Un choc depuis 2015
Depuis 2015, le Burundi fait face à une pénurie de devises inédite, qui paralyse l’économie. Les importateurs peinent à obtenir des dollars, les prix flambent et les files aux stations-service se généralisent. Selon le FMI, en décembre 2024 l’inflation annuelle atteignait 36,4 % (mécanique du franc parallèle et création monétaire), les réserves officielles ne couvraient qu’un mois d’importations, et le taux de change parallèle était environ 160 % supérieur au taux officiel. Cette situation découle d’un déficit commercial chronique et de rigidités monétaires aggravées par les crises politiques. Le taux de change dual (officiel vs. « marché noir ») crée d’énormes distorsions : spéculation, pénurie de carburant et effondrement des investissements étrangers. L’enjeu est clair : restaurer un régime de change crédible et relancer les entrées de devises. Cet article analyse d’abord les causes structurelles du problème, puis propose 5 axes stratégiques pour y remédier.
Causes structurelles de la pénurie des devises
- Baisse des exportations et dépendance aux importations. Depuis 2013, les importations croissent (énergie, fertilisants, biens de consommation) tandis que les exportations stagnent. La couverture des importations par les exportations ne dépasse jamais 20 %. Cette tendance s’est accentuée avec la crise politique de 2015 : les principaux secteurs d’exportation (café, thé, minerais) peinent à générer des devises stables. Les exportations agricoles restent basiques et très vulnérables aux chocs climatiques et de prix internationaux.
- Réserves étrangères très faibles. Moins d’aide internationale et de financements extérieurs sont entrés dans le pays après 2015. La BRB dispose d’un stock de devises historiquement bas, qui s’effondre dès que les importations augmentent. Les fonds publics étrangers sont par ailleurs mal absorbés (faibles taux de décaissement : le ministre des finances vient de lancer un cri d’alarme).
- Système de change dual inefficace. Le taux de change officiel est artificiellement maintenu trop fort, tandis qu’un second taux « au marché » s’établit beaucoup plus élevé. Cette prime de change a entraîné des pénuries de carburant, des contrebandes et des exportations illégales. Les réformes incomplètes du régime de change (bandes de fluctuations restrictives, contrôles) aggravent les distorsions. Par exemple, au début des années 2005 une vente aux enchères des devises fonctionnait bien, jusqu’à ce que les réserves chutent vers 2013 et que le marché se fragmente.
- Sous-facturation et fuite de devises. La transparence des exportations est faible. D’importantes fuites de devises se produisent : on suspecte une sous-déclaration des recettes (ex. exportations minières) et un non-rapatriement des gains. Un exportateur burundais obligé de convertir immédiatement en francs burundais voit souvent son compte en devises « vidé », ce qui décourage les entreprises d’exporter.
- Rigidités structurelles et aide publique. L’économie burundaise manque de secteurs exportateurs à haute valeur ajoutée (industrie légère, agroalimentaire, services technologiques). Elle reste tributaire de l’aide publique au développement. Or cette aide a été fortement réduite ou gelée ces dernières années, et l’absorption des financements disponibles reste très lente. Les défaillances de gouvernance (corruption, clientélisme) affaiblissent aussi la capacité de générer des revenus durables, tant à travers les entreprises publiques que le secteur privé.
Axe 1 – Réformer le régime de change
Le premier levier est monétaire : unifier et libéraliser le change. Le FMI exhorte à supprimer le double taux officiel/parallèle et à abandonner le contrôle strict du cours. Concrètement, cela implique :
- Unifier les taux et laisser flotter le franc burundais. L’ancien système de taux officiellement fixés a échoué. Le FMI recommande d’aligner immédiatement le taux « officiel » sur le marché réel. L’expérience montre qu’un taux de change compétitif stimule les exportations et limite la sortie de devises pour l’import.
- Indépendance et transparence de la BRB. La Banque centrale doit mener une politique monétaire crédible (ex. relever son taux directeur) pour contenir l’inflation et la fuite de capitaux. La BRB doit aussi publier régulièrement l’état de ses réserves de change et ses interventions, pour restaurer la confiance.
- Éliminer les subventions de change et contrôles opaques. Le pays doit cesser les licences d’importation disjonctives et toute allocation arbitraire de devises, qui favorise la corruption. Un changement de régime (vers le flot libre) sera difficile à court terme (une dévaluation du franc par la dévaluation légale était crainte), mais il est primordial pour éviter les distorsions actuelles. Notons que l’inflation potentielle d’une telle réforme est jugée gérable par le FMI : les biens importés sont déjà largement achetés au taux « marché », et la disponibilité du carburant devrait augmenter.
