Pourquoi une crise économique américaine en 2019 pourrait signifier la fin du néolibéralisme


David Cayla est économiste, maître de conférences à l’université d’Angers. Il a notamment contribué à l’ouvrage collectif, coordonné par Henri Sterdyniak, Macron, un mauvais tournant (Les liens qui libèrent, 2018).


Depuis son élection, le président américain Donald Trump a fait de la hausse de Wall Street un indicateur de la bonne santé économique américaine et de la réussite de sa politique. Mais voilà: les effets conjugués d’une déréglementation financière et d’une réduction massive d’impôts s’estompent. La chute brutale, en fin d’année, des indices boursiers américains est perçue comme le signe annonciateur d’une crise économique imminente. Il y a quelques bonnes raisons d’y croire.

Les États-Unis en sont à leur neuvième année consécutive de croissance, l’un des plus longs cycles de croissance de leur histoire.

La première et la principale source d’inquiétude est que les États-Unis en sont à leur neuvième année consécutive de croissance économique, ce qui correspond à l’un des plus longs cycles de croissance de leur histoire. La dernière performance de ce type date de 1992-2000 ; elle avait débouché sur une brève récession en 2001, à la suite de l’effondrement de la bulle Internet. Or, loin de s’affaiblir, la croissance américaine des derniers mois s’est en fait accélérée, dépassant les 3 % en rythme annuel au 2ème et 3ème trimestre. Bonne nouvelle? Pas vraiment, car cette croissance se fait sur une économie de plein-emploi (3,7 % de chômage) et n’apparaît pas soutenable à court terme. Elle l’est d’autant moins qu’ailleurs dans le monde les performances économiques régressent. Les économies européennes et chinoises sont en phase de décélération tandis que les pays émergents tels que la Turquie, le Brésil ou l’Argentine ont plongé dans la crise depuis le début de l’année.

Des conflits commerciaux en suspens

Autre signe peu encourageant, l’administration Trump ne cesse de souffler le chaud et le froid en matière commerciale. Tantôt elle menace ses partenaires commerciaux d’une hausse unilatérale de droits de douane, tantôt elle annonce la conclusion d’un accord ou d’une trêve, lorsqu’elle parvient à obtenir quelques concessions chez la partie adverse. La stratégie commerciale américaine est en réalité loin d’être erratique. Depuis qu’il est au pouvoir, Donald Trump applique une politique déterminée qui consiste à négocier en position de force avec la Chine et l’Union européenne à tour de rôle. Cette stratégie fonctionne dans la mesure où ni les autorités européennes ni la Chine ne parviennent pour l’instant à lire clairement les objectifs américains de long terme qui semblent varier en fonction des circonstances.

Le comportement de Trump relève davantage de l’homme d’affaires que du responsable politique.

De fait, Trump ne mène pas une politique protectionniste, ce qui consisterait à encadrer le commerce international dans le but de contribuer à des objectifs économiques et sociaux, mais développe une stratégie de type mercantiliste. Son comportement relève davantage de l’homme d’affaires que du responsable politique. Il ne cherche pas à réguler mais à obtenir des concessions spécifiques au service de ses industriels. En échange d’une trêve commerciale de trois mois, il est ainsi parvenu à obtenir de la Chine qu’elle augmente ses achats de gaz US et qu’elle renforce la protection légale des droits de propriété intellectuelle. De même, en menaçant les constructeurs automobiles allemands, il a obtenu de Merkel un renoncement au projet européen de taxation des «GAFAM» (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), ces entreprises du net (exclusivement américaines) qui parviennent à échapper à l’impôt en jouant de la concurrence fiscale entre les États.

Ces tensions commerciales ne sont pas sans inquiéter. Il pourrait arriver un moment où les partenaires commerciaux des États-Unis pourraient se rebiffer, voire se coaliser, et imposer à leur tour des sanctions aux entreprises américaines.

Querelles sur le front intérieur

Enfin, dernier sujet d’inquiétude, les querelles internes à l’administration américaine elle-même. Incapable d’obtenir du Congrès les 5 milliards de dollars nécessaires au financement de la construction du mur frontalier avec le Mexique, la présidence bloque depuis le 20 décembre l’adoption du budget fédéral, conduisant au «shutdown», c’est-à-dire à l’arrêt soudain du paiement des salaires de 800 000 fonctionnaires fédéraux américains et à la cessation de nombreuses missions fédérales. Depuis les élections partielles de novembre dernier, les Républicains ont perdu la Chambre des représentants nécessaire à l’adoption du budget ce qui implique une forme de cohabitation à l’américaine entre le Président républicain et la Chambre démocrate, en particulier pour tout ce qui relève de la politique budgétaire.

