Procès Gbagbo : pour qui sonne le glas?

Source: investig’Action

L’épilogue du procès de Laurent Gbagbo à La Haye gravera dans le marbre l’échec annoncé du complot initié en Côte d’Ivoire en 2010 et 2011 par Nicolas Sarkozy, alors président de la République française, son ami Alassane Ouattara, actuel président de la Côte d’Ivoire, et Luis Moreno Ocampo, procureur à la Cour pénale internationale . Bien qu’il soit déjà écorné, le déclin du prestige de la France et de son influence, sur un continent où, depuis les conquêtes coloniales jusqu’aux années 90, elle régnait en maître, est déjà le véritable verdict prévisible du procès de La Haye.

Six ans après la première comparution de Gbagbo à La Haye, chronique d’une débâcle annoncée.

Lorsqu’il en percevra la dure réalité, et les conséquences probables, comment réagira Emmanuel Macron? Il n’y aura pas d’excuses à Laurent Gbagbo comme le fit le gouvernement belge pour ses responsabilités dans le génocide rwandais, ou, quarante ans après les faits, dans la mort de Patrice Lumumba, le leader congolais assassiné en 1961… Impossible avant longtemps, sans doute. Trop de désinformation accumulée, véhiculée pendant des années par l’Elysée, le Quai d’Orsay, et les médias, s’oppose à une nouvelle écriture officielle du coup d’Etat perpétré en Côte d’Ivoire par les alliés d’Alassane Ouattara en 2011, à l’occasion d’un litige électoral.

Il y aurait pourtant urgence pour la France, qui voit s’accélérer l’effacement de son influence en Afrique, alors même quelle a vu s’évanouir son rôle historique au Moyen-Orient, dont elle fut l’un des mentors. On l’a vu quand Benjamin Netanyahu, le premier ministre d’Israël en visite à Paris, a réaffirmé devant tous les médias réunis à L’Elysée, sa décision de s’approprier Jérusalem, « capitale d’Israël depuis 3000 ans », en ne laissant comme choix à Emmanuel Macron que d’en prendre acte. « Je n’accepte pas les leçons de morale » avait d’ailleurs ajouté le chef de l’exécutif israélien, dans le salon de l’Elysée.…

Quant à Bachar El Assad, le président syrien, en accusant publiquement la France d’avoir soutenu et armé les groupes rebelles qu’il combattait, il laissait augurer que la place de la France dans le règlement final de ce conflit risque de n’être qu’un strapontin. Les Russes et les Américains ne le contrediront pas. Autant dire que le déficit diplomatique de Paris devrait être enrayé par un geste fort, qui replace la France au centre de l’échiquier international.

Or, six ans après la première comparution de Gbagbo à La Haye, qui amorçait la phase d’instruction des charges, le 5 décembre 2011, un autre Dien Bien Phu politique, dû à l’aveuglement de la classe politique parisienne, se prépare.

L’audition des témoins de la défense, qui commence en ce début d’année 2018, sera évidemment accablante pour l’Etat français et ses alliés. Après le passage du dernier témoin de l’accusation -une médecin légiste ivoirienne qui a été entendue du 17 au 19 janvier sans rien apporter de neuf, sauf un mensonge supplémentaire, à savoir qu’elle aurait autopsié 65 cadavres en une seule journée – le bûcher allumé par les apprentis sorciers pour réduire en cendres Laurent Gbagbo sur la place publique a fait long feu. Bien plus : fonctionnant comme une redoutable machine à remonter le temps, le procès de La Haye a fait apparaître les mensonges et les manipulations de la communauté internationale, instrumentalisée par l’équipe de Nicolas Sarkozy.

Ce retour vers le passé n’a pas tourné en défaveur de Laurent Gbagbo, bien au contraire. Il s’est clairement retourné contre ceux qui l’ont organisé. Le boomerang a amorcé d’ores et déjà son retour vers l’envoyeur. On en est si conscient à Abidjan, qu’une condamnation de Laurent Gbagbo à 20 ans de prison par la justice ivoirienne, pour le braquage d’une succursale de la BCAO (Banque centrale de l’Afrique de l’ouest) assortie d’un mandat d’arrêt international, est venue a point pour conjurer la menace d’un retour de Gbagbo au pays : panique à bord du vaisseau Ouattara.

Les 82 témoins à charge convoqués par la Procureur Fatou Bensouda ont défilé pendant deux ans, sans produire de preuves venant étayer sa théorie, largement dictée par Paris. Selon elle, Laurent Gbagbo aurait ourdi un plan pour se maintenir au pouvoir par la force, par la violence et des crimes prémédités, constitutifs de crime contre l’Humanité .Les faits incriminés se seraient passés au cœur de la guerre qui opposait l’armée ivoirienne aux rebelles pro-Ouattara venus du Burkina Faso voisin et du Nord de la Côte d’Ivoire à la suite du résultat contesté de l’élection présidentielle de 2010.

