Le Mwami Kigeri est décédé dans la nuit du 16/10/2016. J’ai pris contact avec Louis Jaspers, administrateur territorial de 1952 à 1962, et dont le dernier poste était administrateur de Nyanza, de me parler du Mwami Kigeri, qu’il connaît et dont il a failli être Conseiller. Il m’a envoyé le texte ci-après, rédigé en mai 2014, mais qui n’a rien perdu de sa substance. Il donne des éclaircissements sur la personnalité du monarque et des difficultés auxquelles il été confronté les premiers jours de son intronisation [Gaspard Musabyimana]. »

Il y a 55ans, Ndahindurwa, fils de Yuhi Musinga, accède au trône du Ruanda! Sous le nom de règne révélateur de KIGERI V.

L’année 1959, veille de l’Indépendance du Congo, a connu au Ruanda, Royaume sous Tutelle Belge, une succession de dramatiques évènements tels que la mort inopinée du Mwami Mutara III, la désignation de son successeur Kigeri V et la Révolution du peuple Hutu.

Peu d’entre nous, Anciens d’Afrique, les ayant vécu, peuvent encore porter témoignage de ces évènements qui sont à l’origine du tragique destin de ce peuple sympathique et travailleur, débouchant sur les génocides de 1994 et après.

De 1952 à 1962, j’ai été administrateur territorial dans nos Territoires sous Tutelle, les royaumes du Ruanda et du Burundi. Courant 1957, administrateur du territoire de Nyanza, siège du Mwami Mutara, j’y reçus d’une délégation le « Manifeste des Bahutu » réclamant plus de justice et plus de participation aux affaires du Pays; réclamant aussi le droit de propriété pour les Hutu, représentant 85% de la population. A mon retour au Ruanda en avril 1959, débutant un troisième terme de service de trois ans, devant la politique de non coopération du Mwami Mutara III, je fus appelé en renforcement à la Résidence à Kigali. C’est ainsi que j’ai été « aux premières loges » et même acteur de ces dramatiques évènements de 1959. A coté du Résident Preud’homme, j’assistai à Nyanza aux obsèques du Mwami Mutara et à la désignation de son successeur Kigeri V. Dont je raconte ici l’avènement du nouveau Mwami et ses décevantes conséquences.

Nous ne nous rendions pas compte que les tensions entre Hutu et Tutsi allaient connaître une incroyable accélération menant trois mois plus tard seulement au soulèvement du peuple hutu, véritable révolution populaire, appelée « La Toussaint Ruandaise ».

A la mort inopinée du Mwami Mutara III, le 26 juillet 1959, la situation était déjà tendue entre les rarissimes leaders hutu et les agitateurs tutsi du parti UNAR. Ceux-ci, politiciens habiles et sans scrupules, par ce qu’on a appelé « le coup d’état de Mwima », ont imposé au Vice Gouverneur Général Harroy représentant la Tutelle, et aux leaders Hutu, complètement méconnus, le successeur du défunt roi.

C’était son jeune demi-frère Ndahindurwa, âgé de 24 ans, complètement inconnu des autorités comme du grand public. Pour éviter une réaction sanglante le VGG Harroy , qui aurait du pouvoir examiner la proposition du successeur présentée par le Conseil Supérieur du Pays, et l’agréer éventuellement, s’est vu dans l’obligation d’accepter le choix des Abiru, gardiens du code ésotérique et de la coutume ancestrale.

A l’occasion du premier anniversaire de l’Indépendance les autorités hutu au pouvoir, publieront leur version des événements dont voici un extrait:

« Le coup de force de Mwima, le 28 juillet 1959 :

