Depuis la résurgence de la rébellion du M23 dans les provinces du Kivu en République démocratique du Congo (RDC), le rôle du Rwanda a suscité une intense controverse. Kigali est accusé d’appuyer militairement cette rébellion, contribuant à l’embrasement de l’est congolais. Or, loin d’agir isolément, le Rwanda bénéficie de soutiens multiples, étatiques et non étatiques, qui directement ou indirectement renforcent sa politique de déstabilisation militaire et diplomatique dans la région. Ces soutiens, qu’ils soient militaires, diplomatiques, économiques ou géostratégiques, forment un réseau d’alliés qui explique en partie la capacité du Rwanda à poursuivre son agenda destructeur et déstabilisateur dans le Kivu malgré les condamnations. La thèse défendue ici est que la stratégie rwandaise à l’est de la RDC est facilitée par la bienveillance ou la complicité d’acteurs externes qui y trouvent leur intérêt : puissances occidentales séduites par le « modèle » rwandais ou cherchant des avantages géopolitiques, voisins impliqués dans le jeu régional, multinationales profitant des minerais, et organisations internationales à l’efficacité limitée. En examinant les différentes formes de soutien, militaire, diplomatique, économique, et en citant des faits récents (2022–2025), nous verrons comment ces appuis permettent la progression du M23 et des forces pro-rwandaises dans le Kivu. Enfin, nous mettrons en lumière le contraste avec la diplomatie congolaise, souvent jugée passive ou défaillante, avant d’envisager ce qui pourrait inverser cette dynamique de soutien.
Un soutien militaire discret mais déterminant
Sur le plan militaire, le Rwanda jouit de soutiens directs et indirects qui lui permettent de mener des opérations meurtrières dans l’est de la RDC. D’abord, des rapports onusiens ont documenté l’implication directe de l’armée rwandaise aux côtés du M23. Un rapport confidentiel du Groupe d’experts de l’ONU transmis au Conseil de sécurité en août 2022 avançait des « preuves solides » de la participation de soldats rwandais à des attaques contre les FARDC (armée congolaise) en appui aux rebelles du M23. Plus récemment, un rapport d’experts de l’ONU de 2025 affirme que le Rwanda exerce le “commandement et contrôle” du M23, fournissant un soutien critique et des instructions directes aux rebelles. Selon ce rapport, 3 000 à 4 000 soldats rwandais auraient combattu aux côtés du M23 en RDC, une présence massive qui a permis la fulgurante progression des rebelles. En effet, début 2025, le M23 appuyé par Kigali a réalisé une avancée sans précédent, s’emparant des villes de Goma et Bukavu, les deux capitales provinciales du Nord et du Sud-Kivu. Une telle offensive coordonnée a provoqué l’une des pires crises humanitaires au monde, avec plus de 6,5 millions de déplacés en RDC. Ces éléments confirment que le soutien militaire rwandais, troupes, armes, encadrement, est un facteur décisif de la force du M23 sur le terrain.
Cependant, le soutien militaire au Rwanda ne provient pas que de Kigali lui-même. Des acteurs externes ont indirectement renforcé les capacités militaires rwandaises. Les États-Unis entretiennent depuis des années une coopération militaire avec le Rwanda, incluant formation de cadres et entraînement des troupes rwandaises et des programmes de partenariat. De même, plusieurs pays européens ont appuyé les déploiements militaires extérieurs du Rwanda, par exemple en finançant sa mission de maintien de la paix au Mozambique. L’Union européenne, via la Facilité européenne pour la paix (FEP), a alloué 40 millions € (en deux tranches de 20 M€ en 2022 et 2024) pour soutenir les troupes rwandaises envoyées combattre l’insurrection au Mozambicain. Officiellement, cet appui visait la stabilité régionale, mais des voix critiques ont craint que l’aide européenne ne libère des ressources que Kigali peut redéployer au Kivu. En outre, le Rwanda acquiert des équipements militaires grâce à ses alliés : Israël et la Turquie lui ont vendu des drones et armements dans les années récentes, selon des sources médiatiques, ce qui pourrait expliquer l’observation de drones de combat dans le ciel du Sud-Kivu en 2025. Sur le continent africain, l’Ouganda apparaît comme un soutien ambigu. Longtemps rival de Kigali, Kampala partage néanmoins avec le Rwanda l’objectif de contenir les groupes armés congolais hostiles (tels que les rebelles hutus des FDLR) et de profiter des richesses du Kivu. Déjà en 2012, l’ONU avait accusé l’Ouganda, aux côtés du Rwanda, de soutenir le M23. En 2022–2023, l’attitude ougandaise a oscillé : tout en menant officiellement, avec l’armée congolaise, des opérations contre d’autres rebelles (ADF islamistes) en Ituri, l’Ouganda a toléré et peut-être aidé la présence du M23 au Nord-Kivu. En 2025, le Groupe d’experts de l’ONU a révélé que l’armée ougandaise avait doublé sa présence militairedans l’est de la RDC, déployant des milliers de soldats supplémentaires sans coordination avec Kinshasa. Cette posture agressive de l’Ouganda a coïncidé avec la montée en puissance du M23 et a suscité des soupçons de collusion tacite entre Kampala et Kigali pour se partager influence et ressources dans l’est congolais.
