Le Burundi a engagé depuis 2022 une vaste réforme de la gestion des finances publiques. Le gouvernement, aligné sur le Plan national de développement (PND 2018-2027) et la révision constitutionnelle de 2018, a jugé « nécessaire » l’introduction du budget-programme comme nouveau mode de gestion budgétaire. Ce modèle replace la dépense dans une logique de performance et de résultats, en passant « de la logique des moyens à utiliser à une logique de résultats à obtenir ». La loi organique du 20 juin 2022 a ainsi révisé la loi N° 1/35 du 4 décembre 2008 relative aux finances publiques pour inscrire le budget-programme dans le cadre légal burundais. Concrètement, le budget de chaque ministère est désormais organisé par programmes ministériels clairement délimités, définis selon les priorités sectorielles. Chaque programme regroupe des actions cohérentes sous un responsable identifié, avec des objectifs précis et des indicateurs de performance. Par exemple, la Cour des comptes note qu’il existe en général « environ cinq programmes » par ministère (dont un programme transversal de coordination/pilotage) . Dans ce nouveau cadre, une partie des institutions (Présidence, Primature, Ombudsman…) ne portent pas de programmes mais des dotations budgétaires simples.
Cadres légaux adoptés
Pour encadrer cette réforme, plusieurs textes ont été adoptés. Outre la loi organique de juin 2022, les lois de finances elles-mêmes ont été reformulées « en mode-programme ». Le projet initial du budget 2023/24 a ainsi été restructuré en dernière minute. Le 5 avril 2023, le Conseil des ministres a exceptionnellement décidé de repousser l’examen du budget afin d’« intégrer la notion de budget-programme ». En juin 2023, le Parlement a voté la loi organique n°1/16 modifiant la loi de finances pour 2023/24, introduisant des contrats de performance pour les gestionnaires publics et exigeant désormais des objectifs-résultats clairs dans chaque programme. De même, la loi n°1/19 du 28 juin 2024 fixe le budget 2024/25 selon cette nouvelle structure (avec ventilation des crédits par programmes ou dotations). Par ailleurs, des arrêtés ministériels et une nomenclature budgétaire ont été publiés pour détailler la mise en œuvre technique (périmètre des programmes, modalités du plan de travail/budget annuel, etc.). Ces cadres légaux visent à ancrer le budget-programme dans le cycle budgétaire burundais, en lien avec la planification à moyen terme (PND 2018‑2027 et Visions Burundi 2040/60).
Premiers résultats et lois de finances 2023/24 et 2024/25
Le budget 2023/2024 a été le premier à entrer en vigueur avec cette approche. Le projet de loi de finances présenté en juin 2023 portait un budget total de 3 952,9 milliards FBu, contre 2 392,3 milliards un an plus tôt (+65,2 %). Cette forte hausse s’expliquait surtout par une augmentation des investissements publics (passant de 794 à 1 058,9 milliards FBu) et une progression de 68,3 % des dépenses courantes (1 204,5 à 2 027,8 milliards FBu). Le ministre des Finances de l’époque Audace Niyonzima a souligné que le budget-programme avait été élaboré “dans la logique de budgétisation axée sur les performances”. Les crédits sont votés par programmes, chacun assorti d’indicateurs et d’engagements de résultats (par exemple, contrats de performance signés par les ministres). Le Parlement a finalement adopté le budget 2023/24 à l’unanimité, malgré une dette publique intérieure élevée et un déficit record de 728,9 milliards FBu (contre 197,4 milliards FBu l’année précédente). Des députés ont salué l’« effet de performance » du nouveau cadre, mais exprimé « des préoccupations sur la gestion du déficit » et critiqué le recours massif à l’endettement pour le combler.
Pour 2024/25, le gouvernement a poursuivi sur cette lancée. Le Parlement a voté en juillet 2024 une loi de finances fixant le budget 2024/25 à environ 4 400 milliards FBu (hausse de 15,9 % par rapport à 2023/24). Ce budget maintient la priorité aux infrastructures, à l’emploi des jeunes, à la sécurité et aux salaires publics, tout en introduisant de nouvelles taxes (banques, téléphonie, fiscalité numérique, etc.) pour accroître les recettes. L’exécution du budget-programme a débuté avec l’instauration d’un Plan de Travail – Budget Annuel (PTBA) pour chaque ministère. Dans un rapport semestriel présenté en octobre 2025, le Premier ministre a ainsi fait état d’une collecte fiscale supérieure aux prévisions (100,8 % du plan annuel), traduisant une amélioration des performances de l’OBR. Au total, le taux d’exécution global mi-2024/25 atteignait 117,2 %, grâce aussi à un recours aux emprunts intérieurs et extérieurs (réalisations à 131,7 % des prévisions). Le rapport souligne cependant la nécessité de « mettre en place une politique claire de gestion des emprunts » et illustre la volonté gouvernementale d’« évaluer l’exécution du programme annuel du Gouvernement » pour plus de transparence. Ces premiers résultats confirment les bénéfices espérés (alignement planning budgétaire, obligation de redevabilité, focalisation sur des projets ciblés) tout en montrant la difficulté de respecter les prévisions (écarts sur les emprunts, besoins d’ajustement fiscal).
