L’Histoire du Burundi postcoloniale est marquée par des violences cycliques dont le sommet a été atteint en 1993 consécutivement à l’assassinat du premier président démocratiquement élu, Melchior Ndadaye le 21 octobre 1993. Après chaque coup, les Burundais ont toujours tenté de recoudre le tissu déchiré. Dans le présent article, nous revenons sur quelques aspects des négociations d’Arusha dans le cadre de résoudre la crise déclenchée en octobre 1993.
Le 18 juin 1998, début officiel des négociations interburundaises à Arusha, une ville tanzanienne. Le gros des parties prenantes au conflit burundais y sont représentées, à savoir le gouvernement, l’Assemblée nationale, le Frodebu, l’Uprona, le CNDD, le Parena, le PL, le PIT, le PSD, l’Abasa, le MSP-Inkinzo, l’AV-Intwari, le PRP, le PP, le RPB, le Palipehutu et le Frolina.
Un début pour le moins difficile.
Les premières assises sont censurées par une déclaration signée le 21 juin 1998 par tout ce monde-là en présence de la société civile burundaise représentée par la Chambre de commerce, l’Association des femmes et l’organisation des jeunes.
Tenez ! Dans cette déclaration, les signataires s’engagent solennellement à mener de sérieuses négociations jusqu’à ce qu’ils parviennent à une « solution juste et durable à cette crise dans notre pays ». Pourtant, le Parena préfèrera se retirer du processus après qu’il ait signé avec les autres l’Accord d’Arusha le 28 août 2000. Et pour cause, les dès que son candidat à la Présidence de la République ne sera pas retenu sont déjà tombés. Le Raddes rejoint par contre le processus de paix après la mort de Julius Nyerere (médiateur dans le conflit burundais), le 14 octobre 1999, non pas parce qu’il en avait été exclu par ce dernier mais parce que Joseph Nzeyimana (au moment où nous rédigeons cet article, ce personnage politique burundais est décédé), le président du Raddes, avait insulté Nyerere de son vivant (« Ingangaburiri, umugabo ni iryo », c’est-à-dire une personne adulte qui fait ses petits besoins au lit, un homme sans parole et influençable).
Par la déclaration du 21 juin «toutes les parties armées au conflit déclarent une suspension des hostilités à compter du 20 juillet 1998 au plus tard » et les signataires se conviennent de reprendre les négociations le 21 juillet 1998, « avec un ordre du jour précis ». La déclaration sera signée avec des réserves de la part du gouvernement, de l’Uprona, de l’Abasa, de l’AV-Intwari, d’Inkinzo, du PIT, du PSD et du PRP (tous des partis politiques à majorité tutsi). Soit ils contestent le lieu (Arusha) des réunions suivantes, soit la formulation de la clause sur la cessation des hostilités où il faut parler uniquement des factions armées, soit le rôle de la société civile ou la levée de l’embargo. Quel signe donc d’un mauvais départ avec des non engagements puisque truffés de beaucoup de réserves? Un début du processus de négociations somme toute difficile.
Heureusement, le processus se poursuivra sans que ces réserves soient levées ou négociées jusqu’à la signature de l’Accord d’Arusha le 28 août 2000 qui a été lui aussi bourré de beaucoup de réserves par le même gouvernement et les mêmes partis politiques d’obédience tutsi.
La question de protocole, un casse-tête pour la facilitation
Pour la petite histoire, il faut signaler que la question de protocole a pris beaucoup de temps (plus de trois mois) aux négociateurs burundais et à la facilitation. En effet, lors de la disposition des parties au conflit burundais dans les différentes salles de conférence de l’ICC (Centre international des conférences) d’Arusha, la facilitation installait d’abord le gouvernement, puis l’Assemblée nationale, puis le Frodebu vainqueur des élections de juin 1993, puis l’Uprona (deuxième force politique conformément aux élections de juin 1993), puis le CNDD qu’elle considérait comme mouvement politique armé le plus important au regard de sa force de frappe sur le terrain. Les autres partis et mouvements politiques armés suivaient. Ce qui n’était pas du goût des « petits » partis politiques surtout d’obédience tutsi (Abasa, PRP et Raddes) qui disaient que le gouvernement et l’Assemblée nationale n’étaient plus légitimes pour occuper les premières places et que les partis Frodebu et Uprona n’avaient plus de membres. L’ambassadeur Térence Nsanze (déjà décédé lui aussi) de l’Abasa suggérait même d’organiser immédiatement les élections au Burundi afin de se rendre compte de cette réalité.
Tout en gardant la préséance du gouvernement et de l’Assemblée nationale, afin de débloquer la situation, la facilitation a finalement opté pour l’ordre alphabétique des partis politiques. De cette manière, l’Uprona a occupé les derniers rangs (mais ses représentants aimaient dire que l’important ce n’est pas là où on est assis mais plutôt ce que l’on dit) à la satisfaction de l’Abasa qui, du coup, a occupé les devants, mais le Frodebu dont la force était contestée a gardé une bonne place, au moment où les contestataires comme le PRP et le Raddes ont eu les dernières places.
