Voici une opinion qui va faire grincer les dents. Après la nomination d’une ministre burundaise d’origine Twa, et son discours dans une langue française approximative qui a fait jaser les réseaux sociaux, Reynolds Butari s’interroge : pouvait-on en rire ? Reynolds Butari ose une réflexion sur le rire des Burundais. Ne riez pas, c’est sérieux.
Les Batwa, Abayanda, Abasangwabutaka, (les fils de la terre), les premiers occupants. Les Burundais les affublent de plusieurs noms, certains franchement peu amènes. Savez-vous que dans certaines régions, les Batwa sont aussi appelés « Abana » ? C’est à dire, les enfants. Dans d’autres contrées, « Abaterambere », c’est-à-dire les « évolués », appréciez en passant l’ironie. Dans la mémoire collective des Hutu et des Tutsi, il y a donc un fond de mépris envers cette minorité menacée par la misère et la consanguinité, car très souvent contraints à se marier entre eux. Ah ! J’oubliais, on peut faire l’amour avec une femme Twa… Pour soigner le lumbago. A des fins thérapeutiques, quoi !
Quand j’ai appris que le gouvernement venait de nommer une femme Twa, j’étais donc heureux, pour moi c’était symbolique, un signe de respect envers cette communauté. J’étais aussi curieux, impatient de la voir, de l’écouter. Ce que j’ai fait comme des milliers d’autres Burundais. Et j’ai découvert une femme, de petite taille, intimidée, s’exprimant difficilement. Ce qui va faire jaser la toile. J’y reviendrai.
Le regard des autres sur nous
Saviez-vous que vers la fin des années 1980-début 1990, le Vatican avait envoyé une petite armée de prêtres psychologues au Burundi ? Leur mission était d’enquêter sur un fait social qu’ils avaient du mal à saisir. Les prélats de l’Église catholique avaient remarqué qu’il n’y avait presque pas de crise d’adolescence chez les adolescents Barundi. Intrigués, ils essayaient de comprendre pourquoi, à l’époque, le foyer normal d’un murundi était épargné de la crise d’adolescence qui frappe les parents du reste du monde. Apparemment, les ados burundais ne ressentaient pas ce mal-être qui sévit chez les ados du reste du monde.
À l’université, j’ai eu la chance d’avoir pour professeur un de ces prêtres envoyés par le Vatican. Il nous a raconté qu’à son arrivée au Burundi, une chose l’avait frappé : le sourire des Barundi. Selon lui, ils riaient beaucoup entre eux, et peu importe le sujet. Ils riaient beaucoup en effet. Mais à une condition : « entre eux ». Par contre, ils étaient très sérieux, compliqués et méfiants envers les autres. Les prêtres se dirent donc que le rire devait être un des facteurs qui contribuaient au sentiment de bien-être des adolescents burundais…
Plus tard, vers 2012, une autre personne, qui était loin d’être psy ou expérimentée dans les comportements humains, a fait la même observation. C’était durant une des nombreuses soirées-cocktails multiculturelles de Buja, dans lesquelles les expats partageaient un petit verre avec les « locaux » [et plus si affinités]. Comme d’habitude, un groupe de Burundais échangeait et rigolait aux éclats. Une jeune Française voulait que quelqu’un lui traduise la conversation, afin de participer au sujet et rigoler avec eux. C’est alors qu’une Italienne, qui travaillait dans la sous-région depuis un bon moment et qui avait eu le temps de se faire une idée sur les différences culturelles des pays, lui dit : « Laisse tomber, même s’ils traduisent tu n’y comprendras rien, ils rient souvent entre eux, on n’a pas le même humour ». Je lui ai demandé ce qu’elle entendait par là, elle m’a dit : « Les Burundais, vous riez tout le temps entre vous, je ne sais pas pourquoi. Vous vous saluez avec enthousiasme comme si cela faisait longtemps que vous ne vous êtes pas vus, alors que vous vous voyez chaque soir. C’est bizarre un peuple qui rit autant alors qu’il est en perpétuel conflit ». Les propos de cette belle Italienne m’ont complètement retourné. Elle venait de dire avec son accent chantant une vérité sur mon peuple.
Sa réponse m’a fait réfléchir au paradoxe burundais : on se fait la guerre en riant. Les nôtres se font massacrer, mais on garde le sourire. Notre monnaie se déprécie, les prix des denrées alimentaires augmentent, nous devenons le pays le plus pauvre de la planète, mais on continue à se parler et à rigoler entre nous. Sur les réseaux sociaux, les Sindumuja et les Imbonerakure s’envoient des félicitations pour leur mariage, se souhaitent de joyeux anniversaires, etc. Tout en se faisant la guerre. Tenez, il y a à peine quelques semaines nous vivions une campagne électorale passionnée, des foules dans la rue. Aujourd’hui, calme plat. Comme si de rien n’était. Les Burundais ont remis leur éternel sourire, qu’ils affichent même aux funérailles. Avez-vous remarqué combien les Burundais sont calmes aux enterrements ? Ailleurs, les gens pleurent, crient, se ruent par terre, au Burundi, rien de tel. Le silence, voire un petit sourire. « Les larmes d’un homme coulent dans son ventre », nous dit la sagesse ancestrale. Rire. Sourire. Une vertu.