Principales difficultés techniques et institutionnelles
La Cour des comptes et les experts soulignent que la transition vers le budget-programme est complexe et exigeante. Elle « ne représente pas une simple réforme budgétaire, mais bien une réforme de l’administration publique plus vaste et ambitieuse ». Plusieurs défis techniques majeurs ont été identifiés :
- Architecture et chiffrage des programmes : il faut définir la structure de chaque programme ministériel, lister ses activités et estimer leur coût ;
- Objectifs et indicateurs de performance : fixer des buts clairs, mesurables et adaptés à chaque programme, avec des indicateurs fiables et un système de suivi-évaluation robuste ;
- Réingénierie des processus budgétaires : revoir les méthodes de planification et de préparation du budget pour qu’elles intègrent les étapes nouvelles (élaboration du PTBA, rapports trimestriels, bilans de performance). Le calendrier budgétaire national doit être adapté pour que tous les documents soient produits à temps ;
- Systèmes d’information : développer ou adapter les outils informatiques pour gérer la budgétisation par programmes, le suivi des engagements et la reddition de comptes ;
- Ressources humaines et formation : le changement requiert de former massivement les cadres publics et parlementaires. À ce titre, l’AFDB finance des formations pour les hauts fonctionnaires sur l’implémentation du budget-programme et l’identification de projets PPP. Néanmoins, les institutions doivent continuer à renforcer leurs compétences (élaboration de plans annuels de performance, audit de performance, contrôle parlementaire, etc.).
Institutionnellement, l’enjeu est d’aligner les structures existantes sur le nouveau découpage du programme. Il s’agit notamment de redéfinir les organigrammes ministériels (directions générales remplacées par programmes) et les rôles des services de support (planification, comptabilité, achats publics) pour assurer la cohérence des missions. La Cour des comptes note aussi le défi de gérer le changement organisationnel : les acteurs doivent accepter de nouveaux rôles et responsabilités, ce qui demande un fort pilotage politique et une communication transparente.
Au niveau procédural, des ajustements sont en cours : la budgétisation triennale se met en place (cadres pluriannuels), des « guidelines » ont été diffusées pour l’élaboration des PTBA, et des pilotes (certains ministères volontaires) expérimentent déjà le format programmatique. Mais beaucoup reste à faire : élaborer des modèles types de programmes, dématérialiser les processus, et revoir les contrôles financiers à distance (Cour des comptes) pour qu’ils intègrent les nouveaux documents de contrôle et de performance.
Réactions et points de vue des acteurs
- Gouvernement-MFBEN et présidence : Les autorités nationales défendent la réforme comme un moyen de moderniser l’État. Le Ministre des Finances, du Budget et de l’Economie Numérique (MFBEN) insiste sur la « primauté de la logique de la performance » : les gestionnaires publics signeront des contrats de performance et seront évalués sur l’atteinte d’objectifs, ce qui « garantit aux contribuables que les ressources publiques sont allouées, dépensées et gérées avec efficience ». Le Premier ministre Ntahontuye réaffirme périodiquement cet engagement devant le Parlement, par exemple, en présentant semestriellement le rapport d’exécution du PTBA pour promouvoir la transparence et la redevabilité. Le gouvernement a aussi lancé un vaste plan de formation (avec l’AFDB/PARMOCAF, l’Institut COMPASS, etc.) pour outiller les cadres à la budgétisation par programmes ;
- Parlement : À l’Assemblée nationale, les députés ont globalement salué l’orientation vers la performance. Lors du vote du budget 2023/24, « des députés apprécient la mise en place du budget-programme, axé sur la performance et les résultats ». Toutefois, plusieurs parlementaires ont exprimé leurs réserves sur les implications sociales : le recours accru à la dette (intérieure et extérieure) pour combler le déficit les inquiète (c’est « inquiétant qu’on continue de s’endetter »), et ils craignent que les nouvelles taxes (téléphonie mobile, impôts sur les ménages modestes) pèsent sur les ménages déjà précaires. Certains estiment que le budget-programme doit mieux prioriser le social (éducation, santé) et que d’autres sources de revenus doivent être trouvées. Globalement, le Parlement a adopté les lois de finances 2023/24 et 2024/25 à large majorité, mais il s’attend à être étroitement associé au suivi (rapports semestriels) des résultats budgétaires ;