 

La machine à broyer

 

Les différents épisodes cités par l’accusation pour démontrer ce théorème ont été contredits voire infirmés par l’audition des témoins qui devaient en principe en faire la démonstration, et en apporter les preuves, depuis l’ouverture du procès le 18 janvier 2016.

Il y a eu, aussi, quelques scènes mémorables, où l’on a vu des témoins à charge, tel Sam Jichi Mohamed, dit l’Africain, un Libanais ivoirien d’adoption, faire défaut à la Procureur, et plaider pour Laurent Gbagbo… Un médecin légiste, le belge Frédéric Blonbled, revenir d’une enquête plus qu’approximative en Côte d’Ivoire avec un dossier vide, et s’écrouler à l’audience… ou même, autre moment pathétique, une femme réputée morte en 2011 sous les tirs de l’armée ivoirienne, venir témoigner à la barre… La série tragi-comique d’un dossier d’accusation ficelé à la hâte avait commencé dès 2012, quand avait été soumise à la Cour, pendant une audience, une cassette « prouvant la répression sanglante » à Abidjan. ll fut mis en évidence que cette vidéo montrait en fait des événements qui s’étaient produits au Kenya !

Les militaires, parmi lesquels les plus haut gradés, bras armés du président Laurent Gbagbo à l’époque des faits, aujourd’hui au service d’Alassane Ouattara, n’ont fait état d’aucune velléité, d’aucun ordre de Gbagbo pour mettre en place une quelconque plan criminel. Les agressions contre des civils reprochées à Gbagbo dans l’acte d’accusation sont apparues comme d’habiles montages du camp Ouattara, largement repris sans aucune vérification par les médias français, qui servirent de prétexte à l’ONU pour justifier en fin de compte l’intervention dans les combats des forces militaires françaises et des Casques bleus aux côtés des forces rebelles, et faire tomber Gbagbo.

Ainsi en est-il, après analyse, de la répression de la « marche » des partisans de Ouattara vers la Radio Télévision Ivoirienne (RTI), le 10 décembre 2010. Les généraux en poste dans l’armée régulière ont établi le fait que de nombreux hommes en armes étaient mêlés aux manifestants, et qu’ils ont attaqué les forces de sécurité, mises en position de légitime défense. Le mitraillage supposé de la marche des femmes pro-Ouattara, le 3 mars 2011, aussi bien que le bombardement du marché Siaka Koné, le 17 mars, apparaissent également comme des événements fabriqués qui ont permis au Conseil de sécurité de l’ONU de voter le 30 mars la résolution 1975, interdisant l’emploi d’armes lourdes contre les populations civiles, et par conséquent, grâce à une interprétation plus qu’abusive de la dite résolution (une habitude depuis l’attaque de la Lybie) ont ouvert la route aux blindés français vers la résidence de Laurent Gbagbo.

Un dossier vide, cousu de fil blanc, constat déjà évident en juin 2013, à la fin de deux années d’enquêtes visant à établir les charges contre Laurent Gbagbo : il faut se souvenir que dès la procédure d’instruction, le tribunal de La Haye avait pointé l’inanité du dossier rassemblé par Fatou Bensouda, et l’insuffisance des charges. Au lieu de relâcher immédiatement le détenu, incarcéré au centre pénitentiaire de la CPI à partir du 30 novembre 2011, il a été maintenu en prison, contre toutes les règles juridiques universellement admises sur la présomption d’innocence. Il est vrai que quelques semaines avant cette nouvelle entorse aux droits les plus fondamentaux, le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, inquiet d’une possible remise en liberté de Gbagbo, s’était rendu à la Haye, sous un prétexte futile, après s’être tenu informé jour par jour des délibérations de la CPI. Il est alors devenu évident qu’on était en présence d’un procès dont l’inspiration n’est pas judiciaire : à savoir l’éloignement de Laurent Gbagbo du théâtre politique de son pays par une mise en détention aussi longue que possible.

 

Enlèvement

 

Ainsi toutes les formes de pression ont-elles été employées par la France depuis le début du bras de fer avec Laurent Gbagbo : diplomatiques ; économiques avec l’embargo des pays de l’Union européenne contre la Côte d’Ivoire, obtenu par la France, en mars 2011, en pleine crise post-électorale ; financières, avec la fermeture des banques – essentiellement filiales des grandes banques françaises. Pour finir par l’emploi de la force brutale, avec l’intervention décisive de l’armée française et des troupes onusiennes (une première dans un litige électoral), suivie de l’arrestation spectaculaire et humiliante de Laurent et Simone Gbagbo.

