Trancher les différends entre citoyens. Telle est la mission, au Burundi, des notables « bashingantahe ». Parvenir à ce rang de sage relève de tout un processus. Essayons de mieux comprendre à travers cet exemple de cérémonie d’investiture à Kanyami, en commune Kiganda, dans la province Muramvya, au centre du Burundi.
Par Léonce Bitariho, Bujumbura
Que la tradition datait de longtemps au Burundi, qu’elle rassemblait beaucoup de gens, qu’ils buvaient, qu’ils dansaient, je le savais. Mais je n’y attachais aucune importance. Serait-ce maintenant parce que l’histoire se passe chez moi que je m’y intéresse ? Disons-le comme ça.
Un de mes frères, Anselme Nsavyimana, 55 ans, aîné de la famille, doit reprendre le bâton de commandement de feu papa. Celui-ci, un mushingantahe (bashingantahe au pluriel) reconnu, est mort le cinq avril 2013. « Il fallait un remplaçant qui défende socialement les intérêts du ménage », me dit Anselme. Par ailleurs, l’idée d’être investi mushingantahe, mon frère l’avait depuis bien longtemps : « J’avais vu combien c’était un honneur à l’investiture de mon père, en 1968. »
« Il faut voir s’il mérite ce qu’il demande. Contrôler sa droiture, sa vérité… »
Il y a l’honneur, mais il y aussi la joie qui régnait lors des festivités. « Je me suis dit en ce temps : il faut que moi aussi je le fasse un jour. » Anselme pouvait le faire dans la capitale, Bujumbura, puisqu’il y habite et y travaille. Il a toutefois préféré de la faire à 60 kilomètres de là. « J’ai procédé ainsi parce qu’on s’en était convenu avec feu notre père », dit-il.
Bien avant le grand rendez-vous, Anselme était suivi de près. L’oncle Sévérin, parrain du prétendant, explique : « Il faut voir s’il mérite ce qu’il demande. Contrôler son comportement, sa droiture, sa vérité… » Sévérin a pris au moins deux mois pour parler avec lui, le conseiller sur un point ou sur un autre. Avec une attention toute nouvelle.
Deux ou trois jours avant le jour J, il y a un passage exigé : celui dit de « gukura ibikumbi », traduit par « enlever les restes sans utilité ». Ce passage a également un autre nom : « kwoga neza » ou littéralement « bien se laver ». L’aspirant doit être propre.
« Le coût oscillerait entre 400 000 et 600 000 francs burundais »
Nous voici ainsi au grand jour, le 6 juillet 2014. Le prétendant, Anselme, a préparé des boissons qu’il faut maintenant dispatcher en trois catégories : la première est celle des vieux loups, déjà investis ; la deuxième, ce sont les prétendants dits de devant (ou, en kirundi, « abakungu b’imbere »), et enfin il y a les prétendants de derrière appelé « abakungu b’inyuma » en langue nationale, qui ont le rôle de simples participants.
Anselme va donc dire adieu à la seconde place pour embrasser la première. Quelques boissons industrielles, c’est-à-dire de la bière Primus ou de l’Amstel, sont également mises à disposition. C’est un privilège réservé à certains vieux loups seulement, un honneur de plus pour ceux qui reçoivent ces boissons industrialisées. Et tout cela a un coût : « Entre 400 000 et 600 000 francs burundais », renseigne Anselme.
La quantité d’alcool exigée étant là, c’est au tour des discours avant de décerner le sceptre au prétendant. Le représentant de l’institution des bashingantahe au niveau collinaire prend la parole en premier. Puis, intervient le représentant au niveau communal qui doit être présent selon la nouvelle organisation. Il s’adresse à Anselme en ces mots : « Tu devras accepter de garder le secret ; bien cohabiter avec ton épouse ; combattre le racisme et toutes formes de divisions ; être neutre ; lutter contre l’amour du ventre [avoir l’envie de tout prendre, souvent malhonnêtement, NDLR] ; être vaillant dans l’intelligence et la sagesse… » Ces vertus se trouvent dans l’article 14 de la loi régissant les bashingantahe. Le même interrogatoire est dirigé chez l’épouse du prétendant qui s’appellera « umushigikirantahe » (qui soutient le sceptre de la sagesse, en français).
« Sois toujours neutre devant un conflit »
Le représentant communal du conseil s’adresse ensuite à l’assemblée pour s’enquérir de la droiture du prétendant. La réponse est affirmative. Vient enfin le grand moment de lui décerner le noble bâton.
À tour de rôle, le représentant communal, celui au niveau collinaire et le parrain, tous prodiguent des conseils au nouvel investi : « Que ce sceptre ne soit pas pour toi un simple bâton. Tu t’en serviras pour trancher les différends. Si tu trouves des gens en train de se battre, tu t’interposeras. Sois toujours neutre devant un conflit, même si un frère à toi est l’une des parties. Devant un malade, n’affiche pas d’indifférence… »
Notre frère prend ainsi en main le sceptre, frappe la terre, jurant de respecter la noble mission qui lui est confiée publiquement. On le soulève, on chante… c’est la joie.