C’est un véritable scandale politique. Le barrage de Mpanda, situé dans la zone Muyebe, commune Musigati en province de Bubanza, fait couler beaucoup d’encre. Au cours d’une visite sur ce site, vendredi 15 octobre dernier, le président Ndayishimiye est monté au créneau pour demander des comptes. Le projet de construction de ce barrage, exécuté par le groupement d’entreprises chinois CNME- CGC, enregistre déjà une perte de 54 milliards de BIF.
Par Fabrice Manirakiza, Rénovat Ndabashinze et Jérémie Misago
Il est 14 heures, ce mardi 19 octobre 2021, sur la colline Nyakiriba de la zone de Muyebe. Il pleut des cordes. Le ciel est noir. Un brouillard épais plane au-dessus de la forêt de Kibira. Il fait un froid de canard. A perte de vue, ce sont des montagnes vertes et couvertes de beaucoup de palmiers à huile et de bananeraies. Il y a peu de gens. Quelques individus nous épient à travers les bananiers.
De loin on voit la centrale hydro-électrique, du moins ce qui devait être une centrale. Elle se trouve incrustée dans la vallée. Elle est entourée par les collines Zingati et Ruvyimvya. Elle est surplombée par la forêt de la Kibira. Il faut descendre à pied, une voiture ne peut pas y arriver. La route tracée lors de la construction de la « centrale » est déjà coupée en deux. Y arriver est un parcours de combattant. Le chemin est escarpé, glissant. On tombe. On s’agrippe aux herbes. On retombe.
Une surprise totale
A première vue, les constructions ne paient pas de mine. Les mauvaises herbes ont envahi tout l’espace. C’est en tout 6 maisons dans un piteux état. Des fissures sur tous les murs. Certaines maisons sont sur le point de s’écrouler. Les bordures des maisons sont complètement détruites. Des portes endommagées. Les caniveaux sont tellement étroits qu’une pelle ne peut pas curer du sable qui se trouve dedans. « C’est une honte », relève un homme qui passe par là.
Lorsqu’on regarde à travers les fenêtres, certaines pièces sont vides. D’autres contiennent des armoires, des matelas, des chaises. Dans une pièce, il y a un lit. « Cette pièce était occupée par deux Chinois », se souvient un habitant de la localité. En aval, il était prévu une création d’un lac de retenue. En y arrivant, on découvre que le groupement d’entreprises CNME- CGC n’a construit que quelques murs de pierres d’environ un mètre. Rien de plus.
Les anciens maçons racontent quelques anecdotes du chantier
Selon un habitant des environs, ces maisons ont commencé à se fissurer dès 2020. « C’est vraiment incompréhensible que les maisons se retrouvent dans cet état en moins de 3 ans. Il y a anguille sous roche », indique, un habitant de la colline Zingati.
Les maçons qui ont travaillé sur ce chantier en savent un rayon. « Je ne sais pas vraiment ce qui s’est passé, mais je ne pense pas que c’est la qualité du sol qui est la cause de ce désastre. », raconte C., un maçon qui a travaillé sur ce chantier dès le début.
Les anciens maçons se souviennent d’un chef de chantier chinois qu’on surnommait « Masununu ». Selon eux, tout son visage était couvert de boutons ce qui lui a valu ce surnom. « Il était très dur. Chaque matin avant le début des travaux, il nous ordonnait de nous aligner devant lui. Gare à celui qui traînait les pieds ne fût-ce qu’une seconde, il était renvoyé sur-le-champ sans être payé », se souvient Claude. « Un jour, il m’a renvoyé alors que j’allais terminer le mois. Je n’ai reçu aucun sou. Plusieurs ouvriers sont dans la même situation que moi », raconte E. « Être dur ou me renvoyer ne me pose pas de problème, mais ne pas me payer, c’était inhumain », renchérit N.
Quid de la construction de ces maisons ? Selon ces maçons, c’était du n’importe quoi. « Lors de la construction, on nous disait de mettre dessus du sable et par après on mettait un peu de ciment. On ne mettait pas du gravier. Tu peux vérifier toi-même. C’est du sable seulement. C’est pourquoi ça n’a pas tenu longtemps », indique C. « Il fallait s’exécuter pour ne pas subir le courroux de Masununu », témoigne E.
