Nabil Boukili, député du PTB, qui combat le racisme et le colonialisme sur le terrain depuis des années, est rapporteur de la commission chargée d’examiner le passé colonial de la Belgique. (Photo Solidaire, han Soete)
Depuis longtemps l’histoire de la colonisation belge au Congo, Rwanda et Burundi était un sujet tabou en Belgique. Il n’y a pas si longtemps, on apprenait encore à l’école la « mission civilisatrice » de cette colonisation. Ces dernières années, on a vu une série à la télévision flamande sur le sujet et maintenant il y a cette commission. D’où vient cette évolution ?
Nabil Boukili. Cette évolution est le fruit de luttes qui remontent aux années 1980, quand la question du passé colonial ne faisait pas encore l’unanimité au sein du monde académique, quand les premières critiques contre le colonialisme venaient de l’extérieur du monde académique.
L’existence de cette commission est une victoire pour toutes les organisations et personnes qui ont lutté depuis des années pour faire la lumière sur le passé colonial belge
Aujourd’hui, la pression du mouvement anti-colonial porte ses fruits.
Les événements qui se sont produits dans le monde en réponse au meurtre de George Floyd et qui ont également trouvé un écho dans notre pays montrent qu’une partie de la population est prête à se mobiliser sur ce sujet… D’autres initiatives ont vu le jour, comme la pétition du jeune Noah qui a récolté 80 000 signatures. Il dénonce l’existence des statues de Léopold II qui a été un acteur colonial ultra-violent (lire notre article sur le sujet). Tous ces éléments ont forcé le Parlement à faire face à cette histoire.
L’existence de cette commission est donc une victoire pour toutes ces organisations et personnes qui ont lutté depuis des années pour faire la lumière sur le passé colonial belge. C’est une opportunité assez exceptionnelle parce que la Belgique est une des rares ex-puissances coloniales à avoir créé ce genre de commission.
Les attaques contre les statues de Léopold II sont parfois vues par certains comme des attaques contre « nos traditions et notre histoire ». La commission ne risque-t-elle pas de renforcer ces idées ?
Nabil Boukili. La colonisation n’a jamais été une initiative du peuple belge : elle est surtout la recherche de grands bénéfices. D’abord pour Léopold II lui-même et ensuite pour le grand capital belge. La colonisation vient de cette infime minorité des Belges qui opprimaient et exploitaient en même temps la majorité des Belges en Belgique. C’est le même Léopold II qui faisait tirer sur les travailleurs belges et qui a organisé un régime de terreur au Congo où on coupait les mains pour punir les Congolais qui ne ramenaient pas assez de caoutchouc. L’économie congolaise dans les années 1950 était contrôlée par quelques grands groupes financiers belges. Prenez le cas de l’Union Minière : cette société a jeté les bases de sa richesse pendant la colonisation avec les mines de cuivre du Katanga. Même après l’indépendance, ils ont pu maintenir leur mainmise sur ces mines et ainsi voler des dizaines de milliards de Francs belges. Ils ont changé de nom et s’appellent aujourd’hui Umicore. Or c’est cette même entreprise qui, ici en Belgique, rend malades les enfants du quartier populaire de Moretusburg, à côté de leur usine à Hoboken (Anvers). Et dont le directeur disait encore récemment que les familles avec enfants n’avaient qu’à déménager si elles ne voulaient pas être empoisonnées par son usine. La lutte pour la décolonisation n’est donc pas une lutte contre le peuple belge, mais bien contre le grand capital belge.
Quel sont pour vous, les enjeux et les objectifs réels de cette commission ?
Nabil Boukili. Notre premier objectif dans cette commission, c’est de faire la lumière sur les crimes coloniaux. Parce que la colonisation, c’est avant tout un projet d’une violence unique dans l’histoire, un projet destructeur des pays et peuples colonisés, que ça soit au niveau économique, culturel ou social. La vie quotidienne, faite parfois de coupage de mains, de travail forcé, etc. sous la colonisation était abominable pour les colonisés.
Cette colonisation belge au Congo, au Rwanda et au Burundi a eu des conséquences dont on voit les résultats encore aujourd’hui. Des pays déchirés, une culture falsifiée. Tout ce que ces pays pouvaient avoir comme structure pour faire face à leurs difficultés a été détruit par les colons. La colonisation n’a rien apporté à ces pays-là. Au contraire, on a volé la lumière et le futur de ces pays.