Enfin, le contexte d’inaction internationale a constitué une forme de soutien objectif à l’agenda militaire rwandais. Jusqu’en 2023, aucune sanction majeure n’a visé Kigali pour ses ingérences, ce qui a pu encourager sa hardiesse. La Mission de l’ONU en RDC (MONUSCO), forte de 16 000 casques bleus, s’est révélée incapable d’enrayer l’avancée du M23, suscitant un sentiment d’abandon chez les congolais. L’échec de cette force onusienne à protéger le Kivu, combiné au mandat limité de la Force régionale de la Communauté d’Afrique de l’Estdéployée en 2023, a laissé le champ libre aux offensives rwandaises. En somme, par action ou par omission, divers acteurs ont contribué à créer un rapport de force favorable au Rwanda sur le terrain militaire.
Alliances diplomatiques et complaisances politiques
Sur le plan diplomatique, le Rwanda a longtemps bénéficié d’une image positive et de relais influents qui lui assurent un soutien ou une mansuétude au sein de la communauté internationale. Kigali s’est forgé la réputation d’un élève modèle africain aux yeux de nombreux partenaires occidentaux, ce qui a considérablement atténué les critiques à son encontre. Après1994, le régime de Paul Kagame a capitalisé sur la culpabilité des puissances étrangères et a entrepris une reconstruction saluée pour sa stabilité, sa lutte efficace contre la corruption et son développement économique. Aux États-Unis et en Europe, le Rwanda est souvent perçu comme un modèle de réussite africaine, comparable à un Singapour africain. Cette perception a engendré une bienveillance diplomatique : les bailleurs de fonds louent ses progrès en matière de santé et d’éducation, et Kagame a su s’attacher les services de figures occidentales (Tony Blair, Bill Clinton, Howard Buffett, etc.) promouvant le miracle rwandais. D’après des analystes, ce soft power rwandais fait que « des membres clés de la communauté internationale ont offert un soutien indéfectible au Rwanda », en dépit des signaux d’alerte sur ses aventures militaires. En parallèle, le Rwanda s’est rendu indispensable en contribuant massivement aux opérations de paix de l’ONU (en Centrafrique, au Soudan, au Mozambique). Être un fournisseur de troupes de maintien de la paix donne à Kigali un capital diplomatique : difficile de condamner un pays qui aide à régler d’autres crises africaines. Ainsi, les États-Unis ont vu en l’armée rwandaise un partenaire pour la sécurité régionale (lutte contre le terrorisme, professionnalisation des troupes africaines) et ont tissé des liens étroits avec Kigali. Washington a longtemps évité de critiquer frontalement Kagame, privilégiant des discussions discrètes. De même, jusqu’en 2022, les diplomaties occidentales ont minimisé les preuves du soutien rwandais aux rebelles M23, par crainte de déstabiliser un allié considéré comme un « pilier » en Afrique centrale.