- Exemple international : Plusieurs pays d’Asie du Sud-Est ont suivi cette voie. Par exemple, le Vietnam a progressivement flexibilité son change et attiré ainsi des flux massifs d’Investissements Directs Etrangers (IDE) (15,8 milliards $ en 2016). La confiance des investisseurs et la diversification des exportations qui ont suivi, au Vietnam et en Asie en général, montrent qu’un régime plus souple est un prérequis pour sortir de la pénurie de devises.
Axe 2 – Promouvoir des projets intégrés générateurs de devises
Il faut multiplier les projets hybrides qui produisent en même temps de l’énergie et des cultures d’exportation à forte valeur ajoutée. Un exemple novateur est l’agrivoltaïque (agriculture sous panneaux solaires). Ce concept, expérimenté au Kenya et dans d’autres pays, consiste à élever les panneaux photovoltaïques pour cultiver des légumes ou fruits dessous. On « récolte deux fois » : de l’électricité et des produits agricoles plus résistants à la sécheresse. Les agriculteurs kenyans qui ont tenté l’agrivoltaïque ont pu faire pousser une gamme de cultures de grande valeur commerciale sous ombrage, tout en vendant l’électricité produite. Au Burundi, de tels projets pourraient alimenter le réseau local (revenu en devises) et accroître les exportations agricoles (thé, café, fruits exotiques) grâce à un meilleur rendement et des produits de meilleure qualité. De façon générale, tout projet « intégré » (énergie + culture d’export) doit être favorisé : élevage-exploitation solaire, pisciculture connectée, agro-transformations nécessitant de l’électricité. L’État peut soutenir ces filières par des appels d’offres ciblés, des partenariats public-privé et un cadre réglementaire encourageant l’investissement dans les zones rurales à potentialités d’export.
Axe 3 – Créer des zones économiques spéciales et faciliter le rapatriement des dividendes
Le Burundi doit cibler l’IDE manufacturier et exportateur en multipliant les zones franches. En 2015 une Zone franche a été créée pour attirer les investisseurs exportateurs : elle offre déjà des avantages fiscaux (exonérations temporaires) et un guichet unique pour les formalités. L’idéal est de développer plusieurs Zones franches sectorielles (agroalimentaire, textile, électronique,…) équipées en infrastructures modernes (route, électricité, internet). Ces zones doivent impérativement faciliter le transfert des devises : par exemple, lever toute restriction sur le rapatriement des dividendes et des profits. Les investisseurs étrangers doivent pouvoir rapatrier librement leurs gains, sans taxes confiscatoires ni taux de change spécifiques. De nombreux pays d’Afrique et d’Asie de l’Est ont utilisé cette carotte : par exemple, le Kenya a ses Export Processing Zones pour les biens manufacturés exportés, avec des exonérations et un environnement assoupli. Une stratégie claire serait donc : attirer des usines orientées export (transformation du café, céramique, etc.), garantissant qu’elles puissent rapatrier leurs profits en monnaie forte. Pour renforcer l’attractivité, on peut également proposer des assurances politiques et un arbitrage international. Enfin, l’État burundais pourrait envisager des coentreprises avec des opérateurs étrangers réputés, sous conditions strictes de transparence, pour profiter de leur expertise tout en limitant la fuite de devises.
Axe 4 – Mobiliser la diaspora et les bailleurs de fonds
La diaspora burundaise et les partenaires internationaux peuvent devenir une source rapide de devises fraîches. D’un côté, il faut canaliser davantage les transferts de la diaspora. Actuellement ceux-ci ne représentent qu’environ 2,6 % du PIB (2023), un chiffre modeste. Le gouvernement vise de porter ces transferts à 5 % du PIB en 2040, puis 10 % en 2060. Pour accélérer cet objectif, on peut créer des instruments financiers dédiés (par exemple, des « bons diaspora » souverains à taux avantageux, à l’instar de l’Éthiopie ou du Nigéria qui ont levé respectivement des milliards pour leur barrage ou des projets publics via des bonds destinés aux expatriés). Il faut aussi lancer une campagne de confiance auprès des Burundais de l’étranger : faciliter l’investissement direct (exonération fiscale des apports, garanties juridiques) et promouvoir les opportunités (immobilier, start-ups, franchises). La création rapide d’une agence nationale diaspora (annoncée par le Président) permettra de coordonner ces efforts et d’améliorer la traçabilité des envois de fonds.