- Cour des comptes-Observatoire de l’Action Gouvernementale (OAG) : Dans ses rapports analytiques, la Cour des comptes soutient que le passage au budget-programme est positif pour la rationalisation des dépenses, mais qu’il s’agit d’une réforme d’administration globale, bien plus vaste qu’une simple réforme budgétaire classique. Elle souligne l’engagement des ministères (contrats de performance, programmation pluriannuelle) et encourage l’évaluation régulière des résultats. En même temps, elle met en garde contre la complexité : aligner l’organisation administrative sur les programmes, développer des indicateurs fiables et un système d’information performant demande du temps et des moyens. Les rapports de l’OAG citent en exemple le besoin de réviser le calendrier budgétaire et de réaliser des diagnostics avant généralisation, afin d’éviter une « implémentation hâtive » de la réforme ;
- Partenaires techniques et financiers : La communauté des bailleurs soutient largement l’initiative. La Banque africaine de développement finance des projets de renforcement dans la gestion des finances publiques (PARMOCAF, Digital Burundi) qui incluent la budgétisation par programmes. Elle a organisé en fin 2023 une formation de chefs de projets publics (environ 50 managers) pour consolider la mise en œuvre du budget-programme. Les formateurs ont constaté que les nouvelles techniques (PTBA, rapports de performance, programmation des investissements) sont riches en échanges et devraient « mettre la gestion publique sur la voie des normes internationales ». L’UNICEF s’est également mobilisé pour sensibiliser le Parlement et la société civile aux enjeux sociaux du budget-programme. Il a organisé en mars 2023 un atelier de formation des parlementaires sur l’analyse du budget-programme « sensible aux préoccupations des enfants ». Ses représentants ont insisté sur la transparence et la redevabilité : selon le Président de la commission des Finances du Sénat de l’époque, Fabrice Nkurunziza, cette réforme doit servir à « la bonne gouvernance économique […] en tenant compte des préoccupations des enfants ». De même, des ONG locales saluent la réforme comme un moyen de renforcer la rigueur budgétaire et la crédibilité nationale auprès des partenaires. Tous ces acteurs demandent de disposer de rapports d’exécution réguliers et d’un cadre clair d’évaluation (contrôle parlementaire, audits de performance) pour garantir que les promesses du budget-programme se traduisent en gains concrets.
Conclusion et recommandations
Le passage au budget-programme au Burundi est un tournant ambitieux promettant une gestion publique plus efficace et transparente. Les premiers exercices budgétaires (2023/24 et 2024/25) ont posé les bases (programmes ministériels, indicateurs, contractualisation des crédits), et l’exécution initiale montre une amélioration des collectes fiscales et un effort de planification. Cependant, de nombreux ajustements restent nécessaires. Pour réussir la réforme, les experts et partenaires avaient recommandé de suivre une démarche progressive :
- Planification et renforcement du cadre légal : Mener un diagnostic complet du système budgétaire traditionnel, affiner le cadre juridique (décrets, nomenclatures, guides méthodologiques) et définir clairement les rôles de chaque acteur (ministères, Cour des comptes, Parlement).
- Pilotes et montée en charge graduelle : Expérimenter le budget-programme sur certains ministères pilotes pour tirer les leçons avant de généraliser à l’ensemble des entités.
- Capacités et outils : Continuer à former les parlementaires, les gestionnaires publics et les auditeurs sur les nouvelles procédures (budget axé résultats, PTBA, rapports de performance). Développer des systèmes d’information intégrés (pour suivre en temps réel les engagements et exécutions par programme) et des mécanismes d’audit adaptés (renforcer l’« audit de performance » de la Cour des comptes).
- Mise en place d’un suivi-évaluation solide : Généraliser le Plan de Travail–Budget Annuel(PTBA) comme outil de suivi trimestriel et annuel. Publier les rapports semestriels et annuels d’exécution au Parlement (comme prévu par la Constitution) pour garantir la transparence.
- Orientation sociale et équité fiscale : Veiller à ce que le budget-programme accorde une place adéquate aux secteurs sociaux (éducation, santé, protection). Réfléchir à des mécanismes de financement moins inflationnistes pour les populations modestes, et accélérer la digitalisation fiscale (e-facturation, dématérialisation des paiements) pour élargir l’assiette et améliorer les recettes internes.
- Suivi par les partenaires : Poursuivre la coordination avec les bailleurs (BAD, FMI, UE, etc.) pour assurer l’accompagnement financier et technique (programmes d’appui, conditionnalité). Une crédibilité accrue du budget fera baisser le risque du pays et pourrait faciliter les financements extérieurs à l’avenir.
En résumé, l’introduction du budget-programme est saluée comme un progrès vers une gestion orientée résultats, mais elle doit être consolidée par une stratégie claire, des ressources adaptées et une étroite supervision. Si le gouvernement poursuit les ajustements techniques et institutionnels, en concertation avec le Parlement, la Cour des comptes et les partenaires, cette réforme pourrait effectivement renforcer l’efficacité de la dépense publique et la redevabilité à l’égard des citoyens.
Par Bazikwankana Edmond