Plusieurs États soutiennent donc diplomatiquement le Rwanda, parfois de manière très concrète. Le Royaume-Uni en est un cas emblématique : Londres a conclu en 2022 un accord très controversé avec Kigali pour lui envoyer des demandeurs d’asile indésirables sur le sol britannique, moyennant une aide financière massive (plus de 140 millions de £ déboursés à ce jour). Ce deal migratoire a scellé une alliance politique étroite entre les deux pays. Pour justifier cet accord, Londres a dû fermer les yeux sur le bilan autoritaire du Rwanda et « minimiser les risques » que Kigali fait courir aux réfugiés. Surtout, le gouvernement britannique a gardé le silence sur les agissements de Kagame à l’est du Congo. Alors que les États-Unis, la France, l’Allemagne, la Belgique ou la Suède ont publiquement appelé le Rwanda à cesser son soutien au M23 en 2023, le Royaume-Uni s’est contenté de condamnations vagues d’un « soutien extérieur aux groupes armés » sans jamais nommer Kigali. Cette réserve britannique s’explique largement par la volonté de préserver l’accord migratoire et plus largement la relation privilégiée avec le « bon élève » rwandais. Toutefois, face à l’indignation internationale croissante, il est notable que Londres a envisagé début 2024 de suspendre son aide bilatérale au Rwanda si la situation au Kivu empirait. La menace, brandie sous la pression du Parlement britannique et d’ONG, illustre le dilemme entre réalisme diplomatique et défense des droits de l’homme.
Du côté de l’Union européenne, on observe également une ambiguïté. Officiellement, l’UE a fini par condamner fermement le Rwanda pour son rôle au Congo. En décembre 2022, le Parlement européen a demandé des sanctions contre les autorités rwandaises impliquées dans le soutien au M23. Et en février 2023, l’UE a suspendu une aide militaire prévue pour Kigali. Plus récemment, en mars 2025, le Conseil de sécurité de l’ONU, où siègent plusieurs États européens, a unanimement exigé le retrait des troupes rwandaises de RDC et la fin du soutien au M23 (Résolution 2773). Pourtant, dans les faits, l’Europe a continué jusqu’en 2024 de traiter le Rwanda en partenaire privilégié. En pleine offensive du M23, Bruxelles a signé avec Kigali un Mémorandum d’entente (février 2024) pour un partenariat stratégique sur les minéraux critiques. Cet accord visait à sécuriser l’approvisionnement européen en métaux rares (tantale, étain, tungstène) indispensables aux technologies vertes, en misant sur le Rwanda comme hub d’exportation. Aux yeux de nombreux congolais, ce partenariat revenait à cautionner le pillage des minerais du Kivu par le Rwanda. En effet, trois mois après la signature, le M23 s’emparait de la mine de Rubaya (Nord-Kivu), l’une des plus riches en coltan au monde, réalisant du même coup l’aspiration de Kigali à contrôler ces ressources. Par ailleurs, l’UE a annoncé fin 2023 900 millions € d’investissements au Rwanda via son initiative Global Gateway, malgré les exactions imputées à l’armée rwandaise en RDC. Pourquoi de tels égards ? D’une part parce que la France, sous la présidence d’Emmanuel Macron, a beaucoup rapproché Paris et Kigali après des décennies de froid. Paris a soutenu l’engagement militaire rwandais au Mozambique, y voyant un moyen de protéger les installations gazières de Total Énergies menacées par les djihadistes. Cette convergence d’intérêts a conduit la France à bloquer fin 2024 des tentatives de sanction européenne contre le Rwanda, privilégiant ses intérêts nationaux (sécurité énergétique). D’autre part, le pragmatisme économique a pesé lourd : l’accès aux minerais stratégiques et les opportunités d’affaires dans un pays stable comme le Rwanda ont parfois pris le pas sur les préoccupations éthiques. En somme, la diplomatie rwandaise a su s’entourer d’alliés puissants qui, par calcul géostratégique ou par admiration, ont atténué les pressions internationales à son encontre jusqu’à tout récemment.
Profits miniers et soutiens économiques : le nerf de la guerre
Si les armes font la guerre, ce sont les ressources économiques qui la financent. L’un des moteurs du conflit du Kivu réside dans le butin minier qu’il procure, et à ce jeu, le Rwanda a su s’attirer la collaboration de multiples acteurs non étatiques, trafiquants, entreprises, réseaux financiers, qui constituent un soutien indirect majeur à sa politique de déstabilisation. L’est de la RDC regorge de minerais précieux : or, coltan (minerai de tantale), cassitérite (étain), wolframite (tungstène), cobalt, etc… Ces ressources alimentent les industries mondiales de l’électronique, de l’aérospatial, de l’automobile électrique et du luxe. Le Rwanda, dépourvu de la plupart de ces richesses sur son propre sol, est devenu en quelques années un acteur minier de premier plan, en grande partie grâce à l’exploitation illégale des minerais congolais. Les statistiques officielles et les enquêtes indépendantes convergent : Kigali exporte bien plus de minerais qu’il n’en produit, signe de vastes opérations de contrebande transfrontalière.
