Les grèves à l’UB : les enfants de la crise ? Par Professeur NDAYISABA Joseph

Introduction

Pour un oui ou un non, nos étudiants, en particulier ceux des institutions publiques (UB, ENS), se mettent en grève. Les enseignements en semestres, qu’exige le système BMD, sont impossible à réaliser dans les délais. Les semestres sont devenus des années académiques, voire même plus.

Le débat ici n’est pas de savoir si les grèves des étudiants sont justifiées ou pas. Ce qui est en cause, c’est ce comportement devenu un réflexe, d’arrêter les cours dès qu’un problème se pose, avant tout autre démarche de conciliation. Ces grèves ont déjà fait perdre aux institutions concernées énormément de temps, d’énergie, d’argent et de potentiel de confiance. A près de 2 000 000 de Fbu le coût annuel de formation d’un étudiant à l’UB, on peut facilement imaginer les pertes financières que ces grèves occasionnent. Une année académique perdue, c’est plus de 20 milliards de Fbu engloutis, soit un milliard et demi par mois !!! Sans oublier ces jeunes lauréats du secondaire mis dans une attente interminable d’années académiques qui n’en finissent pas de s’allonger.

Les parents qui ont les moyens évitent d’envoyer leurs enfants dans ces institutions. Dans l’ancien système, les étudiants, au lieu d’obtenir leur licence en 4 ans, ils l’ont en moyenne après 6 ans, et ce pour les non redoublants. Entretemps leurs collègues sortant du privé ont une ancienneté d’une année ou plus dans des emplois, tout au moins ceux qui ont la chance de les avoir.

Comment peut-on expliquer ce comportement ? Comment peut-on expliquer l’incapacité de ces étudiants à imaginer d’autres stratégies de revendication ? Comment expliquer leur inconscience, leur incapacité à comprendre où sont leurs intérêts ?

Une grève en général, est l’ultime arme dont les étudiants mais aussi d’autres groupes disposent pour obliger l’autorité à céder aux revendications. Ils en ont tellement abusé que l’autorité et le public ont fini par s’habituer aux arrêts de cours, par les banaliser. Ils sont en grève ? C’est leur état normal ! Cette banalisation des arrêts de cours s’explique : les effectifs dans le privé dépassent maintenant les 60%, et le niveau de chômage est très élevé. Ceux qui terminent leurs études attendent des années pour avoir un emploi, mais là aussi, les chances ne sont plus égales. Dans un tel contexte, où est la force de frappe de ces grèves ?

En référence à l’expérience que nous avons de ces grèves et pour avoir participé à des processus de résolution de certaines questions ayant occasionné des grèves, nous proposons au lecteur 3 hypothèses explicatives.

1. L’impact des crises de violences sur leurs comportements
En consultant les dossiers des étudiants, promotions actuelles, beaucoup d’entre eux sont né entre 1985 et 1995. Ils ont donc vécu leur adolescence, surtout leur scolarité en pleine périodes de crises de violence. Ils ont vu des parents, des enseignants, des camarades, assassinés sous leurs yeux. Beaucoup d’entre eux ont connu l’exil, les sites des déplacés, et même participé dans des rébellions. Ils ont été victimes de frustrations multiformes : des scolarités interrompues, des parents devenus indigents du jour au lendemain, des manipulations d’hommes politiques malhonnêtes…

Après avoir vécu de telles situations, quelles sont leurs références en termes d’éthique ? De telles situations ne peuvent pas rester sans effets sur le système de valeurs de ces jeunes. Pourquoi ménager l’autorité, pour quelles raisons doivent-ils le respecter, lui qui, non seulement a été l’acteur principal de ses malheurs, mais qui en plus, a été incapable de les protéger ? Les dégâts les plus terribles des crises de violences ne sont pas matériels, mais ce sont leurs effets sociaux avec la destruction des références éthiques et de la moralité.

Il existe par ailleurs des précédents : souvenez-vous dans les années 2008-2009, le cas des violences de Gihungwe en province Bubanza : des enseignantes tabassées et violées par des parents et des élèves. Souvenez-vous des comportements d’intolérance à travers le pays, contre « les enseignants non natifs », qui auraient tendance à faire « échouer » les enfants du terroir…des élèves qui ont frappé leurs enseignants en classe, en particulier dans Bujumbura Rural !

Oui, nos étudiants sont des enfants de la crise, que malheureusement, nous n’avons pas été capables de prendre en charge, de manière à réduire en eux les effets de cette crise. Leurs parents, leurs enseignants, leurs directeurs en sont-ils ou en étaient-ils capables ? Difficile, dans ce contexte de « sauve-qui-peut ». Nous n’avons pas pu les « sauver », par incompétence, par ignorance ou par solidarité négative, une conséquence de la politisation des établissements scolaires. C’est l’objet de la seconde hypothèse.

