Hautes de plusieurs mètres, deux imposantes défenses d’éléphant coulées dans le béton symbolisent la porte d’entrée d’un immense palais à l’abandon. « Bienvenue au Ciciba ! » pouffe une gamine en haillons. Créé il y a 30 ans pour promouvoir le patrimoine culturel des peuples africains au sud de l’Equateur, le Centre international des civilisations bantoues (Ciciba), basé dans la capitale gabonaise, ne s’est jamais concrétisé malgré les millions d’euros engloutis à sa création. Quelques familles démunies squattent aujourd’hui les ruines de ce vaste chantier à l’abandon, labyrinthe qui s’étend sur plusieurs niveaux au nord de Libreville. Les murs sont décrépits, les toitures arrachées, et les herbes folles ont envahi depuis longtemps les bassins et fontaines qui ornaient les jardins. En Afrique, on appelle ça un « éléphant blanc » : un projet démesuré qui ne débouche sur rien, ou pas grand chose. La construction du siège a d’ailleurs coûté au Gabon quelque 10 milliards de francs CFA (15,2 millions d’euros). A l’initiative du défunt président Omar Bongo Ondimba, le Ciciba devait devenir un « carrefour culturel » pour les peuples bantous, dans le cadre d’une véritable coopération sous-régionale. Du Nigeria au Cap de Bonne-Espérance, près de 150 millions de bantous partagent des racines linguistiques communes ainsi que certaines traditions et croyances. A l’époque, « il y a eu un enthousiasme partagé par la plupart des Etats qui se sont reconnus comme étant membres de cet espace culturel », raconte l’historien gabonais André-Wilson Ndombet. En 1983, onze pays (Angola, Centrafrique, Comores, Congo Brazzaville, Gabon, Guinée Equatoriale, République Démocratique du Congo, Rwanda, Burundi, Sao Tome et Principe, Zambie) fondent le Ciciba, tandis que les bailleurs de fonds comme l’Union africaine et l’Unesco accourent pour apporter leur contribution à cette initiative originale. L’idée est de créer une gigantesque banque de données accessible aux chercheurs et au grand public. Commence alors une vaste collecte des manuscrits – dont certains vieux de plusieurs siècles – et de bandes sonores qui rassemblent des connaissances allant de l’archéologie à la linguistique en passant par les danses et rites mystiques ou la médecine traditionnelle. Trente ans plus tard, le projet est manifestement enfoui dans les cartons. Les premières recherches ont permis d’archiver plus de 10.000 microfiches et documents, mais les supports sont si vieux qu’il faudrait tout numériser pour les rendre à nouveau exploitables. Quelques biennales d’art contemporain ont été organisées dans les années 90 pour faire vivre l’institution, mais les sculptures et tableaux alors exposés s’entassent aujourd’hui parfois à même le sol, dans des locaux poussiéreux et sans électricité de la capitale gabonaise. Le Ciciba est installé dans une maison délabrée, le long d’une voie rapide, loin du prestigieux chantier aux défenses d’éléphants. En 2005, un audit de l’Unesco a révélé que le Ciciba avait réalisé à peine 10% de ses objectifs initiaux. Depuis la mort d’Omar Bongo il y a cinq ans, les activités sont carrément au point mort et le budget annuel permet tout juste de faire vivre la dizaine de personnes employées par le Ciciba. « Il n’y avait pas de moyens (…) Beaucoup d’Etats ont eu des problèmes financiers et le Gabon avait supporté seul le fonctionnement du Ciciba pendant plusieurs années », justifie la directrice générale sortante, Anne-Marie Okome Mba. « Plusieurs Etats ont connu des périodes de contentieux électoral, voire de guerres civiles », ajoute M. Nombet. Pour l’historien, l’intérêt manifesté au départ tenait aussi beaucoup à la « personnalité » d’Omar Bongo, doyen des chefs d’Etat qui a passé 41 ans au pouvoir. Ali Bongo Ondimba, qui a succédé à son père en 2009, a affiché à plusieurs reprises son intention de redynamiser le Ciciba et un nouveau directeur, le congolais Antoine Manda Tchebwa, vient d’être nommé à cet effet. Il y a peu de chance que le siège historique soit réhabilité, une entreprise chinoise ayant estimé les travaux à 34 milliards de FCFA (51,8 millions d’euros), soit plus de trois fois son prix initial. Mais l’Etat gabonais a un plan pour faire revivre le Ciciba, dans le cadre d’un méga projet de marina en construction sur le front de mer, avec immeubles futuristes et centres commerciaux : le futur siège du Ciciba aura droit là encore à ses deux immenses défenses d’éléphant, mais il devrait être érigé face à une île artificielle… Le tout coûtant quelque 450 millions de dollars (343 millions d’euros). Un nouvel « éléphant blanc » en perspective ?