INTERVENTION DE BÉA DIALLO, DÉPUTÉ DU GROUPE SOCIALISTE DU PARLEMENT DE LA RÉGION DE BRUXELLES-CAPITALE, AU JEUDI DE L’HÉMICYCLE DU 8 OCTOBRE 2015 CONSACRÉ À LA QUESTION « QUAND LE BELGIQUE VA-T-ELLE FAIRE FACE À SON PASSÉ COLONIAL ?
Madame la Présidente,
Mesdames et Messieurs les députés,
Chers amis,
Je suis né au Liberia, pays qui a été fondé par une société philanthropique américaine de colonisation. C’est à l’âge de 5 ans que j’arrive à Paris… Waw,le choque ! Des blancs partout ! Je ne croise plus de noir… Ah si, de temps en temps… Je découvre le mot communauté, les blancs, les blacks, les beurs, les jaunes et entends pour la première fois le mot nègre…
Qu’est-ce qu’être un nègre ? Je ne le sais pas. Je suis noir de peau, je suis né dans un pays autrefois sous le joug d’une puissance coloniale américaine et je ne le sais pas.
Quand j’étais à l’école, mes professeurs changeaient leurs enseignements sur le colonialisme, le colonialisme changeait avec eux. Certains passaient la période sous silence. J’ai eu un jour, le malheur de contredire un de mes professeurs et j’ai eu le droit à ces mots d’une violence rare : « Vous ! Les noirs, les arabes… Vous venez chez nous, on vous donne à manger, on vous permet d’apprendre à lire et à écrire… Pas le temps de finir sa phrase… Je découvre la révolte, le racisme, la différence.
Oui, mon meilleur ami venait de se faire tabasser pas des skins, il s’est retrouvé paralysé à l’âge de 11 ans avec un œil en moins. Je ne peux plus m’exprimer, mon seul mode d’expression est la violence !
J’arrive en Belgique à l’âge de 14 ans, je découvre la boxe, je lis Gandhi, Martin Luther King, Aimé Césaire …
Mais à l’école, l’histoire ne change pas… Même si on avait le droit à une opinion plus tranchée et exotique.
« L’impérialisme est le stade suprême de développement du capitalisme. Dans les pays avancés, le capital a débordé le cadre des Etats nationaux et substitué le monopole à la concurrence, en créant toutes les prémisses objectives pour la réalisation du socialisme ». Ce furent les paroles de Lénine. Son analyse était-elle erronée ? Non, assurément. Doit-on lui donner raison lorsqu’il minimise, et dénigre même, le droit des nations à disposer d’elles-mêmes ? Non, assurément. Suis-je pour autant plus avancé sur ma question de départ ? Non, assurément.
En 1958, le général de Gaulle propose à la Guinée d’adhérer à la communauté française et prononça cette fameuse phrase : « On a parlé d’indépendance, je dis ici plus haut encore qu’ailleurs, que l’indépendance est à la disposition de la Guinée. Elle peut la prendre le 28 septembre en disant « NON » à la proposition qu’il lui est fait, et dans ce cas, je garantis que la métropole n’y fera pas obstacle. Elle en tira, bien sûr, des conséquences. Mais d’obstacle, elle n’en fera pas et votre territoire, pourra comme il le voudra et dans les conditions qu’il voudra suivre la route qu’il voudra.»
Sekou Toure répondit : « Nous préférons la pauvreté dans la liberté, à la richesse dans l’esclavage. »
1960 Lumumba dans son fameux discours du 30 juin a dit : « Qui oubliera qu’au noir, on disait « tu » non certes comme un ami, mais parce que le « vous » honorable était réserver au seul blanc. »
La suite, on la connait tous…
Comment s’inscrire dans une logique de devoir de mémoire alors que l’on ne sait pas ce dont il faut se rappeler ? Les enfants qui vont aujourd’hui à l’école, savent-il mieux ce qu’était le colonialisme ? Je le veux. Nous le voulons tous.
