Le président de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) du Burundi, Mgr Jean-Louis Nahimana dresse le bilan d’activités à quelques mois avant la fin de mandat. Le prélat formule quelques observations à ceux qui sont pressés de connaître la vérité sur les différentes crises que le Burundi a connues.
Quel est le bilan de vos découvertes après le lancement de vos activités ? Combien de personnes interviewées ?
La CVR s’attendait à recevoir autour de 30.000 dépositions. Aujourd’hui, nous sommes à 60.000 plus précisément 59.011 personnes qui sont venues librement se confier à la commission. Il y en a qui viennent comme victimes, d’autres comme témoins. Il y en a qui viennent comme présumés auteurs et qui affirment avoir trempé dans les massacres du passée. Jusqu’à présent, nous avons beaucoup travaillé dans le milieu rural. Nous avons identifié plus de de 69.000 personnes assassinées ou disparues. Nous sommes à 13.351 présumés auteurs reconnus comme tels dans les collines. Il y a 25.412 témoins qui renoncent à l’anonymat, qui sont prêts à témoigner en public parce qu’ils affirment que ce qu’ils disent c’est la vérité et qu’ils détiennent des preuves. Nous avons été édifiés de voir qu’il y a 6.893 des personnes braves qui se sont opposées à la violence et qui sont reconnues par la population comme s’étant distingués dans la protection des vies humaines. Parmi ceux qui vont se confier à la commission, il y en a environ 7.000 qui sont prêts à accorder le pardon ou alors des présumés auteurs qui regrettent ce qu’ils ont fait et qui sont prêts à venir publiquement demander pardon.
Combien de fosses communes découvertes ?
C’est cela qui témoigne de la gravité des horreurs commises dans notre pays: nous en avons jusqu’à présent identifié 3.435 fosses communes. Certaines sont vérifiées, d’autres sont seulement déclarées, retenues par la mémoire de la population comme ayant servi de fosses communes pour beaucoup d’innocents assassinés.
Combien de fosses communes selon les différentes crises ? 1965, 1969, 1972, etc.
Nous avons des données qui sont mélangées. Le travail de démêler ces éléments nous allons le faire par après.
Combien de provinces dans lesquelles vous avez enquêté à la recherche de la vérité ?
Sur les 18 provinces qui composent le territoire du Burundi, nous avons déjà couvert 17 provinces. Seulement, nous avons décidé de revenir sur la mairie de Bujumbura parce qu’on a eu des témoignages de petites gens, des paysans. Nous allons changer de stratégies pour voir comment atteindre aussi l’élite car jusqu’à présent, les intellectuels traînent encore les pas. Il y en a qui viennent mais timidement. Nous allons lancer les activités sur Bujumbura le 10 avril parce que nous comptons clôturer cette phase de déposition avec la fin du mois d’avril.
Mgr Jean-Louis Nahimana: “La Communauté Internationale ou les partenaires et amis du Burundi ont toujours manifesté de l’intérêt face à l’importance du travail de la CVR”
Lors des dépositions, est-ce que toutes les couches de la population y participent ?
La participation est massive et toutes les ethnies viennent se confier à l’aise à la commission. Les intellectuels viennent timidement. La participation n’est pas aussi massive que pour les gens du milieu rural. Mais là aussi, dans l’informel beaucoup d’intellectuels viennent nous parler. Mais on voit que certains attendent, peut-être que les autres commencent. On voit même que certains sont révoltés de ce qui s’est passé dans le passée. Mais il va falloir trouver au niveau de la commission une stratégie qui puisse encourager les intellectuels. Bien plus, nous travaillons les jours de la semaine quand beaucoup d’intellectuels sont au travail. C’est un des facteurs qui fait que la participation des intellectuels n’est pas maximale.
Y a-t-il des anciens et actuels personnalités ayant occupé ou occupant des postes de responsabilités qui ont fait leurs dépositions?
Absolument. Nous avons eu beaucoup de cadres, d’anciens ministres dans les régimes du passé, mais aussi certains dignitaires actuels. Les gens viennent à compte-gouttes mais nous avons des personnes qui sont déjà venues faire leurs témoignages. Nous comptons aller, les membres de la commission, vers les gens que nous connaissons qui ont occupé des places importantes dans le pays et qui détiennent beaucoup de secrets. Nous avons déjà constitué la liste des personnalités que nous voudrions écouter parce qu’ils ont des informations cruciales et pertinentes pour l’avenir de ce pays.