Il faut rappeler que les négociations interburundaises d’Arusha ont été préparées à l’intérieur du pays par les assises de Burasira (Ngozi) tenues en août 1997 et par celles du Grand Séminaire Jean Paul II de Gitega tenues en avril 1998. A l’extérieur, les négociations d’Arusha ont été préparées par les rencontres de Tunis et du Caire qui ont choisi Nyerere comme médiateur en 1996 et celles de Mwanza I et Mwanza II (Tanzanie) en avril-juin 1996.
Un revirement qui mérite des explications
A un moment des négociations d’Arusha, Charles Mukasi, alors président de l’Uprona, tournera le dos au processus. Il refusait de s’asseoir avec Minani et consort parce que ce sont des « génocidaires ». Il y a un hic même si Mukasi essaie de s’expliquer en disant que maintenant il les a déjà découverts quand il se confie à la presse locale à l’époque du retrait. Il dit en substance que : « Nous avons été à Mwanza, à Tunis, au Caire, nous avons vu ce dont étaient capables ces gens-là. Maintenant, nous n’avons rien en commun. Donc pas question de dialoguer ».
Mukasi doit fournir un argumentaire beaucoup plus solide pour convaincre davantage puisque les Minani et autres, s’ils sont « génocidaires », ils ne le sont pas devenus du jour au lendemain et beaucoup de gens ne comprennent pas surtout que ce revirement intervient après le retour de son grand compagnon politique, le major Pierre Buyoya aux commandes du pays le 25 juillet 1996. Il doit avoir été plutôt déçu quelque part, disent ainsi certaines langues.
En effet, dans certains milieux politiques burundais, Mukasi se serait « mécomporté » ou « méconduit » à la suite d’une déception politique et par conséquent forcé à la sortie. Et pour cause, selon une certaine opinion répandue à Bujumbura, au moment où le major Pierre Buyoya mène des consultations afin de former son gouvernement après le coup d’Etat du 25 juillet 1996, Charles Mukasi se voit proposer le ministère du Développement communal alors que le président du parti de l’indépendance se voyait plutôt dans le costume de Premier ministre.
Entre-temps, Buyoya avait préféré comme Premier ministre Pascal Firmin Ndimira à Mukasi, un technocrate intelligent, professeur d’université jusque-là discret et pas très connu sur la scène politique burundaise. Pascal Firmin Ndimira est à l’inverse du bouillant et tonitruant Mukasi. L’acte du major Buyoya était pour faire avaler la pilule aux Forces de changement politique et à la communauté internationale, la nomination de Mukasi à la Primature signifiant le coup d’Etat du 21 octobre 1993 définitivement consommé et le retour effectif de l’Uprona aux affaires. Une question de stratégie donc pour le major Pierre Buyoya.
Le processus d’Arusha prendra fin le 23 juillet 2001 avec la désignation du tandem Buyoya-Ndayizeye comme leadership de la Transition de 36 mois (Buyoya président et Ndayizeye vice-président pour la première moitié de la Transition ; Ndayizeye président et quelqu’un d’autre de l’Uprona vice-président pour la deuxième tranche de la Transition). Ainsi, Ndayizeye président travaillera dans un premier temps avec Alphonse Marie Kadege comme vice-président qui sera vite remplacé par Frédéric Ngezebuhoro, Ndayizeye et Kadege ayant été incapables de cheminer ensemble.
Sous un autre aspect, le processus d’Arusha aura connu la signature d’un Accord sous une forte pression avec beaucoup de réserves de la part des partis politiques dits d’obédience tutsi et la page 105 vierge sur le chapitre du cessez-le-feu. Il sera aussi accompagné d’une série d’amendements présentée par le CNDD de Léonard Nyangoma.
Une méthodologie « piquante » pour infléchir les positions
De son vivant, le médiateur Nyerere et son équipe seront fortement contestés par une partie de la classe politique burundaise comme quoi la médiation est partiale et exclusive, le grand reproche, même si Nyerere et son équipe criaient haut et fort qu’ils les cherchaient sans parvenir à les trouver, étant que Nyerere avait toujours refusé d’inviter les responsables des mouvements armés CNDD-FDD et Palipehutu-FNL. Pour cette classe politique, Nyerere et sa Tanzanie avaient un agenda caché pour le Burundi, pourquoi pas la volonté d’annexer le Burundi à la Tanzanie.
