Burundi / RDC : De Mutware à Mwami – Qui est Kinyoni II Félix, chef des Barundi au Congo ?

L’interview de Kinyoni II, publiée par Yaga, éclaire la complexité historique des Barundi de la RDC, en évoquant une identité spirituelle ancienne, liée à Ingoma y’Uburundi, distincte des constructions administratives coloniales.

Gitega, 15 /12/ 2025 – Cette analyse fait suite à la publication, par Yaga-Burundi.com le 11 décembre 2025, de l’interview intitulée « Rois, guerres et exil : l’histoire des Barundi du Congo racontée par Kinyoni II », qui a suscité de vives interrogations au sein d’une partie de la communauté burundaise.

 

             L’identité ancestrale des Barundi s’inscrit dans le passé ancien de la région des Grands Lacs africains, marqué par un vaste ensemble politique : l’Empire Mwene Mwezi [1]. Cet espace était structuré par de nombreuses lignées, appelées miryango ou kanda (terme équivalent en kikongo), telles que les Baganda, Bafulero, Bashi, Bajiji, Baha, Benegwe, Banyakarama, Bashubi, Babembe, Bahanza, Bavumu, Balengwe, Bachaba, etc.

Ces lignées étaient présentes sur des territoires correspondant aujourd’hui au Burundi, au Rwanda, à l’Ouganda, à la Tanzanie, à la RDC, à la Zambie, au Soudan, à l’Éthiopie, au Kenya, au Malawi, au Mozambique, etc. Il s’agissait, en quelque sorte, d’une forme ancienne de diaspora [2] régionale.

Éloignées de leur terre sacrée (itongo) — lieu de leur identité, de leur ancêtre ou de leur « esprit purifié » —, ces lignées se plaçaient « administrativement » sous l’autorité d’une nouvelle alliance (Ubuganwa). Celle-ci était dirigée par un chef de localité (Mwami), lui-même chef des Bataka (chefs de lignées) de la région concernée.

Ainsi, un Munyakarama (membre du muryango des Banyakarama) résidant aujourd’hui dans la plaine de la Ruzizi en RDC avait pour chef direct son Mutaka. Ce dernier relevait de l’Ubuganwa locale, sous l’autorité du Mwami administratif d’Ingoma yu Bushi.

Toutefois, en vertu de l’Ubungoma [3] — la cosmologie liée au Tambour sacré — le Mwami spirituel d’Ingoma y’Uburundi (celui de la localité où se trouvait l’itongo familial ou ancestral) demeurait leur « vrai chef ». Dans cette logique, ce même Munyakarama de la Ruzizi avait pour référence spirituelle le Mwami d’Ingoma y’Uburundi.

Sur le plan identitaire, une personne liée à l’Ubungoma se référait donc à une hiérarchie précise :

  1. La divinité suprême : Mukakaryenda (la « femme Tambour sacré » Karyenda), Imana et Kiranga.

  2. Le chef de lignée : Le Mutaka.

  3. Le chef spirituel : Le Mwami spirituel (celui d’Ingoma y’Uburundi).

  4. Le chef administratif : Le Mwami administratif (ici, avec l’exemple du Munyakarama, celui d’Ingoma yu Bushi).

Ceux que l’on nomme aujourd’hui « Barundi » le sont parce que leur lieu de « pèlerinage » spirituel et leur centre d’allégeance était Ingoma y’Uburundi, désigné comme le lieu caché où demeure l’ancêtre. Être Murundi, c’est porter dans son umutima (cœur) l’essence de son identité : dans son âme, Mukakaryenda, le Tambour sacré Karyenda, et dans son esprit, le Mwami spirituel d’Ingoma y’Uburundi.

 

            L’un des moteurs des déplacements et de l’expansion de ces territoires par les miryango était l’Ubugeni [4] — le mariage coutumier entre lignées. Ces unions étaient encadrées par des contrats sociaux (gusaba irembo, ou pré-dot, et inkwano, ou dot), formant des accords diplomatiques durables qui renforçaient et étendaient l’Empire.