Y a-t-il des dépositions d’étranger?
Jusqu’à présent non. Mais par contre, nous avons beaucoup de témoignages de la population en faveur des personnes étrangères qui ont aidé et qui ont protégé des vies humaines. Mais comme cela est prévu par la loi, c’est à nous d’aller vers ces gens qui sont timides et qui ont peur, même ces étrangers dont beaucoup de noms ont été cités pendant les dépositions. Heureusement que cela est prévu par la loi. Nous pouvons procéder par auto-saisine: les membres de la commission se déplacent vers ces étrangers pour qu’ils nous partagent leur version des faits.
Comment comptez-vous faire éclater la vérité sur l’assassinat du Président Cyprien Ntaryamira, mort au Rwanda dans l’avion de son homologue rwandais de l’époque Juvénal Habyarimana dans des circonstances jusqu’ici obscures ?
Le dossier de l’ancien Chef d’ l’État du Burundi Cyprien Ntaryamira est très complexe d’autant plus que son assassinat a été commis en dehors des frontières du pays. Notre loi ne nous donne de compétence que sur le territoire burundais. Mais qu’à cela ne tienne, nous avons beaucoup d’informations. Mais quant à faire avancer ce dossier, il devrait y avoir cette dimension internationale parce que la CVR n’est qu’une commission de vérité tout simplement. Il y a le volet justice qui n’est pas de notre compétence pour ce genre de crimes commis à l’extérieur du pays. Nous sommes avancés pour ce qui est de la connaissance de la vérité, mais pour ce qui est de la justice qui devrait être rendue à la famille de feu président Ntaryamira au niveau international, je dois dire que nous sommes très limités.
Pas du tout, du tout alors. Pour être d’ailleurs solidaire avec la population, la loi nous donnait le droit d’avoir des gardes de la police. Mais pour témoigner de la solidarité avec le petit peuple, nous avons renoncé à prendre cette garde pour partager les mêmes conséquences que la population. C’est une peur basée sur des a priori et non une peur qui est vérifiée. Même la semaine passée nous avons acheminé plus de vingt cantines contenant des informations cruciales et c’est nous les commissaires qui convoyons ces cantines de l’intérieur du pays vers la capitale. Nous sommes deux ans sur le terrain, ni nos agents, ni les membres de la commission, ni alors les personnes qui viennent se confier à la commission, personne n’a été jusqu’à présent inquiété.
Recueil des témoignages de la population, avez-vous d’autres mécanismes de recherche de la vérité ?
A côté de l’équipe de la phase des dépositions, nous avons recruté une équipe de chercheurs, quelques lauréats du département d’histoire de l’Université du Burundi pour nous aider à explorer tous les archives nationales mais aussi les archives des ministères-clé. On a déjà été à l’État-major de l’armée. Nous y avons découvert une mine d’informations. On a aussi fouillé les correspondances entre l’administration à la base et l’administration au niveau au sommet, correspondances échangées au moment des crises. Nous avons découvert beaucoup de choses nous permettant de nous donner même la latitude de qualifier la responsabilité de l’appareil de l’Etat au moment des crimes du passée. Je vous dirais par exemple que les crises qui ont endeuillé notre pays ne sont pas tombées comme des générations spontanées. Il y a eu des avertissements. Il y a eu par exemple des commissaires d’arrondissements au niveau de la base qui ont informé le sommet. Il y a eu des écrits comme ceux de Ndayahoze qui a alerté avant la catastrophe. Ils se sont heurtés à l’inaction de l’appareil de l’Etat. Pourquoi cet appareil de l’Etat qui était informé des catastrophes qui allaient arriver n’a pas agi? Il y a des correspondances qui nous montrent comment les crises ont été gérées de manière catastrophique.
La CVR envisage-t-elle de réguler les commémorations? Comment?
Nous n’avons pas à inventer la roue. Tout ce trouve dans la loi qui régit la CVR. La loi prévoit une commémoration commune, toutes les victimes ensemble. La loi parle aussi des monuments érigés au niveau national et au niveau des communes. Là aussi la loi s’est déjà prononcée là-dessus. Il sera question d’étudier comment, sous quelle forme il faudra organiser ces commémorations et ériger ces monuments en faveur de toutes les victimes confondues.
Pourquoi la CVR dont la mission prend source dans l’Accord d’Arusha, n’a pas le soutien de la Communauté internationale qui insiste tellement sur ce même Accord?