Charles Mutara Rudahigwa, dernier despote féodal, meurt subitement à Usumbura, sans laisser de successeur. Les leaders démocrates bahutu se réunissent immédiatement à Ruhengeri, pour mettre au point une nouvelle formule politique qu’ils comptent soumettre à la Tutelle Belge. Mais pris de vitesse, ils apprennent par la radio de Bukavu la surprenante nouvelle: à Nyanza, forçant la main de l’Administration de Tutelle et dédaignant les règles de sa propre coutume, la clique féodale a désigné un nouveau Mwami. C’est sur la colline de Mwima, près de Nyanza, que la chose s’est faite. L’inhumation de la dépouille mortelle du Mwami Mutara allait avoir lieu. Le cercueil attendait au bord du fossé. Et tout d’un coup une voix exaltée s’était fait entendre. Défiant l’autorité présente, elle avait proclamé que le défunt ne serait mis en terre avant qu’un nouveau Mwami n’était désigné! Et poursuivant au nom des Abiru (conseillers du Mwami), la voix avait révélé qu’avant de mourir Mutara s’était désigné un successeur en la personne de son demi-frère Jean-Baptiste Ndahindurwa. Venant appuyer cette affirmation pour le moins douteuse, une grande foule de Batutsi, armés de lances, de machettes et d’arcs avait encerclé peu à peu le représentant de la Tutelle et les quelques troupes congolaises en tenue de parade. Leurs acclamations forcenées en faveur du candidat des Abiru avaient déconseillé aux autorités présentes toute opposition maladroite! C’est cette manœuvre de surprise qui était venue décevoir les espérances de nos leaders démocrates de Ruhengeri. De son côté la Tutelle, indécise d’abord, avait fini par se plier devant le fait accompli et le citoyen Ndahindurwa, rebaptisé du nom de Kigeri pour la circonstance, avait pris la succession de Mutara.» Langage politique bien sûr; mais sans forcer la réalité.

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« Voyez la moue de surprise du VGG et du Résident Preud’homme ».

En présence de Rukeba, leader Unar, ce choix a été révélé par le chef Kayumba, leader du clan des Abatsobe.

En 1956, administrateur de Nyanza, j’avais côté « Élite » Kayumba, chef de la province Ndiza.

Devant la réticence du VGG de reconnaître immédiatement Ndahindurwa comme le nouveau Mwami, le leader Unar Rukeba, qui n’avait pourtant aucun titre à le faire, s’est imposé, a harangué la foule pour l’inciter à acclamer le Mwami.

Celui-ci régnerait sous le nom de règne de Kigeri V, référence au Mwami Kigeri IV Rwabugiri, roi conquérant et guerrier du siècle précédant.

Nous ne l’avons pas compris tout de suite mais c’était fixer tout un programme « de reconquête du pouvoir Tutsi» à Kigeri V.

Rukeba pour forcer la main au VGG harangue la foule et fait acclamer le nouveau Mwami.kigeri-rukeba.png

De prime abord ce jeune géant (2m06) était, vous le constaterez sur la première photo, timide et sympathique. Depuis quelques mois seulement sous-chef stagiaire en territoire d’Astrida, son administrateur Bovy nous disait qu’il était très sérieux, serviable mais sans forte personnalité.

Le résident Preud’homme, comme nous tous, était soulagé et croyait encore pouvoir l’amener, comme il allait s’y engager, à devenir rapidement un souverain constitutionnel et démocratique, acceptant et respectant les « Conseils » de l’autorité de la Tutelle.

Le 29 juillet, lendemain de son élection, le résident, me faisant comprendre qu’il envisageait de me nommer conseiller du jeune Mwami, m’a invité à l’accompagner chez le Conseiller du Mwami, Marcel Pochet, pour y déjeuner et faire la connaissance et un premier entretien avec Kigeri V.

Quelques mois plus tô, j’avais décliné l’offre d’être le Conseiller du Mwami Mutara mais cette proposition je l’aurais accepté volontiers. Toutefois, et hélas, cela n’a pu se faire parce que Kigeri V s’est immédiatement révélé être entièrement sous la coupe des extrémistes Tutsi qui l’avaient porté au pouvoir.

La personnalité de Kigeri V telle que je l’ai connue.

La charge et les responsabilités lui ont certes pesé. Je l’ai rarement vu sourire, jamais rire. C’est pourquoi je reproduis l’unique photo où il semble être heureux.

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A la Résidence nous étions tous très préoccupés par l’emprise de Rukeba (l’Unar) et les jeunes nationalistes sur le Mwami Kigeri V. J’en discutais avec le Résident Adjoint Robert Regnier, inspirateur du parti Rader, très influent tant auprès de Anastase Makuza, membre hutu du CSP, que des leaders , Tutsi modérés, Bwanakweri, Karekezi, Ndazaro et Seruvumba.

