BURUNDI: L’HISTOIRE SERAIT-ELLE ENTRAIN DE SE RÉPÉTER?
Libération – Monde
Le Burundi en proie au nettoyage ethnique
Par JEAN-PHILIPPE CEPPI
5 AVRIL 1995 À 04:26
REPORTAGE
Le Burundi en proie au nettoyage ethnique
Les massacres de Hutus par l’armée et les milices tutsies se multiplient.
À Bujumbura, l’envoyé spécial, l’Ambassadeur américain Robert Krueger est visiblement sous le coup de l’émotion, après sa visite à l’hôpital de Muyinga, près de la frontière tanzanienne: «Une dizaine de blessés hutus par balles, dont un enfant, le visage déchiqueté par une rafale. J’ai vu les radiographies, certains ont les os écrasés à force d’avoir été battus.»
Robert Kruger a obtenu de «source absolument incontestable» le récit de ce qui s’est passé. «L’attaque a eu lieu le 13 mars sur le village de Gasorwe, à 15 kilomètres de Muyinga. Les assaillants étaient des soldats en uniforme. On mentionne 150 morts dont les corps ont été enterrés. D’autres attaques, dans la même région, ont fait environ un total de 400 morts.»
Fidèle porte-parole de l’armée burundaise, maintenu à son poste après la tentative de putsch militaire d’octobre 1993, le lieutenant-colonel Jean-Bosco Daradangwe a sa propre version des faits. Pour lui, ce sont des maquisards hutus, des durs du parti Palipehutu venus de Tanzanie, qui ont tiré contre leurs propres coreligionnaires, «par représailles contre les Hutus» qui se seraient solidarisés avec l’armée burundaise, à majorité tutsie, «dont ils empruntent les uniformes».
«L’ambassadeur américain a l’habitude de ces déclarations enflammées. Il prend ses informations auprès du clergé et n’imagine pas qu’elles puissent être mensongères, parce qu’il a une confiance aveugle dans les hommes de Dieu».
C’est cela le Burundi d’aujourd’hui, univers du non-dit, du secret, souvent de la mauvaise foi systématique. Parole contre parole, quasi-impossibilité de vérifier les faits. Depuis deux semaines, les journalistes internationaux sont alertés plusieurs fois par jour par des récits de violence. Rumonge, où vingt-deux personnes ont trouvé la mort, mitraillées par l’armée? Un «bus de maquisards qui avaient ouvert le feu contre les soldats».
Quatre cadavres dans un caniveau du quartier hutu de Kamenge, à 200 mètres d’une position militaire? «Un règlement de comptes entre milices hutues.» Même les pogroms qui ont déchiré Bwiza et Buyenzi, deux quartiers de Bujumbura ethniquement mixtes dont les Hutus ont été chassés, et que des dizaines de témoignages imputent à des gendarmes hystériques et à des milices de jeunes Tutsis sont niés. Version officielle: un poste de gendarmerie a été attaqué, provoquant des affrontements entre milices, que la police a remis à l’ordre. «Une enquête a été ouverte, se défend le colonel Jean Bikomagu, chef d’état-major: «Attendez les conclusions. L’armée a fait son travail, il faut cesser de la diaboliser.»
Abel, de père hutu et de mère tutsie, sait bien, pourtant, ce qui s’est passé dans son quartier de Bwiza: «Tout à coup, comme si un signal avait été donné, les pillages ont commencé, des grenades jetées contre les maisons des Hutus désignées à l’avance. Les gendarmes sont devenus fous, ont arraché les portails avec leurs véhicules et tiré sur ceux qui tentaient de s’enfuir.» A Buyenzi, près de 150 cadavres ont traîné pendant trois jours au vu de toute la presse et des ONG.
Mais les faits sont là, la carte ethnique du Burundi est bouleversée. Et depuis plusieurs mois, le rejet des Hutus à l’échelle nationale est massif. La capitale est aujourd’hui tutsie, à l’exception des deux ghettos hutus de Kamenge et Kimera. Les campagnes sont «balkanisées», «collinisées»: les Hutus sont rejetés sur leurs collines, hors des administrations, des villes, des hôpitaux, des écoles, des camps.