2. La politisation des établissements scolaires
Chaque fois qu’il y a une grève, des étudiants ou des enseignants…, l’autorité accuse des « manipulateurs », oubliant qu’elle fait elle-même partie de la chaine des manipulations. A partir du moment où des établissements scolaires, y compris les campus universitaires, sont devenus des permanences de partis politiques ; quand les enseignants, les directeurs et les élèvesdeviennent des complices dans des tricheries aux examens ou à la carte d’identité, quand les nominations aux postes de responsables scolaires suivent la ligne des appartenances politiques, par essence sectaires… (Automatiquement les nommés deviennent une « sécurité » pour un groupe et un « danger » pour les autres). Quand des dossiers scolaires ou académiques tels que les admissions, les évaluations…sont gérés« politiquement », les élèves ou les étudiants peuvent-ils résister à ce rouleau compresseur des manipulations ?

La conséquence la plus grave de cette politisation de l’école est la démystification, la perte de valeur de l’autorité scolaire. L’enseignant, le directeur, qui était normalement la référence, le conseiller, la protection… devient un simple quidam, puisque l’Interlocuteur ce n’est plus lui, mais le chef du parti de la localité, ou l’administrateur, dont les protections sont de loin plus efficaces. Cette politisation est en train de se généraliser. Sous peu, les élèves et les étudiants seront complètement ingérables…par les autorités des établissements.

En revenant sur la question des grèves de nos étudiants, on peut comprendre aisément que la gestion des arrêts de cours soitdevenue un casse-tête pour les autorités des institutions concernées, en raison de la multiplicité des sources de pouvoir, de décision et de manipulation. Il m’est arrivé d’entendre, de mes propres oreilles, dans une réunion, un étudiant menacer le directeur de recourir aux services de la documentation…

3. L’inertie mentale et la pression de la foule
En réalité, le recours aux grèves est une solution de facilité, la moins consommatrice d’énergie : il suffit de rester à la maison au lieu d’aller aux cours, et d’attendre que le chef ou le comité annonce la fin de la grève. Quand « on a le temps », participer aux assemblées générales, dont le quorum n’est jamais connu, où prennent la parole surtout les plus virulents et ou les avis plus conciliants sont hués…

Ces assemblées générales sont de véritables occasions de défoulement : elles ont un effet cathartique, à travers les comportements de foule, exactement comme les meetings politiques : Nous avons toujours raison, les autres ont toujours tort, la victoire est certaine…Si vous avez déjà participé à des grèves, vous vous souvenez certainement de cet agréable sentiment d’invincibilité, d’impunité, de pouvoir sur le monde…

Les étudiants se sont installés dans cette logique de recherche de solutions aux problèmes par la foule, qui par définition ne réfléchit pas, ne raisonne pas. Elle est mue par l’émotion, c’est ce qui explique qu’elle ne cherche pas à creuser la logique des raisonnements. Des slogans d’un bon parleur suffisent pour la convaincre de la « justesse de la cause ». Une fois hors de l’influence de la foule, beaucoup d’étudiants regrettent la situation, mais dès qu’ils sont en « Assemblée Générale », la foule reprend le dessus, ils ont peur et se taisent. Après les meneurs ont bien raison d’affirmer : « ce n’est pas nous, c’est l’assemblée qui a décidé…. »

On ne peut passer sous silence aussi la responsabilité et l’inertie de l’autorité. Prenons le cas de la raison de la grève qui vient de prendre fin récemment : le baptême. En 2011, cette pratique a provoqué des violences entre étudiants anciens et nouveaux et l’autorité a décidé de l’interdire. La pratique a continué, mais sous une autre dénomination : l’accueil et l’intégration des nouveaux. C’est très joli comme appellation, mais elle cache exactement les mêmes pratiques d’humiliation des nouveaux, qui viennent de produire les mêmes effets qu’en 2011. En plus, les étudiants tiennent mordicus à baptiser les étudiants de l’ISCAM, qui ont leurs propres pratiques d’intégration. Argument : ils sont à l’UB, on leur applique les règles et les pratiques de l’UB. Question : le baptême a été interdit. A-t-il été ré autorisé, quand et par qui ? En raison du laisser-faire (jusqu’à ce qu’il y ait un problème), cela nous coûte des pertes de semaines de cours, et des centaines de millions de Fbu, et ce n’est pas fini !