Un exemple frappant est celui du coltan (colombo-tantalite). Le tantale extrait du coltan est un composant essentiel des condensateurs de nos téléphones et ordinateurs. Le Rwanda se présente comme un leader mondial du coltan : en 2023, il a exporté 2 070 tonnes de coltan, dépassant même la RDC (1 918 tonnes). Pourtant, la plupart du coltan “rwandais” est en réalité du coltan congolais blanchi. Le groupe rebelle M23 a conquis début 2024 la zone minière de Rubaya (Masisi, Nord-Kivu) qui produit à elle seule environ 15 % du coltan mondial. Selon les enquêteurs de l’ONU, dès sa prise de Rubaya, le M23 a instauré un monopole sur l’exploitation et la vente du tantale : les cargaisons de coltan partent vers le Rwanda voisin, où elles sont mélangées à la production locale et exportées sous label “Made in Rwanda”. Ce stratagème de mélange « lessive » l’origine illicite du minerai et contamine les chaînes d’approvisionnement mondiales. Le rapport de l’ONU de décembre 2024 a qualifié cette fraude de « plus importante contamination des chaînes d’approvisionnement à ce jour », d’autant que les minerais ainsi blanchis se retrouvent chez des industriels internationaux. Des entreprises de négoce, dont la société Boss Mining dirigée par un homme d’affaires rwandais, ont été prises la main dans le sac en train d’acheter du coltan de contrebande au M23. Boss Mining a exporté au moins 150 tonnes de coltan en 2024 (pour 6,6 millions $), soit 6,5 % des exportations rwandaises de ce minerai, alors même qu’elle n’exploite aucune mine de coltan au Rwanda. Ces révélations ont mis en lumière le rôle de certaines sociétés-écrans et réseaux criminels transnationaux dans le financement de la guerre : en achetant des minerais du sang, elles apportent un soutien financier direct aux rebelles pro-rwandais. Les profits sont considérables : les taxes prélevées par le M23 sur l’extraction du coltan à Rubaya lui rapportaient environ 800 000 $ par mois en 2024, de quoi s’armer et recruter de nouveaux combattants.
L’or suit une trajectoire similaire. Le Rwanda a inauguré en 2019 une raffinerie d’or, sans avoir de gisements notables. Résultat, ses exportations d’or ont explosé pour atteindre des records. En 2023, Kigali a exporté 17 tonnes d’or, d’une valeur de 885 millions $, alors que cet or provient quasi-intégralement de l’est congolais. Le M23, depuis fin 2022, s’est emparé de nombreux sites aurifères au Nord-Kivu et en Ituri. En face, la RDC a tenté de barrer la route : en 2022, Kinshasa a créé une entreprise publique (SOCIGOR) censée acheter tout l’or artisanal pour éviter son trafic vers le Rwanda. Mais Kigali a réagi en contournant l’initiative congolaise : les rebelles du M23 ont conquis les mines d’or stratégiques (comme dans le territoire de Walikale), et les flux d’or se sont détournés vers le Rwanda et l’Ouganda. D’après l’ONU, l’Ouganda, autre receleur, a exporté pour 3,4 milliards $ d’or en 2024 en provenance en grande partie du Congo voisin. Cet or aboutit quasi exclusivement aux Émirats arabes unis, principal marché de raffinage. Ainsi, Dubai et les négociants du Golfe, en important cet or sale, jouent un rôle central dans la chaîne logistique mondiale du conflit. Leur appétit pour le métal jaune permet aux soutiens du Rwanda de monnayer le pillage : on parle ici de milices congolaises inféodées, de transporteurs, d’intermédiaires financiers. Ce système d’économie de guerre transfrontalière forme un puissant soutien économique indirect à la politique sanguinaire rwandaise, en lui fournissant les moyens financiers de ses ambitions.