Le sociologue français Jacques Le Goff a écrit une phrase devenue célèbre : « Dis-moi si tu ris, comment tu ris, pourquoi tu ris, de qui et de quoi, avec qui et contre qui, et je te dirai qui tu es ». Moi je dirais tout simplement : « dis-moi si tu ris avec les tiens dans le malheur, je te dirais si tu es Burundais ». Pour moi, les Burundais sont ceux qui rient ensemble, dans le bonheur et dans le malheur. Nous avons adopté le « rire ensemble » pour mieux « vivre ensemble ».
« Akabi gatwengwa nkakeza » : Le rire comme mécanisme de survie.
Peu importe que tu ries avec tes amis ou avec tes ennemis, quel que soit l’objet de ton rire, il existe une liste (non exhaustive) des bienfaits prouvés et démontrés scientifiquement du rire, à la seule condition qu’il soit franc. Il agit comme un antidépresseur naturel et permet d’évacuer le stress, il réduit la tension artérielle, l’anxiété et d’autres émotions négatives, il renforce le système immunitaire, il réduit la douleur physique, augmente la confiance en soi, fait vivre plus longtemps, brûle les calories, etc. Et tout cela est gratuit et sans aucun effet secondaire.
C’est juste impossible d’avoir les effets du rire par d’autres moyens, vu que les autres moyens pour accéder à ces effets sont coûteux en temps, en énergie et surtout en argent. Pour accéder à hauteur de seulement 10% aux effets du rire, il faudrait simultanément avoir recours à l’alcool, ou alors tomber amoureux, ou bien faire beaucoup de sport, ou manger 400 barres de chocolat, ou bien gagner au loto, ou s’offrir une nouvelle voiture, ou faire l’amour avec un(e) partenaire avec un physique parfait qui serait prêt(e) à assouvir vos fantasmes les plus fous [cela peut vous coûter vraiment cher !], ou avoir une promotion au travail, ou voyager vers une destination qui vous plaît, etc.
Tout cela, à l’exception de l’alcool (un produit apprécié localement), est presque inaccessible au Burundais lambda. Donc, rions simplement, cela suffira !
Vu que nous ne faisons que rire entre nous, amis et ennemis inclus, tant qu’ils sont Burundais, fallait-il rire du discours de la ministre ? N’était-ce pas un rire « méchant », un rire « indécent » ? Y’a-t-il un Code du rire burundais qui n’a pas été suivi ?
Dis-moi de qui et de quoi tu ris, je te dirais qui tu es.
Compte tenu de la polémique à propos de son discours, voyons quelles règles auraient enfreintes ceux qui ont ri de la ministre.
Le code du « rire ensemble » burundais définit implicitement qu’on ne rit pas du plus faible que soi. C’est même mal vu. On appelle cela « gushinyagura », un rire méchant, une forme de moquerie ou de ricanement, comme font les méchants dans les films. Quand les puissants et riches rigolent du malheur des petits, ce genre de rire est mal vu dans notre société.
L’idée généralement admise est de rire de ceux qui ont les moyens de se défendre tout seuls. On ne rit pas des personnes sans défense. Par exemple, on ne rit pas du malheur des orphelins, des personnes handicapées, ou des sinistrés d’une inondation, etc. (La liste des malheureux de notre pays est longue). Vous l’aurez compris, le rire burundais suit le code de l’Ubuntu : « Pour vivre et rire ensemble, on ne s’attaque pas à plus faible que soi », ça rend le rire moins agréable.
A mon humble avis, au Burundi, compte tenu des chiffres effrayants du chômage, une ministre est tout sauf « faible ». Le pays ne compte que 15 ministres, ceux-ci sont bien payés et jouissent d’un statut social important, une élite. Cette jeune femme Twa en fait partie. Sur ce point, ceux qui ont ri de son discours n’ont pas enfreint le code du rire burundais. En tant que ministre, elle n’est pas la pauvre Twa sans terre et sans défense.
Conclusion ?
Ils ont ri d’une ministre et pas d’une femme « mutwa ». Restons froids et analysons objectivement. Au vu du CV et du parcours, ce n’est pas la première fois que cette jeune femme faisait un discours. Sur son CV, on lit qu’elle a longtemps travaillé dans un milieu associatif.
C’est son discours en tant que ministre qui a suscité le plus de réactions et c’est tout à fait normal. Elle ne doit pas avoir un statut privilégié puisqu’elle est d’origine Twa. Ce serait d’ailleurs une forme d’infantilisation. Pour rappel, dans certaines régions les Batwa sont appelés des « Abana », des enfants. Non, la ministre n’est pas une enfant.
Ceux qui ont trouvé indécentes les blagues sur son discours ont tout simplement mis en avant son ethnie, et pas son statut. Madame est ministre. C’est vrai qu’elle vient d’une ethnie qui a longtemps été écartée des affaires, mais il faut garder à l’esprit que rire de nos dirigeants est normal, au Burundi. Certains disent que rire est tout ce qui nous reste. Ces blagues étaient presque un message de bienvenue, Madame la Ministre !
D’ailleurs, j’invite tous les membres du nouveau gouvernement, tous les prochains parlementaires et autres dignitaires, à se préparer par tous les moyens, quitte à suivre une formation, à accepter, à faire face à nos rires. Ce ne sont pas des balles, ce n’est pas mortel. Dans leur position, ce sont des cibles de choix. Comme à l’accoutumée, nous rirons d’eux qu’ils soient Hutu, Tutsi, et… Twa ! Dans notre malheur, le rire est notre mécanisme de survie. Le jour où nous perdrons nos rires, ce jour nous serons définitivement morts…
Par Reynolds Butari*