Autre cohabitation difficile, celle qui oppose Donald Trump à Jerome Powel, le président de la Réserve fédérale, la banque centrale américaine (Fed). Depuis décembre 2015, la Fed mène une politique monétaire qui vise à sortir de la politique accommodante menée depuis 2008. Aussi entend-elle d’une part se débarrasser progressivement des actifs détenus à son bilan achetés pour soutenir l’économie américaine et les dépenses publiques dans le cadre du «Quantitative Easing», et d’autre part relever progressivement ses taux d’intérêt directeurs. En 2018, ils ont été relevés quatre fois, passant de 1,5 % à 2,5 %, une hausse plus rapide que lors des années précédentes.

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Donald Trump craint que cette hausse rapide des taux d’intérêt de la Fed ne contribue à fragiliser l’économie américaine.

Or, la dernière hausse en date, celle de décembre, a suscité le courroux du président américain. Trump accuse notamment cette dernière hausse d’être responsable de l’effondrement des marchés financiers de décembre. Une hausse des taux de la Fed conduit mécaniquement à hausser la rentabilité des créances de court terme, des actifs sans risque. Aussi, plus les taux d’intérêt augmentent, moins les marchés d’actions sont attractifs, par comparaison. De plus, les taux d’intérêt déterminent les taux d’emprunt pour les entreprises et les ménages ; leur hausse contribue donc à déprimer l’investissement et la consommation et tend à freiner l’économie dans son ensemble. Enfin, des taux d’intérêt en hausse contribuent à valoriser le dollar sur le marché des changes, ce qui renchérit le coût des exportations et diminue à l’inverse celui des importations. Bref, Donald Trump craint, et il n’a pas entièrement tort, que cette hausse rapide des taux d’intérêt de la Fed ne contribue à fragiliser l’économie américaine et ne suscite le retournement de cycle qu’elle est censée prévenir.

La mort du multilatéralisme

Tensions commerciales, fin du cycle de croissance américain, contexte international déprimé, division au sein de l’administration américaine sur les politiques budgétaires et monétaires… On le voit, cette fin d’année 2018 n’incite guère à l’optimisme pour 2019. Aussi, la question que se posent aujourd’hui la plupart des économistes n’est pas de savoir s’il y aura ou non une récession l’année prochaine (celle-ci semble acquise) mais si cette récession sera à l’image de 2001, de courte durée, ou si elle s’accompagnera d’un effondrement plus brutal comme ce fut le cas en 2008.

En réalité, ce ne sera certainement ni 2001, ni 2008. Ce qui se passe aux États-Unis et plus largement dans le monde relève d’une logique nouvelle et d’un profond tournant dans la gouvernance économique.

Premier bouleversement: la politique de Trump acte la mort du multilatéralisme. Cette fin touche de nombreuses organisations internationales, en premier lieu l’ONU et ses agences, dont l’Organisation internationale du travail (OIT) qui n’est plus depuis longtemps un lieu de de développement du droit social. Mais c’est surtout l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui connait la crise existentielle la plus grave. Depuis l’échec du cycle de Doha, acté en 2006, les accords commerciaux se négocient et se signent de manière bilatérale, sans l’aval de l’OMC, à l’initiative des pays riches. Des accords qui excluent presque systématiquement les pays les moins avancés. Plus grave, l’Organe de règlement des différends (ORD), chargé de résoudre les contentieux commerciaux entre pays ne fonctionne plus qu’au ralenti et pourrait définitivement cesser toute activité en décembre 2019. En effet, les États-Unis bloquent le renouvellement des juges. Alors qu’ils devraient être sept pour un fonctionnement optimal, il n’en reste plus que trois, dont deux titulaires d’un mandat qui s’achève fin 2019.

Donald Trump n’est pas le seul responsable de l’affaiblissement du multilatéralisme économique.

L’ORD apparaît surtout totalement dépassé par les conflits commerciaux qui ne cessent de se développer. La gestion unilatérale du commerce international par l’administration Trump crée en retour des représailles tout aussi unilatérales de la part de ses partenaires commerciaux. Impossible d’instruire judiciairement ces conflits alors qu’ils ne cessent de se multiplier. À force, les nouvelles relations commerciales à la sauce Trump menacent de rendre caduc tous les traités commerciaux multilatéraux négociés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Donald Trump n’est pourtant pas le seul responsable de l’affaiblissement du multilatéralisme économique. De fait, la manière dont les États-Unis tentent de s’accorder de nouveaux privilèges commerciaux n’est pas sans rappeler la manière dont l’administration Obama a fait plier le secret bancaire suisse en imposant aux banques du monde entier l’extraterritorialité de son droit national… ou, pour remonter plus loin encore, la manière dont Nixon mit subitement fin au système monétaire de Bretton Woods en renonçant (de manière là aussi unilatérale) à assurer la convertibilité en or du dollar.

