Interview de l’historien Ludo De Witte
Pourquoi la tutelle belge voulait-elle éliminer Louis Rwagasore, Premier ministre élu du Burundi
Vous avez retrouvé des documents du Foreign Office démontrant qu’en septembre 1961, le résident belge à Bujumbura, Regnier, qui exerçait la tutelle, avait évoqué à plusieurs reprises la nécessité d’éliminer le prince Rwagasore, même si ce dernier avait remporté les élections. Pourquoi une telle haine des Belges à l’encontre du fils du Mwami Mwambutsa, le roi du Burundi ?
Les Belges combattaient Louis Rwagasore pour plusieurs raisons : ils le considéraient comme peu maniable, échappant à leur contrôle. Il exerçait un grand ascendant sur toute la population, les chrétiens comme les musulmans, les Hutus comme les Tutsis, non seulement car il était le fils du Roi et jouissait d’une légitimité monarchique, mais aussi parce qu’il possédait un charisme extraordinaire.
Sur le plan socio économique, il avait mis en place des mutuelles, et les Belges n’étaient pas loin de le considérer comme un communiste. Ils nourrissaient à son égard une haine pathologique et lui reprochaient en plus d’être un ami de Patrice Lumumba, le Premier Ministre congolais assassiné au Katanga en janvier 1961. De plus, en 1956 déjà, c’est Rwagasore qui avait, le premier, réclamé l’indépendance pour le Burundi et publié un manifeste dans ce sens.
Les Belges pouvaient ils agir directement contre lui ?
Les Belges à l’époque étaient assez faibles sur le plan international, on leur reprochait la mort de Patrice Lumumba au Congo, la sécession du Katanga, ils devaient donc se montrer prudents. Rwagasore et son parti l’Uprona s’étaient vu interdire de participer aux élections communales qui avaient été remportées par le PDC (parti démocrate chrétien, très soutenu par les Belges). En revanche, sous la pression de l’ONU, les élections législatives avaient été libres, Rwagasore et la famille royale y avaient participé et le PDC avait été écrasé.
Sans pouvoir agir aussi ouvertement qu’au Congo, les Belges, au Burundi, avaient attisé les tensions ethniques belges et la disparition de Rwagasore en 61, les divisions croissantes menèrent,en 1965 au putsch militaire de Micombero.
Que révèlent les documents que vous avez retrouvé au Foreign Office ?
Il s’agît de telex et de lettres échangées entre James Murray, l’ambassadeur anglais à Bujumbura et sa hiérarchie à Londres. Murray rapporte que le résident Régnier a évoqué à plusieurs reprises la « nécessité » de tuer Rwagasore, assurant même que « le lac Tanganyika n’était pas loin. » De tels propos, Régnier le savait, allaient être rapportés au chef du parti démocrate chrétien, (PDC) Ntidendereza, qui allait en déduire que la tutelle belge couvrirait l’élimination du prince.
Le roi Baudouin a-t-il joué un rôle dans cette affaire ?
Comme on le sait, un tueur d’origine grecque, Kageorgis, instigué par le PDC, le parti pro belge, abattit Rwagasore à bout portant, deux mois seulement après qu’il soit devenu Premier Ministre. Le magistrat belge Raymond Charles, présent à Bujumbura en janvier 1963, tenta d’arracher une mesure de clémence en faveur des complices de Kageorgis, des dirigeants du PDC. Il tenta aussi d’empêcher l’exécution de Kageorgis. Il apparaît que le roi Baudouin souhaitait gracier le tueur et empêcher l’exécution de ses complices. Il harcela sur ce sujet le ministre des Affaires étrangères Paul Henri Spaak, mais ce dernier refusa de cautionner une demande de grâce. Le gouvernement belge de l’époque pensait, cyniquement, que s’il plaidait en faveur de mesures de clémence, les Burundais allaient en conclure que les Belges étaient derrière l’assassinat de Rwagasore. Suivant cette affaire de près, l’ambassadeur britannique Murray en déduisit qu’un accord tacite avait été conclu entre Bruxelles et Bujumbura : les Belges devaient laisser les autorités burundaises apaiser leur opinion et exécuter les assassins et échange de quoi leur rôle dans l’affaire ne serait pas mentionné…
Le roi Baudouin insista même, en vain, pour que les inculpés soient transférés dans un autre pays que le Burundi, le Congo ou le Rwanda, afin qu’ils échappent à leur exécution, mais il fut débouté de cette demande. Même s’il avait envie de gracier les conjurés, le gouvernement ne l’autorisa pas à le faire…
Toute la vérité a-t-elle été dite à propos de l’assassinat de Rwagasore ?
Il reste encore des pierres à retourner, l’ensemble des échanges diplomatiques de l’époque et le dossier judiciaire lui-même doivent être rendus publics. Même Etienne Davignon, qui était à l’époque le bras droit de Paul-Henri Spaak, avait reconnu que tout le dossier Rwagasore n’était pas accessible… Si elle le souhaite, la famille de Rwagasore pourrait encore réagir. Il n’est pas trop tard…
Le carnet de Colette Braeckman