Gouvernement vs Sogea-Satom : Le clash
Le ministre des Infrastructures, de l’Equipement et des Logements sociaux menace de résilier le contrat de réhabilitation de la RN 3 (tronçon Rumonge-Gitaza) qui le lie avec la société Sogea Satom. Il estime que les travaux de construction n’avancent pas au moment où la société réclame des fonds supplémentaires.

Par Fabrice Manirakiza, Emery Kwizera, Pascal Ntakirutimana et Félix Nzorubonanya

« Nous venons de prendre la décision, en tout cas à notre niveau, de ne pas avancer le paiement des 18 milliards additionnels. Nous allons nous asseoir avec la banque qui nous a fait le financement initial, pour voir comment on peut conclure un arrangement qui préserve les acquis, ils sont minimes c’est vrai, et voir comment accommoder la suite », a martelé le ministre des Infrastructures, de l’Equipement et des Logements sociaux, Dieudonné Dukundane.

C’était lors de sa visite, le lundi 12 février 2024, dans les communes Rumonge et Nyanza-lac. Le ministre Dukundane s’est dit déçu de l’évolution des travaux de réhabilitation de la RN 3 (tronçon Rumonge-Gitaza). Il estime en effet que la société française Sogea Satom, qui a gagné le marché, traîne les pieds.

Dieudonné Dukundane rappelle que le gouvernement du Burundi avait accepté de verser à cette société un montant supplémentaire de 18 milliards de BIF. « Nous avions présenté le dossier au conseil des ministres et tout le monde avait participé dans son élaboration. Nous étions confiants qu’au lieu de faire 45 km, on allait faire 30 km. Et nous étions tous contents. »

Et d’ajouter : « Dernièrement, quand nous avons reçu des rapports de nos experts et de la part de l’entreprise et même de la Mission de contrôle que même si on leur donnait les 18 milliards, ils ne vont plus faire les 30 km, mais plutôt 20 km ou légèrement moins. »

Inconcevable d’après le ministre

« Je pense que c’est une situation qui a suscité notre désaccord. Faire moins de 20 km pour un budget de 78 milliards, plus les 18 milliards donc 96 milliards de BIF et faire moins de la moitié du linéaire, c’est inconcevable. » D’après le ministre Dukundane, la formule de révision des prix n’arrange en rien le Burundi parce que c’est une révision des prix qui intervient juste de façon temporaire.

D’après lui, la société Sogea Satom est en train de réclamer plus 11 milliards de BIF sans qu’elle n’ait ajouté même pas un mètre linéaire. « Je pense que si on reste dans une pareille situation, ce projet n’atteindra jamais ses résultats. Ou s’il devrait les atteindre, cela signifie que ça sera avec un budget de 3 fois ou 4 fois plus. Qui accepterait cela ? Nous allons consulter le bailleur qui finance ces travaux pour revoir le contrat entre le gouvernement et Sogea Satom ou le résilier ou bien le garder, mais cette fois-ci sans qu’une partie ne soit perdante. »

Lors du conseil des ministres du 15 mars 2023, une note a été présentée afin d’expliquer les modifications du projet. Les éléments majeurs qui ont motivé ces modifications sont : la montée du niveau du lac Tanganyika depuis 2019 qui oblige d’ajouter des travaux coûteux de nature portuaire pour protéger la berge du lac Tanganyika entre Gitaza et Magara, et à Kagongo sur une longueur de 8 km ; l’adoption d’une nouvelle structure de chaussée intégrant une nouvelle couche qui engendre un surcoût ; les glissements de terrain qui obligent d’ajouter des travaux de stabilisation ; les débordements des rivières qui obligent d’agrandir les ouvrages et d’en ajouter de nouveaux ; l’incidence de la prolongation des délais qui affecte le projet par l’enregistrement d’un retard d’environ 12 mois qui a un impact financier ; le déplacement des réseaux installés dans les emprises de la route (Regideso et BBS) qui a un coût.