De l’autre côté, mieux activer les bailleurs de fonds traditionnels est crucial. Le Burundi dispose toujours d’engagements importants (Banque mondiale, BAD, etc.), mais le taux de décaissement est très bas. En 2025, seuls ~20 % d’un prêt de 2 milliards USD de la Banque mondiale avaient été utilisés. Cette inertie prive le pays de ressources en devises. Il faut prioriser les projets structurants, améliorer l’exécution (audit rigoureux, gouvernance), et cofinancer plus rapidement des projets qui génèrent des devises (routes facilitant les exportations, infrastructures énergétiques, zones industrielles). Comme l’a souligné le ministre des Finances, « une meilleure utilisation des financements extérieurs permettrait … de renforcer la stabilité économique, notamment en réduisant la pénurie de devises étrangères ». Le Burundi pourrait aussi solliciter des aides innovantes (garanties MIGA, prêts concessionnels conditionnés à des performances d’exportation, partenariats avec le secteur privé international) pour compléter ses réserves de change.
Axe 5 – Renforcer la gouvernance et la transparence des entreprises publiques
Enfin, un dernier levier structurel est de rétablir la confiance par une bonne gouvernance. Les entreprises publiques et mixtes burundaises souffrent souvent de gestion défaillanteet de manque de transparence. Cet état des lieux conduit à des déficits persistants (subventions gouvernementales et emprunts massifs) qui pèsent sur le budget et la demande de devises. Il est urgent de mettre en place des réformes :
- Établir des plans stratégiques et audits réguliers pour chaque entreprise d’État, afin de garantir leur viabilité financière. Par exemple, une compagnie publique électrique ou de télécom devrait dresser un plan d’investissement sur 5 ans soumis aux normes internationales.
- Inscrire les compagnies publiques dans un cadre légal de transparence (comptes audités par des cabinets internationaux, publication des états financiers, comités consultatifs indépendants).
- Séparer clairement la propriété de l’État et la gestion opérationnelle (éloigner la tutelle directe du gouvernement dans le pilotage quotidien). Nommer les dirigeants sur critères professionnels (profil, expérience).
- Encourager les partenariats privés ou la privatisation partielle dans les secteurs viables, en échange d’un renforcement de capital et d’une meilleure gestion.
Des exemples étrangers montrent les bénéfices de telles réformes : dans plusieurs pays d’Asie du Sud-Est, la mise en concurrence des entreprises publiques (ou leur introduction en Bourse sous un code de gouvernance solide) a permis d’améliorer leur efficacité et d’attirer les investisseurs. Au Burundi, la crédibilité retrouvée de ces entreprises publiques serait un signe fort pour les bailleurs et les investisseurs étrangers, montrant l’engagement du pays sur la voie de la transparence.
Une vision stratégique et un dialogue public-privé renouvelé
En conclusion la crise des devises au Burundi ne se réglera pas par des mesures ponctuelles ou la contrainte budgétaire seule. Elle exige une vision stratégique de long terme, articulant politique macroéconomique, projets productifs et renforcement institutionnel. Cela implique un dialogue public-privé renouvelé : les entreprises locales et la diaspora doivent être associées à la définition et à la mise en œuvre de la politique de change et d’investissement. Les autorités doivent fixer des objectifs clairs (par ex. taux de réserves, croissance des exportations autres que le café) et bâtir un pacte de confiance avec le secteur privé.
À l’exemple du Vietnam ou d’autres économies émergentes, le Burundi peut sortir de cette crise en axant sa stratégie sur l’exportation, l’innovation et la rigueur institutionnelle. En libérant le marché des changes, en multipliant les projets à double rendement (agricole et énergétique) et en mobilisant toutes les sources de financement (diaspora, ONG, investisseurs privés), le pays pourra reconstituer ses réserves en devises. L’ultime clé sera la persévérance : chaque mesure doit être mise en œuvre de manière cohérente et transparente pour restaurer la confiance. Ainsi, le Burundi pourra transformer l’urgence actuelle en opportunité de rebondir vers une croissance inclusive et durable.
Bazikwankana Edmond