Les violations du droit ivoirien et international, avec le transfert hors de tout cadre juridique et légal à La Haye – que Jerry Rawlings, président du Ghana de 1992 à 2000) décrira comme un « enlèvement », sont la marque constante du traitement de choc réservé à Gbagbo. Au sujet de son transfert expéditif, hors de toute procédure légale et dans des conditions indignes, de Korhogo à Scheveningen, aux Pays Bas, il faut aussi savoir que cet « emballage final », tout à fait insultant pour un chef d’Etat, comme le fut d’ailleurs son arrestation sous contrôle français, a été planifié quelques jours auparavant à Paris. Nicolas Sarkozy, Alassane Ouattara, et Luis Moreno Ocampo, revenu tout exprès de Lybie, s’y rencontrèrent secrètement le 26 novembre pour boucler –définitivement pensaient-ils – le dossier Gbagbo. Trois jours après, le 29 novembre, à la sortie du tribunal provincial de Korhogo (qui n’a aucune compétence pour statuer sur un transfert à la CPI) le chef rebelle Kouakou Fofié emmène Laurent Gbagbo en voiture jusqu’au petit aéroport local, où il est jeté sans ménagement dans l’un des avions de la présidence ivoirienne, sans qu’on lui dise où il va : il arrivera à Rotterdam dans la nuit glacée de novembre, en chemisette à manches courtes, pantalon de toile, et sandales.

Dans chacun des rouages de cette lourde machine mise en place pour broyer Gbagbo, apparaît la main des responsables français: Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, messager du président Sarkozy auprès du secrétaire général de l’ONU Ban Ki Moon- déjà travaillé au corps par Gérard Araud, l’ambassadeur de France à l’ONU- fut le grand ordonnateur des relations du Quai d’Orsay avec le procureur de la CPI pour organiser la mise au banc des accusés de Laurent Gbagbo avant même que la justice ait statué :une action coupable documentée récemment par le Consortium européen des journalistes d’investigation, dont les preuves furent publiées en France par MEDIAPART. On savait en fait depuis longtemps que Jean David Levitte, diplomate attaché au cabinet de Nicolas Sarkozy, avait orchestré la stratégie globale, et le scénario des opérations ; Rémy Rioux, haut fonctionnaire, membre éminent de la Direction générale du Trésor, spécialiste notamment de la coopération monétaire avec l’Afrique (il est devenu depuis le directeur de l’Agence française de développement) devait, lui, étouffer financièrement la résistance du gouvernement Gbagbo en février 2011, en décrétant la fermeture des banques du pays, presque toutes filiales de groupes bancaires français, et l’asséchement de sa trésorerie en lui retirant l’accès à la Banque centrale d’Afrique de l’ouest ; Jean Marc Simon, ambassadeur de France à Abidjan, dont Gbagbo dit, dans « Pour la Vérité et la Justice »*, qu’il « était bien plus une barbouze qu’un diplomate », dirigea de son propre aveu sur le terrain l’assaut final contre la résidence du président ivoirien, et sa capture. Il me confia un jour sa satisfaction d’avoir mené à bien cette « corrida », « cette chasse à courre »… Benoit Puga, chef d’Etat major de l’Elysée, supervisa l’offensive et l’armée française acheva la mise à terre du président ivoirien. Elle ne perdit pas un homme au combat. Un grand nombre de soldats furent tués dans l’armée ivoirienne, commandée par des officiers formés dans les écoles militaires de l’hexagone. Certains avaient les larmes aux yeux en vivant ce cauchemar. Ils se refusèrent à tirer sur les soldats français, des frères d’armes, qui les attaquaient, les tuaient. Laurent Gbagbo, d’ailleurs, ne demanda jamais à ses troupes de riposter .Elles n’avaient pour mission que d’en découdre qu’avec les rebelles.

 

Des relations hypocrites

 

Omnipotente en Côte d’Ivoire depuis la colonisation, la France avait su y conserver avant ce drame son emprise et ses intérêts. Jacques Chirac lui-même qui pourtant était prodigieusement agacé par le discours d’émancipation de Laurent Gbagbo, opposant historique de feu son ami le président Felix Houphouët-Boigny, avait tenté de sauvegarder les apparences hypocrites d’une nouvelle politique africaine, moins interventionniste.