« Si une fois on décide de rouvrir le chantier, il faut être vigilant. C’est déshonorant pour notre pays de voir autant d’argent bousillé pour une chose pareille », déplore C., la mine révoltée « Le gouvernement pensait que ces Chinois ont terminé les travaux de construction de ces maisons, mais ils n’étaient pas au courant que le travail a été bâclé », pense E. « Les Chinois avaient leur manière de travailler. Lorsqu’ils découvraient qu’un maçon voulait fignoler, mesurer correctement, bref, faire du bon travail, ils l’insultaient. Ils lui disaient de travailler vite pour que les murs montent rapidement. On ne laissait pas ce ciment se compacter. Ils étaient pressés, ils s’en foutaient complètement ces Chinois », raconte avec amertume C. « Regardez ce bloc de ciment qui s’est détaché. Comment expliquer cela ? En dessous, il n’y a que du sable », montre N. en tapant sa machette sur le bloc de ciment qui s’effrite d’un coup.
Et de raconter leur impuissance, leur tristesse, ils ne pouvaient rien faire . « On n’osait rien dire. Les Chinois étaient très coléreux et méchants. Si tu osais t’exprimer, tu étais battu ou renvoyé. On exécutait leurs ordres sans rien dire. » Ces maçons soulignent que même la route qui arrive à la centrale a été mal faite. « Il n’y a pas de caniveau. Elle s’est coupée en deux. Les voitures de la garde présidentielle n’ont même pas pu arriver à la centrale. »
Les maçons percevaient 1800 BIF par jour, mais le dimanche ils étaient payés le double. Ils travaillaient de 5 heures du matin à 17 heures. « Le salaire était petit vu les travaux qu’on exécutait. Mais au moins, cette petite somme était disponible, ce n’est pas comme aujourd’hui où nous tirons le diable par la queue. »
La déception des habitants
Les habitants des environs du barrage sont déçus. Il y avait beaucoup d’ingénieurs. « On ne comprend pas ce qui s’est réellement passé. Il faut danser au rythme du tambour », déplore un vieux de Zingati. Ils indiquent qu’ils ont perdu gros. « Lorsque les travaux ont commencé, nous avons jubilé. Nous estimions que nous serons les premiers bénéficiaires. Nous voyions déjà nos villages briller de mille feux et le développement qui suivra. Apparemment, c’étaient des rêves fous », déplore M. de la colline Zingati. Elle souligne qu’on leur avait suggéré d’aller vivre tout près des routes. « Nous gardons espoir que les travaux vont reprendre. La visite du président de la République et les mots qu’il a prononcés nous ont redonné un peu espoir. Attendons ».
Evariste Ndayishimiye pleure la perte de 54 milliards BIF
Le numéro Un burundais a visité le barrage de Mpanda ce vendredi 15 octobre. Il a déploré une perte d’environ 54 milliards BIF déjà décaissés sans résultats tangibles. Les travaux d’exécution de ce projet avaient débuté en 2011.
Le projet de construction du barrage hydro-électrique de Mpanda est exécuté dans la zone Muyebe, commune Musigati, à la frontière commune des provinces Muramvya, Bubanza et Kayanza. Evariste Ndayishimiye a constaté que les infrastructures déjà construites commencent à s’effondrer. « Un projet qui n’a pas pu être exécuté dans les délais, des bâtiments de service construits s’affaissent d’eux-mêmes », s’est-il indigné.
Pour lui, il n’y a plus de contrôle, le responsable ne le fait pas. «La construction de ce barrage devrait durer combien d’années ? », s’est-il interrogé. Et de dénoncer encore : C’est le même cas avec des routes qui se détruisent avant la fin des travaux. Comme vous le voyez, ces maisons ont été détruites avant la fin des travaux, mais elles sont déjà payées à 60%.»
Pour le président, les pertes dépassent l’entendement. « C’est une honte. Et moi aussi en tant que président, je suis sidéré de constater que 54 milliards ont été décaissés sans résultats tangibles. C’est vraiment une honte. Si on constate les pertes que le pays enregistre, vous allez comprendre l’importance de la bonne gouvernance ».
Une commission pour établir des responsabilités
Evariste Ndayishimiye a juré que cette somme ne disparaîtra à jamais. «Nous sommes pour le moment dans un Etat de droit, nous nous sommes engagés à combattre les voleurs et les corrompus. Primo, nous n’allons pas abandonner le projet. Secundo, le montant empoché par un groupe de gens doit revenir. Je recommande au ministre de l’Energie et des Mines de tout faire en deux semaines pour préciser les pertes et par conséquent établir les responsabilités de chaque intervenant dans le projet », a-t-il insisté.
