Il y a 25 ans, le 21 juin 1995, le professeur Stanislas Ruzenza, docteur en psychologie, un intellectuel respecté, est assassiné dans son bureau à l’université du Burundi. Inès, sa petite fille, avait 10 ans. Aujourd’hui, c’est une jeune femme. Elle se souvient de son père et lance un appel poignant. Inès rappelle que la vie est sacrée. Le vivre ensemble est le seul moyen d’avancer et d’offrir aux générations futures un avenir serein, dit-elle.
Par Inès Uwiteka
Aujourd’hui 21 juin, la musique est célébrée partout dans le monde. Le 21 juin est également le début de saison de l’été, il fait chaud, le soleil brille, on chante et on danse. Depuis le 21 juin 1995, chaque année, mon cœur n’est plus à la fête. A cette date, je veux simplement pleurer, crier et sortir toute ma peine.
Chaque 21 juin, je subis littéralement la plus longue journée de l’année. Il y a exactement 25 ans, mon cher papa, Stanislas Ruzenza, se faisait assassiner dans son bureau, à l’Université de Bujumbura.
25 longues années me séparent désormais de lui. Une génération!
J’avais à peine 10 ans, j’aimais et admirais mon papa comme n’importe quelle gamine à cet âge-là. Nous étions à Bujumbura, c’était la guerre civile , on disait « amagume ». Un peu insouciante comme tous les enfants, j’étais persuadée que rien ne pouvait nous arriver. Dans ma petite tête, notre famille était à l’abri de tout. Mon papa était un homme digne, influent et respecté de tous et, me disais-je, naïve, qu’il ne pouvait pas être une cible. Nous n’avions rien à craindre. Je me disais que la guerre se terminerait, que nous retrouverions notre magnifique maison familiale, nos voisins et que tout redeviendrait comme avant.
Puis, la catastrophe s’est abattue. Des souvenirs fixés à jamais. Le 21 juin 1995, je suis à l’école. Peu après la récréation du matin, maman et une amie des parents sont venues nous chercher moi et ma sœur. Je me souviens qu’on nous a dit « il faut aller voir maman ».
Nous avons quitté précipitamment notre école. Je ne me souviens même pas avoir dit au revoir à ma maîtresse. Je pense même que je suis partie sans mon cartable.
Durant le trajet, personne ne parlait. Paniquée, je n’ai pas osé demander des explications. Dans ma tête d’enfant, allez savoir pourquoi, j’avais tout de suite compris que quelque chose de grave était arrivé.
Papa tué, après il a fallu fuir… Une autre vie commençait, l’exil, la fuite, encore et toujours. Le pire souvenir reste Uvira en RDC. Je n’ai jamais eu aussi peur de mourir. Là-bas tout faisait peur : les gens malades, les réfugiés, les mutilés, les odeurs, les histoires, les cris…Si je pouvais, j’effacerais volontiers certains souvenirs atroces qui ont marqué cette enfance volée…
Avec l’aide de quelques amis proches de papa, nous nous sommes retrouvés à Louvain-la-Neuve en Belgique. La délivrance. Nous avons été accueillis avec une telle bienveillance que je suis submergée d’émotions à chaque fois que j’évoque mon arrivée en Belgique.
Beaucoup d’autres enfants sont eux aussi partis un jour à l’école en disant simplement à leurs parents : “à tout à l’heure” , sans savoir qu’ils ne les reverront plus jamais les revoir.
Aujourd’hui je voudrais que les hommes et femmes de pouvoir au Burundi œuvrent activement pour aider toutes ces familles dans leurs longs processus de deuil inachevés en allant au bout des enquêtes.
Parfois les petits-enfants, la nouvelle génération, nous demandent pourquoi « des méchants ont tué leur papy. » Je n’ai aucune réponse à leur donner.
Mon papa aimait profondément son pays. Sa conviction était que l’instruction publique burundaise ferait briller le pays. Il avait des idées novatrices notamment pour la gratuité et l’obligation scolaire. Mon papa a su nous transmettre le goût pour l’apprentissage, la curiosité, l’éveil de l’esprit, l’émerveillement par la connaissance. Merci, papa pour ces merveilleux moments. Les souvenirs sont ancrés dans ma tête et dans mon cœur. Ceux-là je les garde, les multiplie et les transmets.
A vous chère famille, amis, connaissance, nous vous invitons à allumer une bougie en mémoire de feu Professeur Ruzenza Stanislas, 25 ans après son assassinat. Que ce triste anniversaire nous rappelle que la vie est un don divin, que personne n’a le droit de l’enlever à qui que ce soit. Le vivre ensemble est le seul moyen d’avancer et d’offrir aux générations futures un avenir serein.
Inès Uwiteka
Vous êtes un exemple de courage et de résilience. Merci chère Inès, pour ce témoignage . Souhaitons que votre appel au respect de la vie soit entendu par les Burundais.
Iwacu