Le rapport , adressé au Résident Preud’homme, en était une résultante. En voici des extraits.

« Le Mwami Kigeri V, ,jeune monarque de 24 ans et inexpérimenté, hier encore Secrétaire Indigène, est pour le moment fort mal entouré. Les intrigues n’ont sans aucun doute débuté autour de lui dès le soir de son avènement. Devant loger chez son Conseiller, Monsieur Pochet, le premier soir de son avènement et ayant accepté, il changea d’avis un peu plus tard et fut installé dans la première maison d’habitation du personnel du CAIP (Centre Administratif Indigène du Pays). Par sa propre déclaration du lendemain, nous savons qu’il n’a presque pas dormi, non à cause des émotions qu’il venait de subir, mais parce que les visites n’ont cessé de toute la nuit. Sans doute les tentatives d’endoctrinement ont-elles débuté dès ce moment. Ces contacts de nuit devaient également permettre à certaines personnes, je pense à Bagirishya et à Kayihura, de préparer les discussions qui devaient avoir lieu le lendemain avec le Résident du Ruanda. J’ai constaté que, lors de la journée du 29, Kigeri V était constamment entouré, de près ou de loin, de Kagame, Kayihura, Bagirishya, Poelaert, suivi de Bideri junior, Sendanyoye, Léopold Birasa et Higiro accompagné de plusieurs Baganda (…déjà!).
[…]
Ces individus doivent être à tout prix écartés de l’entourage du jeune monarque, pour faire comprendre à l’opinion publique, ulcérée, qu’il n’est pas l’homme du groupe qui l’a porté au pouvoir par ce que j’ai entendu appeler « le coup d’état du 28 juillet 1959 ». Cette opinion n’est pas la mienne seul. Je pense qu’elle est quasi générale et surtout répandue parmi les leaders hutu, qui ne semblent pas encore vouloir contester la personne de Ndahindurwa.
[…]
Il est indispensable que le Mwami réside au moins 15 jours par mois à Kigali, où il sera déjà plus difficile à son entourage actuel de le surveiller en permanence. Il faudrait également prévoir un précepteur ayant de réels dons d’éducateur, qui puisse non seulement avoir de l’influence sur Kigeri, mais encore gagner sa sympathie. Il est urgent de l’entourer d’autres conseillers africains. Je pense notamment à un Makuza qui, pour le moment encore, a son estime et son amitié. Le poste d’Attaché au cabinet du Mwami devrait être créé immédiatement. Nous avons été joués par le groupe Kagema, Kayihura. Dans l’intérêt même du Ruanda ne leur permettons pas d’exploiter leur succès .

Si nous réussissons cette magnifique tâche, tous les évènements, les déceptions des journées que nous venons de vivre ne compterons plus.

Kigali, le 2-8-1959
L’Administrateur de Territoire
Louis Jaspers ».

Malheureusement, handicapés par le climat de suspicion qui régnait tant à l’ONU qu’à Bruxelles , les autorités de la Tutelle n’ont osé prendre les mesures drastiques qui s’imposaient.

Le Mwami Kigeri n’a pas voulu ou pas pu se soustraire à l’influence destructrice des jeunes « Nationalistes » et à toute mesure d’apaisement que la Tutelle lui proposât il répondit d’abord « je vais réfléchir » pour ensuite déclarer que cela ne pouvait se faire. Deux personnalités importantes, les chefs Bwankoko et Seruvumba alertèrent la Tutelle sur les pressions continuelles que l’entourage de l’ancien Mwami opérait sur le nouveau Mwami: « une véritable technique de harcèlement systématique a été mise au point et est appliquée, jour et nuit. ».Courageux, Seruvumba fit remettre par son père le Mwiru Serukenyinkware au jeune roi une « Mise en garde » de trois pages dont je cite: « Je pense au conflit social entre batutsi et hutu. Conflit qui malheureusement est réel mais s’emploie par tous les moyens surtout mauvais, c’est à dire par le canal racial. Cet argument étant le plus humain et le plus facile à manier. Pour surmonter cette tâche difficile il faut rester juste, au-dessus de tous les débats. Il ne faut pas se faire des illusions sur ce problème hutu-tutsi; car les tutsi seront les premiers mécontents car ils ont beaucoup à perdre, et les bahutu ne seront pas pour autant satisfaits car leurs aspirations sont infinies. Comme Kigeri IV vous devez être un Mwami énergique, pour les réformes qui s’imposeront, mais pas un Mwami populaire ».