Evariste Ndayishimiye n’a pas ménagé l’Inspection générale de l’Etat qu’il accuse d’inaction. « Il y a l’Inspection générale de l’Etat. Je l’ai trouvée là à ma prise de fonctions. Est-ce qu’ils ont alerté le président de l’époque que les choses ne marchent pas ? Ses cadres sont concernés. Où étaient-ils quand tout cela se produisait ?», s’est-il interrogé.
Il a également rappelé aux leaders qu’il est important de faire le contrôle et inspection dans les projets du gouvernement pour prévenir les pertes. « Ne restez pas dans vos bureaux. Ici, il s’avère que le ministre restait dans son bureau avec la confiance que son représentant fait son travail. Tous les leaders doivent quitter leurs bureaux pour aller sur terrain pour s’enquérir de la vraie situation et ne pas se fier aux différents rapports qui leur sont envoyés ».
Et d’insister : « Nous ne cessons pas de le dire que quiconque est payé par le pays doit comprendre qu’il est le serviteur de la population. Il doit en effet veiller à leur richesse ».
Côme Manirakiza botte en touche
Contacté pour s’exprimer sur l’échec du chantier du barrage de Mpanda, Côme Manirakiza, ancien ministre de l’Energie et des Mines qui est actuellement membre du parlement, botte en touche. « Le président a annoncé la création d’une commission qui va établir des responsabilités. Attendons ses conclusions. Je n’ai pas de commentaire à faire ».
En août 2016, trois ministres du gouvernement de l’époque dont celui de l’Energie et des Mines, le ministre des Finances et celui de l’Environnement ont conjointement effectué une descente au chantier de construction de la Central hydro-électrique de Mpanda. Côme Manirakiza, ministre de l’énergie et des Mines, avait salué l’état d’avancement des activités. « Les travaux avancent correctement. Ils sont appréciables si nous essayons de voir et de suivre comment les travaux se font. Nous apprécions fermement comment les travaux avancent jusqu’aujourd’hui », a-t-il précisé.
Le ministre en a profité pour remercier tous les partenaires engagés sur ce chantier. Il a parlé de l’entreprise qui exécute les travaux, du bureau de surveillance, de la cellule du ministère chargée de suivi des travaux et la population environnante.
Côme Manirakiza a demandé à l’entreprise de pouvoir comprendre aussi l’environnement dans lequel elle travaille. « Et de notre côté, nous promettons à l’entreprise de pouvoir faire de notre mieux pour qu’elle soit payée. Nous espérons très bien qu’ensemble avec l’entente mutuelle, avec tous les partenaires nous pourrons clôturer ce chantier dont le peuple burundais a tant besoin », a indiqué le ministre de l’Énergie et des Mines.
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« C’est le fruit de la mauvaise gouvernance »
Pour Gabriel Rufyiri, président de l’Observatoire de lutte contre la corruption et les malversations économiques (Olucome), ce dossier du barrage de Mpanda témoigne à suffisance que les corrompus ‘’sont devenus plus forts’’ que l’Etat. « L’Olucome ne cessera jamais de le dire. » D’après lui, tous ces cas de vols, de corruptions, de malversations … constituent un obstacle au développement du pays. Il rappelle par exemple, le refus catégorique de tous les mandataires de déclarer leur patrimoine. « Or, c’est une exigence de la Constitution burundaise. »
Face au dossier Mpanda, il propose de suspendre d’abord provisoirement tous ceux qui seraient impliqués dans cette affaire. Ici, il cite nommément l’ancien ministre de l’Energie et Mines Côme Manirakiza. Il demande, en outre, à la justice de faire son travail. Il suggère aussi la création d’un registre national public. « Là, on va mettre toutes les sociétés, tous les membres fondateurs bénéficiaires des marchés publics. Ce qui permettra alors d’identifier facilement ceux qui sont en train de voler le trésor public. »
M. Rufyiri déplore que ce dossier Mpanda ne soit pas le premier cas de vols, de corruption. « C’est le fruit de la mauvaise gouvernance qui a été érigée, depuis un certain temps, en mode de gouvernement. »