L’illusion a été brisée par l’affaire de Bouaké, dès novembre 2004, quand l’armée française détruisit en représailles les rares aéronefs de l’aviation ivoirienne après le bombardement du camp Descartes (à Bouaké) et la mort de neuf soldats de la Force Licorne. Après que l’Elysée ait tenté de faire porter le chapeau à Laurent Gbagbo, la justice française, a instruit pendant des années cette affaire trouble, couverte par le secret défense. En fin de compte, la juge Sabine Khéris a demandé le renvoi des ministres concernés par ce dossier devant la Cour de justice de la République : à savoir Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, Michel Barnier, ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin ministre de l’Intérieur, et principal conseiller de Chirac. On attend, en vain pour l’instant, leur comparution.

 

Sarkozy, la guerre pour un ami

 

Cette frappe foudroyante des troupes de la Licorne contre le matériel aéronautique ivoirien, la répression sanglante des manifestations de la population civile qui s’en suivit contre l’agression de l’armée française, et les soupçons de tentative de renversement de Laurent Gbagbo avait donc sonné le glas de l’amitié franco-ivoirienne.

Le statuquo qui sembla s’installer entre les deux Etats, dans une méfiance également partagée, n’était qu’un faux-semblant. Puis vint l’élection présidentielle de 2007 en France….

Succédant aux colères de Chirac, la brutalité de Nicolas Sarkozy, qui ne cache pas être l’ami intime d’Alassane Ouattara, a le mérite de trahir, cinq ans plus tard, les véritables intentions de Paris, sur un mode que l’on aurait pu croire révolu, celui d’une expédition coloniale. Sarkozy se trompait d’époque, ou ignorait le mouvement de l’Histoire. Il avait déjà endossé l’opération militaire Harmattan en Lybie, dont on constate aujourd’hui les retombées calamiteuses : l’anarchie dans tout le Sahel, à laquelle s’ajoutent de fortes présomptions de financement du candidat Sarkozy par Kadhafi pour son élection en 2007.

Kadhafi n’est pas encore mort (il sera lynché en octobre 2011) que Sarkozy se jette sur Gbagbo, avec les mêmes intentions : l’abattre. Avec en sus un parfum de privatisation de la guerre, au nom de son amitié avec Ouattara…Le général Renaud de Malaussène, second du général Poncet à la tête de l’opération Licorne en Côte d’Ivoire a confirmé publiquement que le projet était bien de « dégommer Gbagbo » pour « mettre Ouattara à sa place ».

Définitivement ternie aux yeux des autres chefs d’Etats africains- qui ne disent vraiment ce qu’ils en pensent qu’en privé- et surtout de la jeunesse africaine, qui ne croit plus, comme le croyaient leurs parents, que Paris est le centre du monde, et la capitale des Droits de l’Homme, la France a perdu l’amour des jeunes Africains. Un rapport sénatorial titrait imprudemment en 2013 « l’Afrique est notre avenir ». Autisme, ou vœux pieux ? Selon un responsable politique camerounais : « L’Afrique est plutôt le passé de la France». Sans doute, comme me l’a expliqué Laurent Gbagbo dans sa prison en décembre dernier, sur le ton du professeur d’histoire qu’il fut, « parce-que les Français n’ont pas compris le changement qui s’est opéré sous leurs yeux » :

De l’école maternelle jusqu’à la terminale au lycée, je n’ai eu que des professeurs blancs, et français, comme tous ceux de ma génération. Avec ce que cela implique de familiarité créée, et de rêves liés à la France. Mes enfants, eux, n’ont jamais rêvé d’aller faire leurs universités en France, ou de s’y établir : mes filles ainées sont parties aux Etats Unis, à Atlanta, avant même que je sois élu président, en 2000, alors que je n’avais même pas les moyens de les entretenir là-bas. Et la plupart de celles et ceux de leur génération ont fait la même chose ou en ont rêvé. Je disais aux Français : méfiez vous, les jeunes ne seront pas comme nous, attachés à la France, mais ils ne m’ont pas écouté, ou ne m’ont pas cru.

Ainsi s’est effacé le visage « maternel », de cette « France chérie » que chantaient les petits enfants africains dans les écoles du continent. Il est aujourd’hui remplacé par celui des patrons du CAC 40 qui viennent y engranger des bénéfices,et financer les campagnes électorales ; par celui des militaires qui sont ressentis comme une armée d’occupation ; par une monnaie, imprimée, et gouvernée à Paris, le Franc CFA, contre laquelle l’opinion publique, surtout chez les jeunes, s’est levée, pour en faire le symbole de la révolte :« France dégage ! » clamaient en chœur, en ce début janvier à Dakar, économistes et intellectuels africains dans un forum éponyme, tous venus affirmer leur volonté de rupture.