Une reprise en main du politique sur l’économie

Le mythe d’une économie mondiale qui serait organisée autour de règles décidées en commun a vécu. La gestion contemporaine de l’économie en revient à un ordre mondial originel, bien éloigné de celui anticipé par George Bush senior en 1990. Ainsi, le nouvel ordre mondial qui émerge n’est pas celui de la règle mais celui d’un ordre fondé sur la logique des rapports de force, qui pousse chaque pays à mettre ses armes économiques au service de ses seuls intérêts. Ce passage d’une gestion par la règle à une gestion par la force suppose le retour du pouvoir politique et de sa capacité à agir de manière discrétionnaire.

Voilà qui permet de mieux comprendre les tensions actuelles entre Donal Trump et la Fed. En effet, derrière le conflit relatif au niveau des taux d’intérêt se trouve une question bien plus fondamentale: une banque centrale doit-elle être indépendante du pouvoir politique? Lorsque vendredi 21 décembre, Bloomberg annonce que le président américain a demandé à ses conseillers s’il était possible de démettre Powell de ses fonctions, la presse américaine et la plupart des économistes ont crié à l’hérésie. Interrogé par le Washington Post, le Sénateur démocrate Mark Warner, membre de la Commission bancaire sénatoriale, a parfaitement résumé le sentiment général: «Ce que le Président ne comprend pas, c’est que la politique monétaire doit être séparée de la politique. Toute mesure prise pour démanteler l’indépendance de la Fed serait non seulement inappropriée, mais menacerait les institutions qui protègent notre État de droit.»

Une banque centrale doit-elle être indépendante du pouvoir politique ?

Mais dans un monde où les règles s’affaiblissent et où les rapports de force deviennent prédominants, ne serait-ce pas Trump qui aurait raison? La doctrine selon laquelle la banque centrale doit être strictement indépendante du pouvoir politique repose sur l’idée qu’il faut à tout prix éviter l’interférence du politique sur l’économie. C’est une doctrine d’obédience libérale qui consiste à mettre la politique monétaire sur une sorte de pilotage automatique confié à un comité d’experts chargés de créer un cadre favorable à l’épanouissement des marchés.

Mais dans un monde où l’incertitude domine et où la gestion économique est un important levier d’action, on ne peut plus gérer la politique monétaire en s’extrayant de toute considération politique. Prenons la crise des pays émergents. Le principal problème de pays tels que l’Argentine ou la Turquie c’est que leurs entreprises ont profité des taux faibles pour emprunter en devises étrangères, notamment en dollars. La hausse des taux américains met ces entreprises en difficulté et l’effondrement de leurs monnaies les rend insolvables. Ces pays auraient donc besoin d’un dollar plus faible et d’une politique monétaire qui ne restreigne pas trop vite l’accès à la liquidité. Or, une gestion purement administrative de la politique monétaire américaine par la Fed est incapable de prendre ces questions en considération.

L’ère de la gouvernance économique illibérale

Du point de vue de Trump au contraire, les négociations commerciales difficiles dans lesquels il est plongé impliqueraient des alliés et donc une capacité à utiliser la politique monétaire comme une arme de négociation vis-à-vis de pays tiers. Hérésie économique? Ce qui est sûr c’est que l’affaiblissement des règles et le retour de la souveraineté politique sur les marchés impliquent de reconsidérer l’ensemble des vérités établies auxquelles nous nous sommes habitués. Car c’est une véritable gouvernance économique illibérale qui est en train d’émerger aux États-Unis, mais également en Chine et en Russie.

C’est la raison pour laquelle le prochain retournement économique n’aura rien à voir avec ceux de 2001 et de 2008. Les principes libéraux qui ont tracé les grandes lignes de l’économie mondiale au cours des dernières décennies sont en train de voler en éclat. La politique qui avait été mise à distance de la sphère économique et des marchés au nom d’une gouvernance d’experts d’inspiration libérale est en train de faire son grand retour. Aussi, si une crise économique apparaît aux États-Unis en 2019 elle ne manquera pas d’ouvrir une nouvelle ère dont la gestion marquera le grand retour des politiques économiques souveraines. C’est une ère à laquelle l’Union européenne, avec son système institutionnel extrêmement rigide, figé dans l’idéologie des années 80 et 90, n’est absolument pas préparée.

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