Il rappelle que son organisation a déjà traité beaucoup de dossiers similaires. Cas du dossier Falcon 50 où il y a eu même des audits internationaux. Mais, ce jet présidentiel a fini par être volé. « Il y a eu même un rapport parlementaire, le dossier a été classé sans suite. Le dossier Interpetrol où on évoque un vol de plus de 31 millions BIF. Des commissions d’enquête ont été mises en place, mais lui aussi a été classé sans suite. Ajoutons le dossier concernant l’avion acheté en 2014 par le gouvernement du Burundi. »
Pour les barrages, il rappelle que les nombreuses malversations : « Le 3 juin 2021, le président de la République a visité les constructions du barrage de Kajeke pour l’irrigation agricole. Le constat a été que cet ouvrage est démoli avant même de fonctionner. Je me souviens que le président a mis en place une commission pour enquêter. Cela fait déjà quatre mois. On ne connaît pas encore l’issue de ce dossier. »
D’après lui, ce genre de dossiers ne devrait pas être classé sans suite. Et il laisse un message au président de la République : « Toute la population est derrière vous M. le président si réellement, vous êtes engagé dans ce combat contre la corruption. »
Malgré tout, l’Olucome se dit toujours optimiste : « C’est un combat de longue haleine, mais la lutta continua. »
Où étaient les parlementaires ?
Parmi les activités de l’Assemblée nationale figure le contrôle aussi de l’action du Gouvernement. Là, l’Assemblée nationale essaie de suivre de très près l’application des lois votées et s’emploie très souvent à convoquer les membres du Gouvernement pour leur soumettre les préoccupations de la population. Pour le cas du barrage de Mpanda, Claude Nahayo, président de la Commission parlementaire Bonne gouvernance et de la privatisation avoue qu’ils n’ont pas été informés de la situation. « Nous aussi, nous avons été surpris. On ne savait pas que la situation se présente ainsi. » Pour s’occuper d’un dossier, la commission parlementaire ne s’improvise pas. « Elle travaille sur les informations reçues. Et après, elle effectue une descente sur terrain, établit un rapport et on invite après le ministre concerné pour une séance de questions orales. » Pour ce cas du barrage de Mpanda, comme le président de la République s’est exprimé là-dessus, c’est déjà tard pour s’en occuper, estime M. Nahayo.
Pour lui, l’administration locale, la population n’a pas joué convenablement leur rôle de veilleurs de la chose publique. « Est-ce que les chefs collinaires de la localité n’étaient pas au courant ? Pourquoi n’ont-ils pas alerté ? » Les parlementaires peuvent travailler aussi sur des dossiers évoqués dans la presse. Or, regrette-t-il, ces manquements dans la construction du barrage de Mpanda n’ont pas été rapportés dans la presse.
Côme Manirakiza, un nom dans l’histoire
Le généreux ministre Côme Manirakiza entrera certainement dans l’histoire du pays. C’est le ministre qui a offert un bâtiment au pays. Un bâtiment construit « grâce à ses propres moyens ». A l’époque, ce don étonnant a suscité plusieurs commentaires. Dans le monde, il est rare en effet qu’un ministre dispose de tant de moyens, jusqu’à offrir un bâtiment de plusieurs étages à son « employeur », en l’occurrence le gouvernement. Mais apparemment cela n’a pas choqué en haut lieu. Le généreux ministre sera d’ailleurs décoré par le Président de la République. Soit. Mais il laisse un autre « cadeau », empoisonné celui-là. Le fameux barrage de Mpanda qui a englouti plus de 50 milliards de francs burundais. Aujourd’hui, ce sont des ruines qui accueillent le visiteur. L’ouvrage n’a jamais été construit. Le Président a-t-il pensé à la médaille décernée à l’ancien ministre « pour services rendus à la Nation » quand il a découvert le désastre du barrage de Mpanda ? Personne ne le sait. Une chose est sûre : ces deux « cadeaux » du ministre entreront dans l’histoire. D’abord, ce don d’un bâtiment du ministre à l’Etat burundais. Ce n’est pas très courant en effet. Et enfin, ces ruines à la place d’un barrage hydroélectrique dont le pays a tant besoin. Avec ces deux cadeaux, sa place est faite dans l’histoire du Burundi.
La rédaction (Fabrice Manirakiza, Rénovat Ndabashinze et jeremie Misago)