L’ensemble de ces contrats et outils diplomatiques formait l’Ubuganwa, qui régissait l’Empire Mwene Mwezi. L’Empire se construisait par des alliances et des unions entre umuryango ou kanda. Ces lignées constituaient le socle de la science politique ancienne, avant que la colonisation belge ne les remplace progressivement par des partis politiques, notamment au Burundi après 1959.

L’Empire organisé autour d’Ingoma y’Uburundi reposait sur cette diaspora de Barundi dispersée. Dans leurs localités de résidence, ces Barundi étaient administrés par un Mutware, choisi selon l’Ibanga des Barundi (la vérité des Barundi, fondée sur la connaissance des lois du cosmos, de la nature et des mystères) par les Banyamaganga, puis nommé par le Mwami d’Ingoma y’Uburundi. Les Barundi de la Ruzizi, par exemple, avaient un Mutware qui gouvernait en accord avec leurs Bataka locaux.

Exemple Historique : À l’époque de Ntare Rugamba Rugobora (Mwami d’Ingoma y’Uburundi), qui avait scellé un mariage (Ubugeni) avec Nyamvura, fille du Mwami d’Ingoma yu Bushi, le Mwami d’Uburundi nomma Ntororwe (umuryango : Banyakarama) comme Mutware  ( ou Muganwa w’inkebe ). Il était épaulé par des fonctionnaires d’État, appelé  Tutsi chez les Barundi  tel que Rushatsi (  umuryango : Muhanza) responsables de grands troupeaux d’inka (vaches);  Babaha (de la famille de Rusavya, chef de l’Uzige); et Ndirariho ( umuryango : Mutsindagire).

           

            Au XIXᵉ siècle, avec l’arrivée des colonisateurs, de nombreux miryango vivaient dans la plaine de la Ruzizi, relevant tous de l’autorité du Mwami administratif du Bushi. Selon l’Ubungoma, le Bushi représentait la surface du ciel — la partie supérieure du Tambour sacré d’où jaillissent les sons.

Ces miryango conservaient leurs Bami spirituels. Ceux qui reconnaissaient Mwezi Gisabo Gisonga comme Mwami spirituel étaient des Barundi, liés à Ingoma y’Uburundi. Leur Mutware dans la Ruzizi était alors Kinyoni (du muryango Banyakarama).

L’interview de Kinyoni II Félix, ancien de la chefferie des Barundi en RDC, retrace la généalogie de sa lignée jusqu’en 1725 ( Ndabagoye III Richard, Ndabagoye Floribert, Kinyoni II Félix, Ndabagoye Edmond, Mugabo, Kinyoni II, Kinyoni I, Rushimba, Rugendeza, Makoro, et Ntorogogwe.) Avant la colonisation, les membres de sa lignée étaient des Barundi de la diaspora au sein de l’Empire Mwene Mwezi, ayant pour Mwami spirituel Mwezi Gisabo Gisonga (chef d’Ingoma y’Uburundi) et pour Mwami administratif Kabare Rugemaninzi (chef d’Ingoma yu Bushi).

C’est avec la colonisation que la situation change radicalement. Sous l’injonction de l’administration belge, les habitants d’une localité devaient être regroupés en collectivités sous l’autorité d’un chef de territoire ou de village. C’est ainsi que la chefferie des Barundi fut créée dans la plaine de la Ruzizi. Les Barundi (ceux dont le Mwami spirituel était Mwezi Gisabo) se retrouvèrent dirigés par un chef murundi, désormais subordonné à l’administration coloniale, et non plus au Mwami administratif du Bushi.