Selon cette note, l’avancement global des travaux à fin février 2023 était de 35.5% tandis que la consommation des délais était de 75%. Dans la foulée, le conseil des ministres a octroyé au projet un montant de 18 607 517 500 FBu « pour combler le gap et faire face aux imprévus qui pourraient s’improviser. »

Le ministre va plus loin

« Nous le disons par expérience parce que c’est avec la même entreprise Sogea Satom que nous avons enregistré beaucoup d’ennuis sur pas mal de projets qu’ils ont réalisés ici chez nous. » D’après Dieudonné Dukundane, les routes faites par Sogea Satom se délabrent après 8 ou 10 ans.

Il a cité au moins quatre routes : Gitega-Karusi-Muyinga, Bubanza-Ndora, Nyamitanga-Ruhwa-Cibitoke et celle qui contourne la ville de Gitega. « Après avoir analysé le passé de cette société, nous avons vu que sur ce projet, il ne faudrait pas attendre le pire. »
Le ministre Dukundane a toutefois tranquillisé les usagers de la route Rumonge-Gitaza que des instructions ont été données à l’Agence routière du Burundi pour que des engins restent sur cet axe routier afin de l’aménager et de permettre une bonne circulation des biens et des personnes.

Parlant de la RN3 (de Bujumbura-Nyanza-lac), M. Dukundane informe qu’elle sera construite en trois phases c’est-à-dire le tronçon Bujumbura-Gitaza ; le tronçon Gitaza-Rumonge et le tronçon Rumonge-Nyanza-lac.

Ce jour-même, le ministre en charge des Infrastructures a ainsi procédé au lancement des travaux du tronçon Rumonge-Nyanza-lac qui avaient tardé à démarrer à cause de la résiliation du contrat de la société chargée de la Mission de contrôle. Aujourd’hui, une nouvelle société vient d’être en effet recrutée, a-t-il indiqué.

Iwacu a tenté de joindre le chef d’agence de la société Sogea Satom en vain.


Réactions

Faustin Ndikumana : « Il faut une enquête indépendante »


« On ne comprend pas pourquoi aujourd’hui c’est le moment de dire que ses compétences ne sont pas bien appréciées », commente Faustin Ndikumana, directeur exécutif national de l’ONG Parcem. Il rappelle que cette société de construction vient de passer des années et des années à construire des routes au Burundi. « Est-ce que les travaux quand elles sont exécutées, il n’existe pas une maison de surveillance qui suit les travaux ? », se demande cet activiste.

Normalement, observe-t-il, il devait y voir une maison de surveillance recrutée pour ses compétences avérées dans le domaine de surveillance des constructions d’infrastructures. « On ne peut pas du jour au lendemain dire qu’une entreprise n’est plus compétente. »

Selon Faustin Ndikumana, il est connu que ces sociétés qui gagnent des marchés dans des pays comme le Burundi, où l’administration est corrompue, font face à des exigences en dehors des contrats.

M. Ndikumana assure, d’après les enquêtes menées par Parcem, qu’il est au courant des cas où Sogea-Satom a été demandée par les gouverneurs de donner du carburant aux provinces. « Ils ont tendance à considérer ces sociétés comme une mère nourricière. »

Selon Faustin Ndikumana, ceux qui veulent piller les biens de l’Etat passent dans ce canal du marché qui a été gagné et la société se trouve en train de trop dépenser jusqu’à se retrouver en difficulté financière. « Tout cela peut avoir eu lieu. »

Même un ministre, ajoute Faustin Ndikumana, peut décider de changer une société au profit de la sienne. Faustin Ndikumana propose de diligenter une enquête indépendante sur ce cas. « Sinon, si cela devient un apanage du ministre, qui envoie des agents et qu’ils concluent à la hâte, il peut y avoir une anguille sous roche. »

Faustin Ndikumana tire à boulets rouges sur les hauts fonctionnaires de l’Etat qui cautionnent des infrastructures qui ne durent pas. « Et ils se targuent d’être patriotes ! » Il les invite à revisiter les anciennes routes, les anciens bâtiments afin de changer de mentalité et de pratique.