Les voies de solution

1. Selon la nomenclature des grèves
a) Les grèves récurrentes, prévisibles : ici nous pensons aux retards de payement des bourses. Il y a lieu de mettre en place un système informatique permettant d’automatiser les inscriptions pour les étudiants à parcours académique régulier. Problème : les facultés ont chacune son année académique. Causes : les arrêts de cours, les effectifs très élevés d’étudiants, qui allongent les périodes d’évaluation, mais aussi, il faut l’avouer certains enseignants qui ne respectent pas les délais de leurs enseignements. C’est aussi une urgence de revenir aux années académiques harmonisées, avec des dates de début et de fin de semestres connues. Le dépassement des dates devrait devenir exceptionnel.

b) Les grèves dont la solution ne dépend nullement de la volonté des autorités des institutions : comme la grève en cours sur la « valeur du BAC ». Pour résoudre le problème sur le plan légal, la Loi portant Statut des fonctionnaires doit être revue, pour y intégrer la nouvelle nomenclature des diplômes fixés par la Loi No 1/22 du 30/11/2011. Si les étudiants décident d’attendre la revue de la Loi pour arrêter la grève, ils risquent d’attendre longtemps, très longtemps.

c) Les grèves franchement incompréhensibles : comme celle au sujet du baptême entre les étudiants de l’UB et de l’ISCAM. Je rappelle que ce baptême est interdit. Les étudiants de l’UB ont subi des violences de la part d’étudiants de l’ISCAM, en réaction à des actes de baptême subis. C’est déplorable, ce recours à la violence n’est pas tolérable. Que fait-on dans ce cas ? Les victimes portent plainte (individuellement ou en groupe), la police fait des enquêtes, identifie les coupables, et la justice les sanctionne. Evidemment, les démarches de plainte sont fatigantes. Alors on recourt encore une fois à la « foule » pour obtenir la sanction des coupables. Ce sont eux qui ont provoqué la bagarre, mais ils exigent des responsables de leurs institutions de porter le poids des conséquences à leur place…

2. Les obstacles à la gestion rapide des grèves
Changer les habitudes et les pratiques, surtout les mauvaises, est toujours difficile. Pour le cas des grèves chez nos étudiants, nous avons trois obstacles de taille à vaincre : le premier est lié aux avantages du statuquo : nous avons expliqué ci-dessus combien la grève est facile, « confortable » pour les étudiants. Le second obstacle est la fragilité des institutions : qui les fait hésiter à « se mettre à dos » une jeunesse aussi nombreuse et utile, surtout en périodes électorales. Les étudiants le savent et surfent sur la vague. Le troisième obstacle, ce sont les solidarités négatives, liées surtout au phénomène de politisation des milieux scolaires et universitaires.

3. Quelques suggestions à nos étudiants
Pour ce qui concerne nos étudiants, il est indispensable pour eux de comprendre que :

a) Les grands perdants dans leurs arrêts de cours, c’est eux. Ceci n’a pas besoin de longues démonstrations, c’est une évidence.

b) La grève est normalement une ultime arme de pression. Si on en abuse, elle perd de son efficacité. La grève est un chantage : pour avoir le dessus, il faut être en position de force par rapport à la victime de votre chantage. Nous avons montré ci-dessus que cette position de « force » est devenue toute relative dans le contexte actuel.

c) Il existe beaucoup d’autres moyens de faire aboutir les revendications, mais pour cela, il faut faire un effort de raisonnement : savoir quitter la logique de la confrontation, consulter, savoir identifier les acteurs cléet faire du lobbying, doser la pression…

d) Les étudiants devraient apprendre aussi à faire la part des choses, et éviter de faire porter le chapeau aux institutions universitaires de situations dont elles ne sont aucunement responsables. Comme cette affaire de classement des diplômes et de leur rémunération. Les universités forment et délivrent des diplômes, ce n’est pas à elles de décider de celui qui va être payé plus ou moins.

4. Pour les autorités de nos institutions universitaires, nous autres professeurs :
Il est plus qu’urgent d’imaginer et de mettre en œuvre des stratégies à même de dissuader les étudiants de recourir systématiquement à la grève. Ces grèves, je le répète, occasionnent des pertes énormes de temps et de ressources financières. Ce n’est pas responsable de notre part, de laisser perdurer une telle situation.

En même temps, mettre en place une cellule d’écoute composée de personnes en qui les étudiants peuvent avoir confiance. Cette cellule devrait repérer préventivement les situations qui peuvent provoquer des arrêts de cours, et en informerait rapidement l’autorité qui prendrait aussi des mesures préventives, sur base de données et d’informations justes et argumentées. Ce service existe déjà à l’Université du Burundi, il pourrait jouer ce rôle.