Il convient de souligner que la communauté internationale a tardé à assainir ces circuits. Certes, il existe depuis plus de 10 ans des programmes de « minerais responsables » (système ITSCI, loi Dodd-Frank aux USA imposant le devoir de diligence aux entreprises, etc.). Mais ces mécanismes ont été contournés à grande échelle, au point que les observateurs parlent d’« échec cuisant de la traçabilité » au Kivu. « Tout le monde sait que l’ITSCI ne suffit pas à empêcher le financement des conflits, mais comme il faut bien que les minerais continuent à circuler, personne ne sait par quoi le remplacer ». Des enquêtes de Global Witness en 2022-2023 ont montré que même des négociants européens (par exemple le trader Traxys) auraient acheté du coltan rwandais issu de contrebande congolaise, démontrant l’ampleur de la collusion entre milieux d’affaires et réseaux criminels. Face à cela, début juillet 2024, le Département d’État américain a publié un avertissement officiel aux entreprises sur les risques juridiques et réputationnels liés aux minerais originaires de l’est de la RDC, en citant expressément le Rwanda et l’Ouganda comme pays d’exfiltration de ces ressources de conflit. Fait marquant, le gouvernement congolais a même mandaté des cabinets d’avocats à Washington et Paris pour enquêter sur la chaîne d’approvisionnement et envisager des poursuites contre de grandes firmes technologiques (telles qu’Apple) qui pourraient profiter indirectement de ces minerais pillés. Ce sursaut tardif vise à tarir un soutien économique clandestin sans lequel la machine de guerre du M23 (et donc l’ingérence rwandaise) ne pourrait pas tourner à plein régime.
Organisations internationales et faiblesse de la réponse congolaise
Le rôle des organisations internationales dans cette crise pose question : sont-elles des contre-pouvoirs efficaces ou contribuent-elles, par leur inertie, à soutenir indirectement le Rwanda ? L’Organisation des Nations unies a fourni les preuves accablantes du soutien rwandais au M23 via les rapports de son Groupe d’experts, mais ses organes politiques ont été longtemps paralysés. Le Conseil de sécurité, du fait des jeux d’alliances, n’a pu qu’exprimer son « inquiétude » en 2022 et 2023. Il a fallu attendre février 2025 pour le voir condamner explicitement Kigali pour la première fois, en exigeant le retrait des troupes rwandaises de RDC et la fin de l’appui au M23. Cette résolution (2773) a marqué un tournant diplomatique, salué comme la fin d’un tabou. Pourtant, son impact reste limité si elle n’est pas suivie d’actions (sanctions, embargo sur les minerais du conflit, etc.). L’Union africaine (UA), quant à elle, a adopté une position prudente. Engagée dans une diplomatie de couloir, elle a soutenu les initiatives régionales sans jamais blâmer publiquement un État membre. On se souvient qu’en 2018, Paul Kagame présidait l’UA et promouvait l’« intégration africaine », son aura au sein de l’organisation panafricaine explique en partie la retenue de celle-ci. En réalité, l’UA s’est alignée sur la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs (CIRGL) et la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC), qui ont piloté les médiations. La CIRGL (organisation régionale incluant la RDC, le Rwanda, l’Ouganda, le Burundi, etc.) a parrainé des sommets de crise à Luanda et Nairobi en 2022-2023, débouchant sur des communiqués appelant au cessez-le-feu et au retrait du M23. Mais faute de mécanismes contraignants, ces appels sont restés lettre morte, le M23 n’ayant cessé de gagner du terrain malgré l’annonce de retraits échelonnés. La Force régionale de l’EAC, déployée en 2023 avec des contingents kenyans, ougandais, burundais et sud-soudanais, a elle aussi déçu : accusée de passivité, elle a été perçue par la population comme un écran de fumée diplomatique. Kinshasa a d’ailleurs demandé sa réévaluation en juin 2023 et a refusé catégoriquement la participation de troupes rwandaises en son sein. Au final, l’ONU, l’UA, la CIRGL et l’EAC n’ont pas su empêcher ce que certains diplomates redoutent comme un « scénario de Crimée » au cœur de l’Afrique, à savoir une annexion de facto d’une partie du territoire congolais par le Rwanda via le M23. Le multilatéralisme africain et onusien s’est révélé impuissant, ce qui équivaut à un feu vert implicite pour Kigali jusqu’à une date récente.