Il faut une petite nuance. La communauté internationale ou les partenaires et amis du Burundi ont toujours manifesté de l’intérêt face à l’importance du travail de la CVR. Mais je dois quand même déplorer qu’à cause des troubles qui ont surgi en 2015, beaucoup de partenaires et amis sont restés à la phase d’observation. Mais ils n’ont jamais formulé de manière formelle le désengagement. De manière générale, il y a eu beaucoup d’hésitations au niveau de l’opinion dominante, ce qui a piégé plus d’un ici au Burundi. Mais aujourd’hui il y a un regain manifeste du travail de la CVR parce que les peurs et appréhensions que les gens avaient au départ, la commission a réussi à affronter ce défi et à le dépasser.
Pourriez-vous être plus concret ?
Aujourd’hui on sent que même si on n’a pas encore eu de soutien de manière ferme, quand même on est encouragé, les gens s’intéressent au travail de la commission. L’émissaire des NU est passé la semaine passée, lui-même a plaidé auprès du Président de la République en demandant qu’on prolonge le mandat de la CVR. Cela est un signe d’espérance qui montre que la CVR du Burundi garde quand même sa côte au niveau de l’opinion malgré les détracteurs. Je suis convaincu et nous continuons ce travail de plaidoyer. La balle est dans notre camp de prouver que nous sommes ici pour l’intérêt de toute la population burundaise.
A quelques mois de la fin de votre mandat de quatre ans, la CVR pense qu’elle aura terminé le travail à lui confié?
Le travail de la CVR est très délicat. On n’est pas là pour courir avec le temps. Nous travaillons sur des dossiers sensibles. Il suffit d’un petit dérapage pour rouvrir les plaies et les stigmates du passée. C’est pour cela que la CVR prend tous le soin, elle essaie de s’ériger au-dessus des passions et des fanatismes pour vraiment travailler dans le but d’amener le peuple burundais à se réconcilier. Mais qu’à cela ne tienne, la CVR est encore dans le bon. Elle a perdu un peu de temps au départ à cause de la situation connue de tous, mais le gros du travail qui était difficile à faire c’était la recherche de la vérité.
Mais les gens sont pressés de connaître la vérité et vous semblez marcher à pas de tortue….
La méthodologie pour laquelle nous avons opté est de partir des faits. Dans le passé il y a eu des constructions idéologiques pour justifier les massacres du passé. Ces idéologies divisionnistes occupent malheureusement une grande place dans la mémoire collective. Nous avons alors le travail mais aussi le devoir de déconstruire toutes ces idéologies du passée et amener les Burundais à reconstruire une mémoire partagée qui va nous aider à tourner la page de la violence pour construire un Burundi nouveau, un Burundi des frères, un Burundi régi par la paix. C’est pour cela que j’insiste beaucoup sur ceux qui veulent courir avec le temps mais plutôt d’insister surtout sur la qualité du travail de la CVR.
A quand le début des audiences publiques ?
Nous comptons lancer les premières audiences publiques avec le mois de juillet. Une nuance: la loi prévoit trois façons de mener les audiences: elles peuvent être à huis clos selon les personnalités à interroger. Elles peuvent être publiques, c’est-à-dire à partir des cas emblématiques qui peuvent aussi être pédagogiques pour l’opinion burundaise. Tout dépendra de l’appréciation des membres de la commission mais aussi de certains critères que nous allons juger utiles pour la gestion de ces audiences.
Que dire de ceux qui voient en Mgr Jean Louis Nahimana le Desmond Tutu Burundais ?
Je suis un pauvre Burundais qui est né dans ce pays. Qui a vécu les mêmes situations que tous les Burundais, mais quand même un Burundais qui est épris de paix. Ma conviction est que nous les Burundais avons une dette envers les nôtres qui sont partis, envers toutes ces victimes innocentes qui sont mortes dans l’anonymat et jetées dans des fosses communes comme des bêtes. Nous avons le devoir de réhabiliter toutes ces victimes, leur redonner leur un visage, leur redonner leur dignité. Mais, nous avons aussi une dette envers les générations à venir. Si nous les générations actuelles sommes en train de payer les pots cassés par nos aînés, si aujourd’hui les Burundais, que ce soit le gouvernement ou la société civile, nous n’avons le droit de léguer aux générations futures ce que nous avons vécu. Je suis motivé par ces deux dettes dans mon travail de recherche de la vérité.