Gabriel Rufyiri : « La gestion des marchés publics est catastrophique. »

D’après Gabriel Rufyiri, président de l’Observatoire de Lutte contre la corruption et les malversations économiques (Olucome), il faut savoir le contexte dans lequel les sociétés reçoivent les marchés. Que ça soit pour les routes, que ça soit pour d’autres marchés de fournitures et de construction.

Il indique que la situation est généralisée. Le président de l’Olucome donne un exemple de trois marchés de construction de bâtiments dans la commune Mukaza. Parmi ces derniers, il cite le bâtiment de la commune en cours de construction et une école de métier. « L’Olucome a pu se procurer des documents de contrôle où il y a une somme colossale qui a été détournée, mais personne n’est inquiété », charge-t-il.

Pour les infrastructures d’envergure nationale, dont les routes, M. Rufyiri laisse entendre qu’elles sont construites d’une manière biaisée suite à la manière dont les marchés ont été octroyés et suivis. Il trouve donc les propos du ministre Dukundane tellement fondés lorsqu’il cite d’ailleurs nommément les routes qui ont été mal construites.

Le président de l’Olucome déplore que des organes comme l’Autorité de régulation des marchés publics, la Direction nationale des marchés publics, le maître de l’ouvrage, les maisons de surveillance, etc., aient été mis en place, mais se demande où se trouvent-ils.

Aujourd’hui, révèle M. Rufyiri, l’Agence routière du Burundi (ARB) et l’Office burundais de l’Urbanisme, de l’Habitat et de la Construction (Obuha) sont devenus en même temps maîtres d’ouvrage, exécutants des marchés publics, maisons de surveillance et ce sont eux qui réceptionnent. « Ce qui est unique dans le monde entier », renchérit-il.

Une chose est sûre, poursuit-il, c’est qu’il y a une odeur de corruption. « Ceux qui savent détecter la corruption, il y a plusieurs éléments qu’on combine et qu’on sent directement qu’il y a une odeur de corruption avec un pourcentage d’au moins 80%. Et cela on le voit dans plusieurs gros marchés qui sont octroyés. »

Et d’observer que la corruption au Burundi arrive à un niveau sans retour si rien n’est fait dans les meilleurs délais.

En revenant sur la société Sogea-Satom, le président de l’Olucome indique que des sonnettes d’alarme n’ont pas cessé de retentir, mais rien n’a été fait. Il montre d’ailleurs que le pays se trouve dans une situation catastrophique en matière de gestion des marchés publics. « Le budget général de l’Etat occupe plus de 60% des marchés publics. Aujourd’hui, nous sommes à 4 000 milliards BIF, c’est-à-dire que plus de 2 000 milliards vont dans les marchés publics. Et ces derniers sont octroyés à une poignée d’individus. »

Face à cette situation, l’Olucome ne voit pas réellement comment le ministre des Infrastructures va trouver une solution d’autant plus que ce n’est pas lui qui a octroyé ces marchés.

Pour inverser la tendance, M. Rufyiri trouve que la première chose serait que les membres du gouvernement se dissocient de tout ce qui est du commerce. La deuxième chose est de prendre des mesures qui s’imposent. « Suivre la ligne de conduite du cadre légal, car elle est claire là-dessus. »

Il est temps également que le président de la République prenne le taureau par les cornes. « Joindre les discours politiques à des actes concrets avec une méthodologie claire et sans retour », ajoute-t-il.

Selon le président de l’Olucome, les commissions des parlementaires devaient également enquêter sur ces cas et une nouvelle approche dans le secteur des marchés publics devrait s’imposer si réellement le Burundi veut atteindre le développement.

Kefa Nibizi : « Il y a complicité de certaines autorités »


« Comment est-ce qu’une société dont les routes qu’elle a déjà construites sont délabrées dans un laps de temps au su et au vu de tout le monde continue à gagner d’autres marchés de réhabilitation, de construction de routes sans se soucier de son expérience qui n’est pas satisfaisante pour les routes ultérieures ?», s’interroge d’entrée de jeu Kefa Nibizi, président du Conseil pour la démocratie et le développement durable, Codebu, iragi rya Ndadaye.