Après la mort de Nyerere, la médiation a été confiée à Mandela. Malgré la méthodologie « piquante » de Nelson Mandela dans la façon de conduire les négociations interburundaises (il ne s’empêchait pas de s’adresser aux négociateurs burundais sans détour notamment sur le comportement « irresponsable » des tutsi et des hutu par rapport aux différentes tragédies qu’a connues le pays, ce qui mettait mal à l’aise les uns et les autres), la classe politique burundaise a plutôt toujours jeté le tort sur l’ancienne équipe de la facilitation conduite par le juge tanzanien Mark Bomani qui a continué à aider Mandela. Par ailleurs, c’est toute la classe politique burundaise, sauf quelques représentants des mouvements politiques armés, qui était allée réclamer Mandela comme successeur de Nyerere. Cela aurait alors été une honte et une manifestation à la face du monde de l’immaturité politique de voir les mêmes politiciens burundais récuser ou refuser le médiateur Mandela. Au final, Mandela, avec sa méthodologie, est parvenu à infléchir les positions des uns et des autres.
L’histoire des « G », une affaire burundo-burundaise
Dans l’histoire des négociations interburundaises de paix qui se sont déroulées dans la ville tanzanienne d’Arusha, on retiendra aussi la notion des « G » qui déroute pas mal de personnes non avisées. Ainsi, on a connu le G1 (Gouvernement) ; le G2 (Gouvernement + l’Uprona) ; le G3 (Gouvernement + l’Uprona + l’Assemblée nationale) ; le G6 (Inkinzo, Raddes, PIT, PRP, AV-Intwari, Anadde) ; le G7 (Frodebu, PL, PP, RPB, Palipehutu, Frolina, CNDD) ; le G8 (le G6 + Abasa + PSD) ; le G10 (le G8 + Parena et Uprona) ; le G13 (le G7 moins le CNDD + le G6) qui a refusé, début 2001, la proposition de Buyoya à la Présidence de la Transition ; le G6 du G7 (soit moins le CNDD ou moins le Frodebu) ; le G5 du G6 (moins le PRP) ; …
Tous ces différents « G » se formaient autour d’une question bien précise et se disloquaient sans que l’on sache réellement pourquoi. Toujours est-il que l’Accord d’Arusha a retenu seulement les G7 (Frodebu, CNDD, PP, PL, RPB, Palipehutu, Frolina : un groupe de partis politiques et mouvements politiques armés majoritairement hutu qui prônaient le «un homme une voix » ainsi que la réforme dans les secteurs de la justice et de la sécurité et qui défendaient qu’il y avait eu génocide contre les hutu en 1972) et G10 (Uprona, Parena, PRP, PSD, AV-Intwari, Inkinzo, Anadde, Abasa, PIT, Raddes : un groupe de partis politiques à majorité tutsi qui voulaient le statu quo au niveau des forces de défense, de sécurité et de la justice, qui prônaient le collège des grands électeurs et qui défendaient qu’il y avait eu génocide contre les tutsi à partir du 21 octobre 1993).
Contrairement à une opinion largement répandue à Bujumbura, les « G » ne sont donc pas une création de Nyerere ou de sa médiation. Il s’agit plutôt des groupes qui se sont formés à la suite des interventions des uns et des autres sur surtout le mode de scrutin à adopter lors des élections, la médiation n’ayant fait que mettre ensemble ceux qui s’exprimaient de la même manière (un homme une voix pour le G7 hutu et un collège électoral pour le G10 tutsi) ou qui avaient le même langage sur des questions précises qui divisent les politiciens et intellectuels burundais. Et sans surprise, au regard de l’histoire des crises burundaises, les politiciens hutu avaient un même langage sur un certain nombre de points indépendamment de leurs partis politiques d’appartenance. Il en était de même pour les politiciens tutsi.
Dans le même ordre d’idée, nous avons connu la notion de « key players » tantôt formés par le Frodebu, l’Uprona, le Parena et le CNDD ; tantôt par le Frodebu et le Parena (Cf. trois protocoles d’Accord entre Jean Minani du Frodebu et Jean-Baptiste Bagaza du Parena, aujourd’hui décédé, signés fin 1999-début 2000 soit à Kampala, soit à Dars-es-Salaam; tantôt par le gouvernement et le CNDD (voir les rencontres de San Egidio en 1997-1998) ; tantôt par le Parena, l’Uprona et le CNDD (voir les rencontres de San Egidio en avril 2001). Il y a eu aussi la notion de « consensus suffisant » (bis) tissé entre le Frodebu et l’Uprona. Nous disons « bis » parce que même le partenariat du 6 juin 1998 avait été bâti autour du Frodebu et de l’Uprona.
Tellement changeants dans leur positionnement, certains politiciens burundais méritent une « médaille d’or » en méthodologie basée sur l’essai et erreur, donc en tâtonnement mais calculé. Toujours est-il qu’Arusha a été une bonne base pour la cohabitation pacifique au pouvoir entre les différentes composantes ethniques, régionales et politiques du Burundi.
Gilbert Ntahorwamiye (Documentation-PPB)