Face à cette situation, la diplomatie congolaise a souvent été qualifiée de passive ou défaillante, incapable de contrer les soutiens dont jouit le Rwanda. Il est vrai que Kinshasa donne parfois l’image d’un gouvernement débordé, plus prompt à lancer des invectives qu’à monter des ripostes coordonnées. Par exemple, la RDC a expulsé l’ambassadeur rwandais en octobre 2022 et rompu tout dialogue direct, ce qui a privé le pays de canaux de négociation. Pendant longtemps, les autorités congolaises se sont contentées de dénoncer « l’agression rwandaise » dans les médias et les tribunes internationales, sans obtenir de mesures concrètes de leurs partenaires. Le Président Félix Tshisekedi, en poste depuis 2019, a cherché d’une part à s’appuyer sur l’alliance avec l’Ouganda (opération conjointe Shujaa contre l’ADF en 2022) au risque de diviser le front régional, et d’autre part à mobiliser l’Occident en jouant sur la fibre morale. En décembre 2022, Tshisekedi interpellait ainsi la communauté internationale : « Va-t-elle permettre qu’un État membre de l’ONU soit démantelé par la force, ou va-t-elle dire stop ? ». Ce cri d’alarme a mis du temps à être entendu. Ce n’est qu’après la chute de villes majeures (comme Goma et Bukavu) et l’ampleur du désastre humanitaire que les grandes puissances ont commencé à hausser le ton en 2025. En interne, la diplomatie congolaise a aussi souffert de l’instabilité et de la corruption. Plusieurs ministres des Affaires étrangères se sont succédé en peu de temps, rendant l’action brouillonne. Par ailleurs, Kinshasa a parfois envoyé des signaux contradictoires : tout en accusant légitimement le Rwanda de pillage, le pouvoir congolais a entretenu des pratiques douteuses (trafics impliquant des généraux, négociations secrètes avec des hommes d’affaires sanctionnés comme Dan Gertler, etc.) qui ont coupé sa crédibilité. L’absence d’un front diplomatique panafricain uni derrière la RDC est l’une des grandes faiblesses exploitées par Kigali. Néanmoins, on note un léger changement en 2025 : la RDC a réussi à obtenir un accord de paix de principe avec le Rwanda (accords de Washington de décembre 2025, sous l’égide des États-Unis) prévoyant le retrait des troupes rwandaises et un engagement mutuel à ne plus soutenir de rébellions. Parallèlement, le M23 a entamé des pourparlers à Doha avec Kinshasa, sous médiation qatarie, débouchant sur une Déclaration de principes en juillet 2025. Ces développements restent fragiles, mais traduisent l’idée que la diplomatie congolaise, soutenue enfin par de nouveaux médiateurs, peut commencer à endiguer l’élan du Rwanda si elle est plus offensive et adroite.
L’attrait du « modèle rwandais » et les intérêts stratégiques en jeu
Pourquoi tant d’acteurs ont-ils fermé les yeux ou soutenu plus ou moins ouvertement le Rwanda dans sa politique de déstabilisation au Kivu ? Il apparaît que chaque soutien est guidé par des intérêts stratégiques bien compris. Pour les États-Unis, le Rwanda représente un îlot de stabilité dans une région instable, un partenaire militaire fiable (notamment pour contrer le terrorisme en Afrique de l’Est) et un acteur clé pour l’accès aux minéraux stratégiques nécessaires aux industries de haute technologie et aux énergies renouvelables. Washington a longtemps considéré que ses intérêts en matière de sécurité (contenir les groupes armés islamistes) et d’approvisionnement (cobalt, tantale, étain du Congo) pouvaient être servis en traitant Kigali comme un allié privilégié. Certes, l’administration Biden a critiqué le Rwanda dès 2022, et l’administration Trump (depuis 2025) a même imposé des sanctions ciblées en novembre 2025, le Trésor américain a sanctionné un haut ministre rwandais impliqué dans le trafic de minerais et le porte-parole du M23, avec ses sociétés écrans. Mais ces mesures arrivent après des années de relative indulgence. Côté Royaume-Uni, l’intérêt est d’abord politique et migratoire : Kigali offre une solution au casse-tête des migrants illégaux, ce qui pour Londres justifie un investissement financier et un soutien appuyé au régime de Kagame, malgré les controverses. Par ailleurs, le Royaume-Uni, comme la Belgique, voit au Rwanda un pays d’influence historique (anglophone pour l’un, francophone pour l’autre) qui peut servir de tête de pont pour leurs intérêts en Afrique des Grands Lacs. La Belgique, ancienne puissance coloniale tant au Congo qu’au Rwanda, a oscillé dans son positionnement : si Bruxelles a poussé début 2024 à suspendre l’accord UE-Rwanda sur les minerais par solidarité envers Kinshasa, elle maintient aussi des liens étroits de coopération avec Kigali. Le France, on l’a vu, a des motivations géo-économiques claires (sécurité de Total Énergies au Mozambique) et un objectif diplomatique de réconciliation avec Kagame pour tourner la page de l’ère Mitterrand-Habyarimana. Ce réalignement a conduit Paris à protéger Kigali sur la scène européenne en 2023-2024.
