Source: lemonde.fr
Des fonctionnaires français, des journalistes et de simples citoyens sont cités dans le dossier tout juste déclassifié de la mort en 1987 du président burkinabé.
Depuis près d’un mois, les dossiers s’accumulent sur le bureau du juge burkinabé François Yaméogo. Des centaines d’auditions et d’enregistrements, jusqu’ici classés « secret défense » par la France. Ces archives, « sensibles », toujours sous le secret de l’instruction, devraient apporter de nouvelles révélations sur l’assassinat du jeune président Thomas Sankara, le 15 octobre 1987.
C’était l’un des engagements pris par le président Emmanuel Macron lors de sa visite à Ouagadougou en novembre 2017. « Tous les documents produits par des administrations françaises pendant le régime de Sankara et après son assassinat [seront] déclassifiées et [pourront être] consultées en réponse aux demandes de la justice burkinabée », avait-il alors affirmé. Un an plus tard, c’est promesse tenue. Un premier volet « des archives des ministères des affaires étrangères et de la défense » a été transmis, par voie diplomatique, au juge d’instruction militaire en charge du dossier, le 9 novembre dernier. Un deuxième lot provenant « de la présidence française » doit suivre dans les semaines à venir, indique l’entourage d’Emmanuel Macron.
« Nouveaux rebondissements »
« J’ai appris beaucoup de choses, il y a de nouveaux éléments très importants que je découvre moi-même, alors que je suis l’affaire depuis 1987 », confie un des avocats de la famille Sankara, qui a passé « près de quatre heures » vendredi à consulter les documents déclassifiés mais aussi les auditions d’une commission rogatoire internationale, mise en place en février 2017, afin d’auditionner les personnes susceptibles d’apporter des éléments sur une éventuelle implication de la France dans la mort de Thomas Sankara. « Il peut y avoir des rebondissements, des hommes politiques français pourront même être éclaboussés », affirme une source au Monde, expliquant que des auditions « de personnes qui occupaient un poste à haut niveau au sein de l’administration française à cette période, des journalistes et de simples citoyens » figurent dans le dossier ainsi que des notes « de l’ambassade de France au Burkina Faso de l’époque ».
Sur le rôle joué par ces autorités, l’avocat préfère rester prudent : « Quand on parle de l’implication de puissances extérieures, française, russe ou américaine, nous n’avons pas pour le moment d’éléments probants et fiables, nous venons à peine de découvrir les nouvelles pièces. Mais aucune piste n’est à écarter. »
Deux noms reviennent à « plusieurs reprises » dans les différents documents. « Ceux de Charles Taylor et de Prince Johnson. Il y a des témoignages de leurs entourages et des articles qui les citent », précise l’avocat. Les soupçons contre l’ancien président du Liberia, condamné pour « crimes contre l’humanité » par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, et l’ex-chef de guerre libérien ne sont pas nouveaux. Pour certains, les deux hommes seraient même bel et bien impliqués dans le renversement du dirigeant burkinabé.
Le « mystère Sankara »
Trente-et-un ans après les faits, le dossier s’est complexifié. « Du temps s’est écoulé, des pièces ont disparu, des gens sont morts », regrette cet avocat de la famille. Pourtant le « mystère Sankara » continue, lui, de hanter les esprits. Que s’est-il passé ce jour du 15 octobre 1987 au Conseil de l’Entente ? Qui a donné l’ordre au commando de tirer sur le jeune président révolutionnaire et ses douze compagnons ? En septembre 1997, une première plainte contre X « pour assassinat » avait été déposée par sa veuve, Mariam Sankara. Mais il aura fallu attendre mars 2015 et la chute de l’ancien dirigeant Blaise Compaoré, un des principaux suspects, pour que l’enquête soit relancée. Aujourd’hui, le flou persiste toujours, y compris sur les dépouilles présumées de Thomas Sankara et de ses compagnons, exhumées en mai 2015. Les résultats d’analyses ADN de laboratoires français et espagnol, livrés en juin 2017, n’ont pas permis de conclure.
Il y a trente ans, Thomas Sankara mourait. A Ouagadougou lors de la commémoration du destin tragique du révolutionnaire en octobre 2017.
Il y a trente ans, Thomas Sankara mourait. A Ouagadougou lors de la commémoration du destin tragique du révolutionnaire en octobre 2017. AHMED OUOBA / AFP
Deux mandats d’arrêt internationaux ont déjà été émis à l’encontre de Blaise Compaoré, réfugié en Côte d’Ivoire – pour « assassinat », « recel de cadavre » et « atteinte à la sûreté de l’Etat » – et Hyacinthe Kafando, le chef du commando. Au total, plus d’une dizaine de personnes ont été inculpées, dont le général Gilbert Diendéré, l’ancien chef d’état-major particulier de M. Compaoré, également poursuivi dans le cadre du putsch manqué de 2015 au Burkina Faso.
Les pistes sont nombreuses, parfois contradictoires. Complot du clan du président Compaoré, son frère d’arme et rival ? Des Libyens ? Des Ivoiriens ? ou encore des services secrets français et américains ? Une chose est sûre, les prises de position du père de la révolution burkinabée, anti-impérialiste et panafricaniste dérangeaient. « Il tranche trop, à mon avis, il va plus loin qu’il ne faut », déclarait ainsi François Mitterrand lors d’une visite officielle le 17 novembre 1986. Thomas Sankara sentait-il la menace se rapprocher ? En 1987, l’année de son assassinat, il confiait : « Je me sens comme un cycliste qui est sur une crête et ne peut s’arrêter de pédaler sinon il tombe. »
Sophie Douce (Ouagadougou, correspondance)