Le Burundi en proie au nettoyage ethnique
Les massacres de Hutus par l’armée et les milices tutsies se multiplient.
Bujumbura, envoyé spécial L’ambassadeur américain Robert Krueger est visiblement sous le coup de l’émotion, après sa visite à l’hôpital de Muyinga, près de la frontière tanzanienne: «Une dizaine de blessés hutus par balles, dont un enfant, le visage déchiqueté par une rafale. J’ai vu les radiographies, certains ont les os écrasés à force d’avoir été battus.» Robert Kruger a obtenu de «source absolument incontestable» le récit de ce qui s’est passé. «L’attaque a eu lieu le 13 mars sur le village de Gasorwe, à 15 kilomètres de Muyinga. Les assaillants étaient des soldats en uniforme. On mentionne 150 morts dont les corps ont été enterrés. D’autres attaques, dans la même région, ont fait environ un total de 400 morts.»
Fidèle porte-parole de l’armée burundaise, maintenu à son poste après la tentative de putsch militaire d’octobre 1993, le lieutenant-colonel Jean-Bosco Daradangwe a sa propre version des faits. Pour lui, ce sont des maquisards hutus, des durs du parti Palipehutu venus de Tanzanie, qui ont tiré contre leurs propres coreligionnaires, «par représailles contre les Hutus» qui se seraient solidarisés avec l’armée burundaise, à majorité tutsie, «dont ils empruntent les uniformes». «L’ambassadeur américain a l’habitude de ces déclarations enflammées. Il prend ses informations auprès du clergé et n’imagine pas qu’elles puissent être mensongères, parce qu’il a une confiance aveugle dans les hommes de Dieu».
C’est cela le Burundi d’aujourd’hui, univers du non-dit, du secret, souvent de la mauvaise foi systématique. Parole contre parole, quasi-impossibilité de vérifier les faits. Depuis deux semaines, les journalistes internationaux sont alertés plusieurs fois par jour par des récits de violence. Rumonge, où vingt-deux personnes ont trouvé la mort, mitraillées par l’armée? Un «bus de maquisards qui avaient ouvert le feu contre les soldats». Quatre cadavres dans un caniveau du quartier hutu de Kamenge, à 200 mètres d’une position militaire? «Un règlement de comptes entre milices hutues.» Même les pogroms qui ont déchiré Bwiza et Buyenzi, deux quartiers de Bujumbura ethniquement mixtes dont les Hutus ont été chassés, et que des dizaines de témoignages imputent à des gendarmes hystériques et à des milices de jeunes Tutsis sont niés. Version officielle: un poste de gendarmerie a été attaqué, provoquant des affrontements entre milices, que la police a remis à l’ordre. «Une enquête a été ouverte, se défend le colonel Jean Bikomagu, chef d’état-major: «Attendez les conclusions. L’armée a fait son travail, il faut cesser de la diaboliser.» – – – – – – Abel, de père hutu et de mère tutsie, sait bien, pourtant, ce qui s’est passé dans son quartier de Bwiza: «Tout à coup, comme si un signal avait été donné, les pillages ont commencé, des grenades jetées contre les maisons des Hutus désignées à l’avance. Les gendarmes sont devenus fous, ont arraché les portails avec leurs véhicules et tiré sur ceux qui tentaient de s’enfuir.» A Buyenzi, près de 150 cadavres ont traîné pendant trois jours au vu de toute la presse et des ONG.
Mais les faits sont là, la carte ethnique du Burundi est bouleversée. Et depuis plusieurs mois, le rejet des Hutus à l’échelle nationale est massif. La capitale est aujourd’hui tutsie, à l’exception des deux ghettos hutus de Kamenge et Kimera. Les campagnes sont «balkanisées», «collinisées»: les Hutus sont rejetés sur leurs collines, hors des administrations, des villes, des hôpitaux, des écoles, des camps.