L’objectif premier qui a abouti à cette exploitation sauvage du Congo, du Rwanda et Burundi, consistait à la recherche de bénéfices pour le grand capital belge, donc. On doit combattre cette idée que, dans la colonisation, il y avait une question d’« échange » ou que c’était une relation « gagnant-gagnant ». Ce mythe que la colonisation a fait plus de bien que de mal pour les pays colonisés est dangereux et totalement faux. Dans la colonisation, il y a eu des gagnants : la famille royale et les grandes fortunes belges, les grandes sociétés belges. Je rappelle juste que parmi les 23 familles les plus riches en Belgique, il y en a onze qui ont fait leur fortune ou au moins une partie de leur fortune grâce à la colonisation. Et il y avait les perdants, c’étaient les Congolais.
La commission devrait-elle aussi faire le lien entre l’histoire de la colonisation et la situation d’aujourd’hui ?
Nabil Boukili. Certainement. Le racisme, par exemple, trouve ses origines dans la colonisation. Parce que pour aller coloniser ces pays-là et les exploiter sans état d’âme, il fallait convaincre l’opinion publique belge que c’était une entreprise tout à fait légitime. Et pour justifier le massacre et l’exploitation de ces peuples, il fallait démontrer que ces peuples « non-civilisés » étaient inférieurs à nous, qu’ils ne savaient pas s’occuper d’eux-mêmes…
On peut en voir les conséquences dans notre société aujourd’hui. Parmi la communauté d’afro-descendants, si 60 % de personnes sont diplômées, c’est une des communautés les plus sanctionnées par le chômage. C’est quelque chose de structurel et qui trouve ses origines dans les préjugés qu’on a diffusés lors de la période coloniale.
La lutte pour la décolonisation n’est pas une lutte contre le peuple belge, mais bien contre le grand capital belge
Mais nous devons aussi en tirer les conséquences et leçons pour la politique étrangère de la Belgique. Nos rapports avec ces pays sont toujours teintés de l’esprit colonial. Nos gouvernements se permettent de définir qui est « démocratique » et qui ne l’est pas. C’est du paternalisme, comme si les peuples de ces pays-là n’étaient pas capables de défendre leurs droits et de faire les choix qu’ils jugent bons pour leur propre pays. Dans ses conclusions, la commission devrait aussi remettre en question cette politique néocoloniale.
Y a-t-il eu de la résistance contre cette commission ?
Nabil Boukili. Au sein du Parlement, il y a eu des résistances, surtout des partis comme le Vlaams Belang, la N-VA et le MR.
Le MR ne voulait pas que la commission aborde l’aspect économique, et il voulait comparer la colonisation belge à la pratique d’autres puissances coloniales. Comme si ça pouvait diminuer l’aspect inhumain de la colonisation pour les colonisés…
Il est ironique de voir la N-VA et le Vlaams Belang, qui veulent la fin de la Belgique, employer les mêmes types d’arguments qu’un parti nostalgique de la Belgique-à-papa comme le MR pour relativiser la colonisation. On peut lire sur le site du Vlaams Belang qu’il refuse « un bashing systématique et radical du passé colonial ». Bart De Wever dit, aussi, qu’il faut placer la colonisation dans le contexte des us et coutumes de ce temps. Ce qui revient à la relativiser…
A côté de cela, la N-VA et le Vlaams Belang disent que la Flandre n’aurait rien à voir avec la colonisation. Or, c’est aussi bien le capital flamand que l’industrie wallonne qui a profité de la colonisation. Dans le conseil d’administration de la société Abir, qui exploitait le caoutchouc pour Léopold II, il y avait beaucoup d’hommes d’affaires anversois. Les holdings financiers comme la Société anversoise et Crédit anversoise étaient actif au Congo. Même la famille Van Thillo, très proche de la N-VA, qui est le propriétaire du groupe de presse Persgroep (avec notamment le journal Het Laatste Nieuws et la chaine VTM), a été actif dans le secteur des diamants dans les années 1930.
Plus fondamentalement, cette commission révèle l’existence d’un débat de société : est-on pour une solidarité entre les peuples ou bien pour une société où on monte les gens les uns contre les autres ? Vu que cette commission aborde aussi des sujets comme le racisme, ça dérange certainement ces partis de droite.