Pour lui, le fait qu’une société exécute mal les marchés qu’elle a déjà gagnés et qu’elle continue à gagner d’autres constitue un indicateur neutre de corruption. « Je pense que la société Sogea-Satom ne peut pas se permettre de traîner comme elle est en train de le faire sans qu’elle ait des soutiens forts dans les hautes sphères qui pourraient la protéger et même faciliter à ce que les paiements additionnels qu’elle a demandés soient accordés. »

Cela rentre, avance M. Nibizi, dans le cadre d’autres travaux publics qui sont souvent émaillés effectivement de corruption. Il rappelle les cas des barrages Mpanda et Kajeke qui ont été décriés par la plus haute autorité, mais dont on ne connaît pas la suite. Et d’enfoncer le clou : « C’est un secret de polichinelle que dans un pays où la corruption s’est érigée en mode de gouvernance, les marchés publics et notamment les travaux publics qui contiennent beaucoup de fonds, ne peuvent pas manquer de corruption. »

Pour le cas de la RN3, le président du Codebu trouve alors que la responsabilité n’incombe pas uniquement à la société, parce qu’elle est commerciale.

Il laisse entendre qu’il y a une complicité des autorités. Comme les routes coûtent trop cher, M. Nibizi pense qu’il y a et il doit y avoir un soutien depuis un haut milieu du pouvoir qui bénéficie certainement de certains avantages indus et qui a effectué la couverture.

Bien plus, souligne-t-il, il y a des services de l’Etat qui sont chargés de surveiller et d’approuver les activités qui sont exécutées par cette société. D’après lui, ce sont les rapports de ces services de l’Etat qui conduisent à la réception provisoire et définitive des routes qui ont été construites par cette société. « Comment alors, s’il n’y a pas versement de pots-de-vin à certaines autorités, les charges assignées à cette société sont toujours à la traîne ?», se demande M.Nibizi.

Toutefois, le président du Codebu salue le courage que le ministre des Infrastructures a toujours manifesté depuis son entrée en fonction et qu’il a également manifesté en ce qui concerne la réhabilitation de la RN3 qui n’a fait que trop durer et qui ne montre pas un signe ou des signes évidents d’une route qui est en train d’être réhabilitée par une société compétente.

Pour ainsi éviter le drame, le président du Codebu estime que certains milieux politiques devraient s’abstenir de chercher des commissions ou des frais de fonctionnement dans des marchés publics afin que les travaux publics et d’autres formes de marchés publics soient exécutés convenablement.

Francis Rohero : « Je félicite le ministre qui pointe du doigt ce qui ne marche pas »


Pour le président du parti Fraternité des Patriotes-Ineza (FPI), le ministre est plutôt un exemple à suivre sur ce point. Si les organes de surveillance n’ont pas pu suivre les travaux et que le ministre a découvert ce qui ne va pas, commente M. Rohero, c’est une bonne chose qu’il le dénonce et résilie même le contrat. « Nous avons vu que faute de patriotisme, à cause des intérêts et de la corruption, des marchés sont offerts à des personnes incompétentes. »

Pour lui, toute personne qui défends et qui crie à haute voix pour défendre les intérêts du pays, qu’elle soit membre d’une institution ou pas est à féliciter. « Pour le reste, il faut que les responsables soient sanctionnés pour qu’après des mois, on ne trouve pas qu’il n’y a eu aucune suite. »

Zénon Nimubona : « Le gouvernement devrait se reporter aux assureurs étrangers. »


« S’il n’y en a pas eu, cela serait une faute », observe Zénon Nimubona, président du parti Parena. Pour lui, on devait l’avoir exigé préalablement pour la qualité des ouvrages et pour leur pérennité. Il note la particularité de ces ouvrages. Selon lui, les crédits y relatifs proviennent de l’extérieur et par conséquent les assureurs devraient être de l’extérieur.

Ils expliquent qu’ils sont moins tentés par la corruption et n’accepteraient pas d’assurer un ouvrage mal fait. « Si le gouvernement n’a pas exigé cela, le pays perdra doublement. Il n’aura pas l’ouvrage et remboursera en devises fortes. »

Par Fabrice ManirakizaEmery KwizeraPascal Ntakirutimana et Félix Nzorubonanya (Iwacu)