«Les bandes armées hutues existent bien, dit la représentante d’une ONG, mais elles constituent un prétexte. Les exactions sont systématiques, nous les rapportons, on nous promet des enquêtes, mais rien n’est fait.» Ainsi, les attaques contre les camps de réfugiés hutus, dont l’une, le 26 mars, a provoqué l’exode de 40.000 réfugiés rwandais vers la Tanzanie, ont fait l’objet à quatre reprises de plaintes judiciaires du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) auprès du parquet de Ngozi. «Des véhicules de l’armée burundaise ont enlevé une fois 100 réfugiés, une autre fois 53, que l’on a jamais revus vivants, rapporte Buti Kale, chef du service de protection du HCR. On les a retrouvés dans des fosses communes, une commission d’enquête et des médecins légistes l’ont confirmé. Dans deux autres cas, les attaques venaient du Rwanda, par des militaires bien organisés. Nos plaintes ont été étouffées.»
Bel exemple de cette chasse aux Hutus, le véritable coup d’État mené à l’Université de Bujumbura. Dans la seule haute école du Burundi, à peine 10% des étudiants et des professeurs sont hutus. La salle à manger est séparée entre étudiants hutus et tutsis; le journal, l’association des étudiants, le syndicat du personnel sont tous représentés par des Tutsis. En faculté de droit, bastion tutsi, seul un Hutu a réussi son examen final l’an dernier. Fin février, Athanase Bakunda, vice-recteur et seul cadre hutu, se fait enlever sa voiture par la police lors d’une manifestation. Avant même son interrogatoire, un professeur de géographie tutsi, représentant syndical, écrit une lettre au président de la République, cosignée par le doyen et le représentant des étudiants, tous tutsis, accusant le recteur d’activités subversives et de gestion déloyale.
«Nous avons été informés par des sources militaires», raconte fièrement l’actif géographe qui passe ses loisirs à rechercher des bandes d’enregistrement permettant de confondre son vice-recteur. Deux jours plus tard, les trois décrètent sa mise à pied. Alors que les Hutus crient à la cabale, et avant la conclusion de l’enquête, Bakunda est mis en congé annuel par le ministre de l’Enseignement. Il est remplacé par un recteur tutsi, vice-président de la fondation Pierre-Buyoya, l’ex-président du régime à parti unique tutsi Uprona.
Quelques jours plus tard, une houleuse assemblée générale des étudiants décide de manifester contre le président burundais, hutu, et le représentant des Nations unies. «Des menaces ont été proférées contre nous, raconte Cyprien, un étudiant hutu qui assistait à la réunion. Nous sommes partis un à un. Mais certains sont restés enfermés dans le campus, pris en otages.» Des profs ont fui au Zaïre, des étudiants ont tiré un trait sur leur année académique. La mise en coupe de l’université est révélatrice du procédé d’exclusion nationale. Dans tout le système scolaire, dans les écoles de Kirundo, de Gitega, de Ngozi, des lycéens hutus sont poignardés et chassés. Menacés, les commerçants hutus de Ngozi ont fermé leurs échoppes, jusqu’au central téléphonique de Bujumbura qui, privé de ses techniciens hutus, a connu de nombreuses pannes la semaine dernière.
«Mon sentiment est que tout cela n’est pas dû au hasard, à la violence générale, affirme un diplomate occidental, il s’agit d’un plan minutieux et annoncé publiquement par certains politiciens extrémistes visant à chasser les Hutus.» D’autres diplomates vont jusqu’à évoquer un «projet de faire du Burundi un État uniquement tutsi». Qu’elle soit le fruit d’un plan établi ou le résultat du chaos, la situation qui prend forme au Burundi va en tout cas dans le sens des idées prônées par l’ex-dictateur Jean-Baptiste Bagaza, président du parti extrémiste tutsi Uprona, qui jure n’avoir ni argent ni milices, mais possède des journaux qui n’hésitent pas à appeler au meurtre. Sa vision du Burundi? Un pays fait de bantoustans, de «hutuland» et de «tutsiland»: «Il faut réaménager le territoire, créer des enclaves et des poches ethniquement homogènes, défend-il. C’est impératif pour assurer la sécurité.» Quant à la complicité de l’armée, «elle n’est pas forcément consciente, dit un observateur militaire. Mais son état-major est sous la coupe des sous-officiers et officiers subalternes, qui sont livrés à eux-mêmes. Sa complicité avec l’ethnie tutsie est naturelle, c’est un réflexe de survie. Elle suit fidèlement ses instincts de clan».
JEAN-PHILIPPE CEPPI