De son coté le grand chef Rwigemera, demi-frère du Mwami vint , le 16-9-1959, alerter le Résident en déclarant: « 1) Le jeune Mwami est limogé et surveillé par l’équipe de Kayihura et consorts 2) la situation est grave et des menaces ont été prononcées; il faut agir contre les fauteurs de troubles 3)il faut au plus vite assainir l’entourage du Mwami et lui adjoindre des conseillers dans lesquels il pourra avoir confiance 4) le Mwami devrait aller résider à Kigali au moins 15 jours par mois 5) le C.S.P. prépare une motion qui demande qu’un chef de cabinet, munyaruanda, soit adjoint au Mwami 6) les membres de l’Unar auraient l’intention d’inviter des chefs d’État indépendants africains aux festivités d’intronisation ».

Étant présent à la plupart des discussions, j’ai rédigé le compte rendu de cet entretien.

J’ai constaté que les leaders de l’Unar n’avaient pas vis à vis du Mwami l’attitude de déférence à laquelle il avait droit. C’est ainsi qu’au cours d’un entretien du Résident Preud’homme avec Michel Kayihura, discutant de la nécessité de faire voyager le Mwami dans tous les Territoires du Ruanda pour que le peuple puisse le connaître, Kayihura déclara en riant : « vous voulez donc le promener dans le Pays comme une umukechuru (=vieille femme) ». J’en étais choqué.

Le 11-9-1959, lors d’un entretien avec le Résident Preud’homme auquel j’assistais pour en faire rapport, le Mwami demanda un aparté et après la sortie de ses conseillers demanda expressément au Résident de faire interdire à la Reine Mère (celle de Mutara) de s’occuper encore des affaires d’État. Le Résident lui répondit qu’il avait sans doute raison d’en arriver à cette conclusion mais que c’était au Mwami et non à la Tutelle de prendre ses responsabilités dans ce domaine délicat et relevant des pouvoirs traditionnels souverains.

Attitude typique de Kigeri V: « cela il ne pouvait le faire! ». Trop influençable et timoré, il n’osait ni ne voulait prendre ses responsabilités. Nous savions, et je l’ai relevé dans le compte-rendu, qu’il y avait dispute parmi ses conseillers à ce sujet. L’abbé Kagame, umwiru et partisan de la Reine Mère Kankazi, plaidait en faveur du maintien de cette institution tandis que Michel Kayihura , Vice Président du Conseil Supérieur du Pays et activiste Unar, voulait absolument écarter la souveraine et abolir l’institution qui pourrait limiter l’omni-pouvoir du parti. A mon rapport j’ai ajouté la réflexion suivante: « Notez que ce jeu d’intrigues, auquel la Tutelle aussi bien que le Mwami était soumis, était mené par des dignitaires tutsi à l’exclusion de tout Hutu. C’était la lutte pour le pouvoir et la mainmise sur la personne du jeune Mwami. Celui-ci ne connaissait ni ne reconnaissait les leaders hutu! ».

J’ai voulu donner connaissance de ces faits et attitudes parce qu’ils indiquent combien le jeune Mwami, inexpérimenté et appelé aux plus hautes fonctions à une époque cruciale, était soumis, et finalement victime, de pressions de la part de son entourage, politique et anti-Hutu que de la bienveillante Tutelle. Celle-ci n’a pas gagné la partie, hélas. Tout au long des mois de septembre et octobre l’action et les agressions de l’Unar contre des leaders hutu ont exacerbé les relations et divisé l’opinion au point que l’intronisation fut remise sine die. Kigeri V n’a jamais été intronisé!
[…]
La suite des évènements, les actions d’intimidation et même de représailles sanglantes, entreprises, au nom du Mwami, par l’Unar envers les leaders Hutu et leurs sympathisants, firent que la masse hutu se détourna du souverain ,abandonna le culte du Mwami et ,dans un élan d’auto-défense, se lança dans la révolte et la révolution.

Louis JASPERS