effet, que la Banque mondiale tout comme le FMI n’ont jamais eu à rendre de compte devant la justice, en plus de soixante ans d’existence ?

Alors que plusieurs rapports épinglent les multiples violations de droits humains par la Banque mondiale – ce qui devrait logiquement inciter les tribunaux à (enfin) sanctionner ces violations – les juges étasuniens font l’inverse en renforçant la Banque mondiale comme « zone exempte de droits de l’homme » comme l’a qualifiée le Rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté |20|.

Face à ce jugement, les communautés indiennes affectées ne baissent pas les bras et ont déjà fait appel. Le CADTM les soutient pleinement dans leur lutte et appelle à multiplier les procès à chaque fois que cette banque cause des dommages à la population et l’environnement. L’impunité de la Banque mondiale n’a que trop duré.

Renaud Vivien
Notes

|1| Jam v. International Finance Corporation, No. 1:15-cv-00612. https://www.earthrights.org/sites/default/files/documents/jam_v_ifc_-_order_granting_mtd.pdf

|2|http://www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2015/03/04/worldbank-shortcomings-resettlement-projects-plan-fix-problems

|3| Oxfam (2015). The suffering of the others, Oxford : Oxfam GB, p. 2. https://www.oxfam.org/en/research/suffering-others

|4| Voir son avis portant sur « le mandat de la Belgique au sein de la Banque mondiale » accessible sur http://www.ccpd-abco.be/. Le Conseil consultatif sur la cohérence des politiques a été créé en avril 2014. Il a pour mission principale de donner des avis aux autorités fédérales belges pour plus de respect de la cohérence des politiques en faveur du développement. Ces avis sont préparés par des experts du monde syndical, des ONG et du monde académique réunis dans une ‘commission thématique’. Ils sont ensuite étudiés et validés par le Conseil consultatif sur la cohérence des politiques présidé par Olivier De Schutter. Le CADTM Belgique a participé à l’élaboration de cet Avis sur la Banque mondiale.

|5| Cette société hondurienne productrice d’huile de palme était le troisième client de la banque hondurienne Ficohsa, dans laquelle la SFI a investi 70 millions de dollars en 2011.
Lire l’article « Comment la Banque mondiale finance le massacre de dizaines de paysans » http://www.cncd.be/Comment-la-Banque-mondiale-finance

|6|http://www.lesoir.be/852058/article/actualite/monde/2015-04-15/enquete-internationale-34-millions-personnes-expulsees-par-banque-mondiale

|7| http://www.un.org/en/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/70/274
Lire aussi l’article « La Banque mondiale sous les feux de la critique du Rapporteur Spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits humains » http://www.cadtm.org/spip.php?page=imprimer&id_article=12427#nb1

|8| E/C.12/2016/1 « Public debt, austerity measures and the International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights ». Statement by the Committee on Economic, Social and Cultural Rights :

Extrait : « The Lenders themselves have obligations under general international law. As any other subjects of international law, international financial institutions and other international organisations are ’bound by any obligations incumbent upon them under general rules of international law, under their constitutions or under international agreements to which they are parties’.They are therefore bound to comply with human rights, as listed in particular in the Universal Declaration of Human Rights, that are part of customary international law or of the general principles of law, both of which are sources of international law »
https://xa.yimg.com/kq/groups/2743668/1005740263/name/Conditional%20lending%20E_C-12_2016_1_8064_E%2Epdf

|9| Cour internationale de justice, Interprétation de l’accord du 25 mars 1951 entre l’OMS et l’Égypte, avis consultatif du 20 décembre 1980, CIJ Rec. 1980, para 37, pp. 89-90.

|10| Charte des Nations Unies, articles 57, 63, 1(3) et 55(3).

|11| Commission du droit international. (2011). Projet d’articles sur la responsabilité des organisations internationales, adopté par la CDI à sa 63e session (A/66/10, para. 87), art. 16.

|12| http://www.doingbusiness.org/

|13| http://www.cncd.be/Doing-Business-un-rapport-au

|14| http://eba.worldbank.org/

|15| Letter from the UN Rapporteur on Right to food and the UN Independent Expert on foreign debt to World Bank to
President World Bank, 9 octobre 2012.

|16| « La Banque ne peut être poursuivie que devant un tribunal ayant juridiction sur les territoires d’un État membre où elle possède un bureau, a désigné un agent chargé de recevoir les significations ou notifications de sommations ou a émis ou garanti des titres. Aucune action judiciaire ne pourra cependant être intentée par des États membres ou par des personnes agissant pour le compte desdits États, ou faisant valoir des droits cédés par ceux-ci. Les biens et avoirs de la Banque où qu’ils soient situés et quel qu’en soit le détenteur, seront à l’abri de toute forme de saisie, d’opposition ou d’exécution tant qu’un jugement définitif n’aura pas été prononcé contre la Banque ». http://web.worldbank.org/WBSITE/EXTERNAL/ACCUEILEXTN/EXTABTUSFRENCH/0,,contentMDK:20405772 menuPK:866224 pagePK:64094163 piPK:64094165 theSitePK:328614,00.html#article7section7

|17| « En vue de mettre la Banque en mesure de remplir les fonctions qui lui sont confiées, le statut juridique, les immunités et privilèges définis dans le présent article seront accordés à la Banque sur les territoires de chaque Etat membre ». http://web.worldbank.org/WBSITE/EXTERNAL/ACCUEILEXTN/EXTABTUSFRENCH/0,,contentMDK:20405772 menuPK:866224 pagePK:64094163 piPK:64094165 theSitePK:328614,00.html#article7section7
voir également le jugement « Mendaro contre la Banque mondiale », US Court of Appeals, D.C Cir., Sept. 27, 1983 ( 717 F.2d 610)

|18| Extrait du jugement : ‘when the benefits accruing to the organization as a result of the waiver would be substantially outweighe d by the burdens caused by judicial scrutiny of the organization’s discretion to select and administerts programs, it is logically less probable that the organization actually intended to waive its immunity.’” (…) The relevant question is thus “whether a waiver of immunity to allow this type of suit, by this type of plaintiff, would benefit the organization over the long term.”
https://www.earthrights.org/sites/default/files/documents/jam_v_ifc_-_order_granting_mtd.pdf

|19| Extrait du jugement : « This Court will not completely dismiss the possibility that a waiver could provide some incentive for IFC to adhere more scrupulously to its policies, over and above the pressure already applied by the CAO. But that marginal benefit must be weighed against the relevant costs which, in suits like this by these kinds of plaintiffs ,remain quite substantial. In the Court’s view, for all the reasons reviewed above, suits like plaintiffs’ are likely to impose considerable costs upon IFC without providing commensurate benefits. Hence, IFC has not waived its immunity to this suit ».
https://www.earthrights.org/sites/default/files/documents/jam_v_ifc_-_order_granting_mtd.pdf

|20| http://www.un.org/press/fr/2015/agshc4142.doc.htm

Renaud Vivien: Co-secrétaire général du CADTM Belgique, juriste en droit international. Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015.

source: http://www.cadtm.org/Banque-mondiale-une-zone-de-non