Mais sommes-nous les mieux placés pour leur transmettre ce savoir ? Oui, et non à la fois. Oui, parce que nous sommes leurs aînés. Oui, parce qu’ils n’ont que nous comme parents et comme instituteurs. Mais non également, parce que nous sommes en la matière un piètre exemple à suivre. Devons-nous cependant nous cacher derrière le paravent de notre méconnaissance ou de notre ignorance ?! NON et mille fois NON !!!
On ne peut plus attendre plus longtemps, feindre qu’il ne s’est rien passé et espérer que bientôt, il ne reste plus personne pour témoigner de l’époque coloniale. Que plus personne ne se rappelle ce qu’est d’être un nègre.
Être un nègre n’est pas une insulte, ou plutôt n’est-ce pas seulement cela. C’est un état d’esprit, une condition, un métier même. C’est de vivre dans l’humiliation, dans la soumission à des maîtres et dans la peur permanente de ces « gens civilisés », qui s’instituent en « dieux » libres de faire et de défaire des vies et des mondes. C’est côtoyer le pouvoir et la richesse mais sans pouvoir les palper, y goûter et en profiter. C’est être un acteur passif et subissant malgré lui une injustice permanente : humiliations, réprimandes, coups.
Je ne suis pas venu ici pour paraphraser l’œuvre de Frantz Fanon « Les damnés de la terre ». Des enseignements doivent cependant en être retirés.
Frantz Fanon écrivait que la grande confrontation ne pourra être indéfiniment reportée. Mais quelle confrontation ? S’agit-il de la guerre qui, d’après Machiavel, ne peut être évitée mais juste retardée qu’à l’avantage de l’ennemi ? Non. Il s’agit aujourd’hui de la confrontation avec ce que nous sommes tous. Nous avons été portés à cette noble magistrature qu’est l’appartenance à l’assemblée législative bruxelloise par les citoyens bruxellois. Eux, moi, nous tous sommes des « ketjes et de zinneke de Bruxelles » et nous en sommes tous fiers.
Notre corps institutionnel est une émanation de la Nation. Celle-ci ne peut pas être déshonorée par l’oubli volontaire et coupable. C’est au nom de la puissance de la Nation que des étendards noire jaune et rouge ont été plantés dans les terres d’Afrique, que des roches ont été creusées et exploitées. C’est en son nom que les « Indigènes » ont souffert et versé leur sang. C’est en son nom que les « Indigènes » sont devenus des nègres. Par respect pour la Nation et tout ce que la Belgique et Bruxelles représente pour nous, nous ne pouvons pas nous mentir. Nous ne pouvons pas nous permettre de continuer à nous complaire dans le confort médiocre de l’amnésie collective, dans la lâcheté même. Nous ne pouvons pas oublier !
Aujourd’hui il ne saurait être question de rapports coloniaux, de paternalisme et d’« oncles ». Peut-être me trouverez-vous vieux-jeu, mais je crois sincèrement à l’internationalisme et à l’amitié entre les peuples. Les rapports ne peuvent être que d’égal à égal, dans le respect et fondés sur la vérité.
Peut-être que toutes et tous ici présents n’adhèrent pas au socialisme et ces idéaux éternels comme moi. Mais tous, je crois, visent le bien commun belge et bruxellois. Si personne ici ne porte la responsabilité personnelle pour la souffrance, les tortures et les morts du colonialisme, tous se revendiquent de la Belgique et de Bruxelles – pour le meilleur comme pour le pire. On doit donc à la Belgique, ses habitants et tout ce qu’elle représente pour nous, de nous rappeler du mal et de l’injustice que l’on a jadis pu causer en son nom.
Et on doit le dire tout haut, et le répéter, surtout aux plus jeunes. La véritable réconciliation ne peut s’appuyer que sur la vérité et la reconnaissance des responsabilités.
Osons donc prendre la peine de nous connaître, de lire ou écouter ce que les historiens peuvent nous apprendre sur nous-mêmes, en tant que Belges et Bruxellois. Osons enfin nous regarder dans le miroir. Il n’y a que comme cela que nous saurons ce que nous sommes, ce que nous avons été, ce que nous voulons être, mais également ce que nous ne voulons pas être dans l’avenir.
Je conclurai avec une citation de Winston Churchill : « Un peuple qui oublie son passé, se condamne à le revivre… »