Les pays voisins africains ont chacun leurs calculs. L’Ouganda partage une frontière poreuse avec le Nord-Kivu et l’Ituri ; pour le président Museveni, permettre au Rwanda d’affaiblir les groupes rebelles congolais (y compris ceux hostiles à Kampala) tout en profitant de la manne aurifère conjointe est un équilibre opportuniste. D’ailleurs, Kampala profite tout autant que Kigali de la contrebande de l’or congolais, comme en témoigne ses exportations records. Le Burundi, autre voisin, est dans une posture différente : allié de Kinshasa, il craint l’extension de l’influence rwandaise et l’éventuelle résurgence de rébellions burundaises à partir du Sud-Kivu. Au final, chaque État agit selon ses intérêts nationaux : quand ceux-ci convergent avec ceux du Rwanda, un soutien direct ou tacite émerge ; quand ils divergent, l’opposition reste modérée si le rapport de force ne lui est pas favorable.
Les multinationales et acteurs privés complètent ce tableau. L’industrie mondiale des composants électroniques et des smartphones a un intérêt matériel évident à ce que le tantale, l’étain ou le tungstène continuent d’arriver à ses usines sans perturbation. Certains industriels ont donc tout intérêt à ne pas regarder de trop près l’origine exacte des cargaisons, pour éviter de coûteuses restructurations de leurs chaînes d’approvisionnement. Le silence relatif de grandes entreprises sur la crise du Kivu s’explique par cette dépendance aux minerais. Néanmoins, la donne commence à changer sous la pression d’ONG et de consommateurs exigeant des « minerais propres ». Des géants comme Apple ont été publiquement pointés, incitant des actions préventives. En décembre 2025, on apprenait que Tesla et Apple examinaient des filières d’approvisionnement alternatives pour le cobalt et le tantale afin d’éviter les fournisseurs liés au Rwanda ou à l’Ouganda, signe que la stigmatisation du label sang commence à inquiéter le secteur privé. Ainsi, le soutien indirect du secteur privé au Rwanda, par le biais de l’achat de minerais de conflit, n’est pas monolithique et pourrait s’éroder si les risques légaux augmentent (par exemple via des poursuites judiciaires ou des sanctions commerciales ciblées).
En somme, le Rwanda a su mobiliser autour de lui un ensemble d’alliances et de complicités diverses, chacune mue par des intérêts stratégiques : sécurité régionale, opportunités économiques, gestion migratoire, accès aux ressources, poids de l’histoire ou de la culpabilité, admiration idéologique pour le « miracle rwandais ». Cette constellation de soutiens explique pourquoi, malgré de nombreuses preuves et alertes, Kigali a pu poursuivre sa politique déstabilisatrice et sanguinaire en RDC pendant des années avec un relatif couvert diplomatique. Toutefois, ces soutiens ne sont pas gravés dans le marbre. La question se pose alors : qu’est-ce qui pourrait contraindre ou modifier cette dynamique de soutien dont bénéficie le Rwanda ?
Vers un retournement de la dynamique internationale ?