Le Mutware Kinyoni devint alors, sous la colonisation belge, chef des Barundi dans la chefferie de la plaine de la Ruzizi, recevant le titre de « Mwami des Barundi » du Congo. Il n’était pourtant qu’un Mutware d’Ingoma y’Uburundi au Bushi.  Suite à cette déformation coloniale, passant de Mutware à Mwami, ses descendants furent ensuite reconnus comme chefs par l’administration coloniale, adoptant à leur tour le titre de « Mwami des Barundi » de la plaine de la Ruzizi.

Kinyoni II Félix est ainsi présenté comme le descendant de Kinyoni, le dernier Mutware d’Ingoma y’Uburundi dans la Ruzizi. Aujourd’hui, en raison des héritages coloniaux, cette lignée porte le titre de « Mwami des Barundi », alors que, selon l’Ubungoma — à travers l’Ibanga et l’Ubuganwa — ce titre relèverait exclusivement du chef suprême des Bataka d’Ingoma y’Uburundi, chef de tous les Barundi. Dans la tradition évoquée ici, un tel écart aurait autrefois été sévèrement condamné.

            Suite aux enjeux géopolitiques récents, à partir de 1996, la « Croix et la Bannière » [5] a utilisé « l’outil raciste géopolitique colonial du conflit interethnique Hutu-Tutsi » créé par Hans Meyer en 1911 [6]. Cet outil géopolitique et géostratégique a servi à créer les Banyamulenge du Congo (RDC), comme une « ethnie Tutsi » de RDC Congo, alors qu’il ne s’agit que d’une diaspora du Rwanda.

Dans cette perspective, le Rwanda de la « Croix et la Bannière » a même envisagé d’intégrer les Barundi de la plaine de la Ruzizi comme « ethnie Tutsi » au Congo. Certains Barundi, manipulés, sont entrés dans ce jeu. Heureusement, la majorité a refusé ce piège. Ce comportement explique la persécution actuelle des Barundi de RDC par d’autres communautés (ex. Bafulero, Bashi, etc.) au Congo et, par conséquent, la présence de Kinyoni II Félix au Burundi.

Le Rwanda de la « Croix et la Bannière » espère également utiliser certains Barundi de la RDC contre le Burundi actuel (ex-Ingoma y’Uburundi), dans le but d’y installer un pouvoir lié à la Colonialité autre que celui du CNDD-FDD en place depuis 2005. C’est dans cette même dynamique que le Rwanda prépare un groupe de Bashingantahe burundais dans la diaspora pour l’aider à mettre en place au Burundi un dirigeant « acceptable » pour les Barundi, peut-être même un « Mwami des Barundi du Congo »…

 

Références

[1] Nahimana Karolero Pascal, Histoire du Burundi : Les grandes dates de l’histoire des Barundi et de l’État millénaire africain – Ingoma y’Uburundi, Bruxelles, Génération Afrique, 2024. | https://nahimanakarolero.com

[2] Nahimana Karolero Pascal, Burundi : La diaspora burundaise – Du monde, de Belgique et d’ailleurs. Histoire, trajectoires et ancrage, Bruxelles, Génération Afrique, 2025.

[3] Nahimana Karolero Pascal, Réfugiés du Burundi — Quand Ingoma s’est tu. Histoire géopolitique d’un peuple brisé par la colonialité, Bruxelles, Génération Afrique, 2025.

[4] Barengayabo Marc, La dot matrimoniale au Burundi, Pontificia Universitas Lateranensis, 1975, 219 p.

[5] Baranyanka Charles, Le Burundi face à la Croix et à la Bannière, Bruxelles, 2015. (« La Croix et la Bannière » désigne l’alliance historique entre le Vatican, la France – notamment via les Pères Blancs de Lavigerie –, l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique et les États-Unis contre l’ordre traditionnel burundais depuis le XIXᵉ siècle.)

[6] Rugurika Mathias, Repères historiques du Burundi, Tome 1 : de la période précoloniale à l’indépendance du 1er juillet 1962, 2022.

Sources : Nahimana P., https://burundi-agnews.org, Lundi 15 décembre 2025 | Photo : Yaga-Burundi.com