L’hommage d’un aîné à un jeune qui (d)étonne dans le paysage intellectuel burundais (Burundi Bwacu)

Rugero ou « l’honneur de penser »
Par Melchior Mbonimpa
Professeur, Université de Sudbury

J’emprunte cette expression à un aîné que je tiens pour le plus grand philosophe vivant de l’Afrique francophone : le Camerounais Fabien Eboussi Boulaga. J’associe cette expression à un cadet dont je suis fier. Dans son récent article, « Comment ils nous fabriquent des assaillants », il vient de nous prouver, avec rigueur et éclat, qu’au Burundi, la pensée et l’esprit critique ne sont pas définitivement en vacances. Le tsunami de réactions provoquées par la prise de parole de Rugero est le meilleur indice de la pertinence de son propos. S’il s’était contenté de proférer des insignifiances, des insipidités sans originalité, les pages du journal Iwacu-Burundi ne seraient pas maintenant remplies, débordantes de commentaires de toutes sortes qui, me semble-t-il, ne se prononcent pas sur l’essentiel.
Les réactions tentent de ravaler ce texte coup de poing au niveau d’une « opinion » épidermique. Or, il s’agit de tout autre chose. Il s’agit d’une stricte mise au point, d’une mise en demeure raisonnée, documentée et bien envoyée, qui met tout le monde face à ses responsabilités. Dès l’entrée, l’auteur a l’élégance de penser aux parents des victimes qui, une fois de plus, une fois de trop, feront face à un deuil impossible : comment s’arrange-t-on pour faire le deuil d’un exécrable rebelle, d’un ennemi de la nation ? À ceux qui, nombreux depuis l’indépendance de ce pays, et surtout depuis 1972, redoutent la honte d’être qualifiés de « rebelles » ou parents de rebelles (c’est tout comme), Rugero rappelle, sans passer par quatre chemins, que les « assaillants » ou « rebelles » actuels ne sont pas des ennemis à écraser ou des héros à acclamer, genre Freedom fighters, mais plutôt comme des gamins, nos gamins, envoyés à l’abattoir par des inconscients qui, à vrai dire, ne pensent qu’à leur tube digestif.
Et, plus que le texte, l’image saisissante de ces pauvres hères aux pieds nus et au regard hébété remue les entrailles et crève le cœur : c’est à pleurer, et ça me rappelle le merveilleux roman d’Allan Paton sur l’Afrique du Sud : Pleure, ô pays bien-aimé ! Que personne ne crie victoire ! Honte à tous ceux qui ne comprennent pas que ces enfants abattus ou capturés auraient dû être sur les bancs de l’école, aux champs ou dans des ateliers pour apprendre un métier utile à la vie adulte ! Ils n’auraient jamais dû se trouver dans la jungle congolaise ou dans la Kibira. Honte à ceux qui ne comprennent pas que les débiles qui embrigadent ces enfants dans des aventures armées sans lendemains sont simplement des criminels !
Rien d’étonnant que ceux qui sont mis en cause accusent Rugero de partisanerie, malgré son souci évident de ne pas diaboliser un camp tout en prononçant l’absolution de l’autre camp ; malgré le fait qu’à ses risques et périls, il clame que les torts sont partagés. Mais la partisanerie n’est pas nécessairement un label infâmant. La partisanerie positive existe, sans aucun doute. Rugero est-il vraiment partisan ? Personnellement, je répondrais affirmativement : oui il est partisan de la vérité, de l’honnêteté intellectuelle et du débat nécessaire dans ce pays qui souffre d’innombrables « maladies infantiles » de la démocratie. Oui, il n’est pas neutre puisqu’il prend courageusement position sur un sujet si délicat. Mais on ne peut, sans mauvaise foi, prétendre qu’il est « serviteur » ou griot du pouvoir ou de l’opposition et de ses partenaires de « la société civile » : il suffit de lire et de relire son texte pour constater qu’il échappe à ce type de partisanerie.
Partisan de la vérité ? Je sais qu’on me posera la question de Pilate : « qu’est-ce que la vérité ? » J’ai déjà répondu à cette question, il y a déjà très longtemps. Dans notre malheureuse « sous-région » où sévit la guerre de tous contre tous, la vérité : « C’est l’étalement complet de la situation, en ses origines et en ses conséquences, en son étendue et en sa profondeur. Il faut affronter le dédale, explorer et exposer les détours extravagants par lesquels le mal se déguise en bien et le mensonge en vérité. Rien ne doit être occulté » (La « Pax Americana » en Afrique des Grands Lacs, p.21). La vérité dans ces circonstances, c’est éviter de prendre trop de liberté avec le réel, avec les faits têtus auxquels il faut faire face sans se dérober. C’est à cela que s’attache l’article de Rugero, et il y parvient magistralement.
Je salue ce pavé que Rugero vient de lancer dans la mare de la pensée paresseuse parce qu’il est porteur d’espérance. Les combattants de la liberté ne sont plus les jeunots endoctrinés, les innocents sacrifiés, qui manient les kalashnikovs au service de chefs sans cœur qui ne les pleurent pas quand ils payent de leur vie les ambitions d’autrui. Désormais, les combattants de la liberté seront ceux qui, comme Rugero auront le courage de leurs opinions. Ceux qui, comme dans l’antique démocratie athénienne, déposeront leurs textes (ou leurs discours) au milieu de l’Assemblée (Ecclesia), au milieu de l’arène démocratique, pour permettre à ceux qui le veulent, à ceux qui le peuvent, de riposter, sur le même plan, à coup d’arguments intellectuels. Ceux qui déclarent hors-jeu les arguments musculaires ou « la preuve par la force ». La lutte avec les mots, encadrée par des règles strictes garantissant le respect ou le fair play entre adversaires, doit remplacer les carnages superflus de la lutte avec les canons qui, trop souvent, permet de « vaincre sans avoir raison », comme le dit si bien Hamidou Kane dans L’aventure ambigüe.
Survive donc, au Burundi, ces occasions rares de célébrer « l’irruption de l’esprit » selon l’expression de Nietzsche. L’irruption de l’esprit, comme dans ce texte commis par Rugero, qui permet aux vieux de mon acabit, de chanter le « Nunc Dimitis » comme Siméon : « Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser s’en aller ton serviteur, en paix selon ta parole. Car mes yeux ont vu » la relève que tu prépares pour mon pays.