L’avenir de la crise à l’est de la RDC dépendra en partie de la capacité à remettre en cause le système de soutiens qui a porté la stratégie sanguinaire rwandaise. Plusieurs évolutions récentes suggèrent un frémissement. D’abord, la prise de conscience internationale s’est accrue face à la gravité du conflit. En 2025, pour la première fois depuis des décennies, les grandes puissances ont agi de concert pour hausser le ton contre Kigali, au point que le gouvernement rwandais se retrouve diplomatiquement isolé. La suspension de nouvelles aides par l’Allemagne (93,6 millions € gelés dès mars 2025) envoie un message clair que des conséquences financières peuvent suivre. Si d’autres bailleurs (Royaume-Uni, Banque mondiale, Union européenne) traduisaient leurs condamnations en coupes budgétaires ou en conditionnalités strictes, le levier économique pourrait peser : rappelons qu’en 2012, la menace coordonnée de retrait d’aides avait contribué à la reddition du M23. Ensuite, sur le terrain judiciaire, les sanctions ciblées commencent à frapper les acteurs clés du réseau de soutien rwandais (officiers supérieurs, intermédiaires financiers, entreprises écrans). L’ONU a sanctionné dès 2022 quelques chefs du M23 et, en 2023-2024, l’UE a inscrit sur la liste noire plusieurs officiers rwandais impliqués (dont trois généraux). Si ces mesures s’intensifient (gel des avoirs, interdictions de voyage, procédures judiciaires pour complicité de crimes de guerre, de crimes de sang, de crimes contre l’humanité), elles pourraient dissuader les soutiens non étatiques, banques, traders, transitaires, de continuer leurs affaires louches et inhumaines avec le Rwanda.
Par ailleurs, la société civile et l’opinion publique internationales jouent un rôle croissant. Le récit du « Rwanda pays modèle » se fissure à mesure que circulent les images de civils congolais massacrés, de camps de déplacés surpeuplés et de charniers attribués au M23. Même les partenaires autrefois indulgents ne peuvent ignorer que « les rebelles M23 soutenus par le Rwanda laissent derrière eux une traînée grandissante de crimes de guerre contre des civils », comme l’affirme Human Rights Watch. La pression d’ONG internationales, de lobbies humanitaires et de l’opinion pourrait forcer les gouvernements à conditionner leurs relations avec Kigali au respect de la paix. Le Rwanda a longtemps misé sur son excellente communication et son poids moral post-conflit 1994 pour éviter la critique, mais ce capital d’image s’érode.
Enfin, l’évolution du contexte régional pourrait aussi contraindre Kigali. La RDC organise des élections fin 2025-début 2026 : un nouveau leadership à Kinshasa (ou le renouvellement de Tshisekedi avec un mandat renforcé) pourrait raffermir la diplomatie congolaise et nouer d’autres alliances (par exemple avec des puissances émergentes prêtes à aider militairement la RDC, ou via la SADC, la Communauté d’Afrique australe, traditionnellement moins alignée sur Kigali). De plus, d’autres crises africaines (Sahel, Soudan) rebattent les cartes des priorités occidentales : si les États-Unis et l’Europe sentent leur influence menacée en Afrique centrale par des ingérences de concurrents (Russie, Chine via des accords miniers avec la RDC), ils pourraient reconsidérer le chèque en blanc accordé à Kagame et soutenir plus fermement l’intégrité territoriale de la RDC pour ne pas la voir basculer dans un camp opposé.
En définitive, le soutien dont bénéficie le Rwanda à l’est de la RDC n’est pas immuable. Il résulte d’un équilibre d’intérêts qui peut se renverser si le coût moral ou stratégique de l’appui à Kigali devient trop élevé. L’ouverture se dessine vers une possible remise en cause de cette dynamique : cela pourrait passer par un accord de paix global impliquant toutes les parties (y compris le M23) avec des garanties internationales, par un renforcement des mécanismes de traçabilité des minerais (pour couper les financements des groupes armés), et par une implication plus résolue des organisations régionales pour désamorcer la méfiance entre Kigali et Kinshasa. La question posée récemment par un diplomate congolais reste d’actualité : « la communauté internationale permettra-t-elle qu’un État soit déstabilisé impunément par un voisin, ou se lèvera-t-elle pour dire stop ? ». Les prochains mois diront si enfin, une réponse collective forte contraindra le Rwanda à revoir sa politique au Kivu, ou si au contraire, les soutiens dont il dispose prolongeront encore une crise aux conséquences tragiques pour la RDC et la région des Grands Lacs.
Par Bazikwankana Edmond



