Libye, Mali, Cameroun, Centrafrique… l’effet domino du terrorisme
(Jeune Afrique 04/06/14)

À première vue, les violences au Nord-Mali, au Nigeria ou en Centrafrique ont peu de chose en commun. Pourtant, tout est lié, et c’est en partie à Kadhafi qu’on le doit. Enquête sur cet arc de crises qui inquiète les chancelleries.

Trafics

Où sont passées les armes de Kadhafi ?

C’est l’héritage maudit de Kadhafi. Des milliers d’armes et de munitions qui se jouent des frontières, transitent par le Niger, le Tchad ou le Soudan pour finir entre les mains de groupes terroristes implantés au Nigeria, au Mali ou en Somalie. Et bientôt trois ans que cela dure ! En mars 2013, des soldats français de l’opération Serval saisissaient encore près de Gao et dans la région de l’Adrar des Ifoghas, au Mali, des missiles sol-air à moyenne portée de type SA-7b, de fabrication soviétique. Selon les conclusions du groupe d’experts du Conseil de sécurité de l’ONU sur la Libye, rendues en février, des émissaires d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), du Mouvement pour l’unité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) et d’Al-Mourabitoune font toujours des allers-retours entre le sud de la Libye et le nord du Mali. Bien sûr, la présence des Français et des hommes de la mission onusienne au Mali (Minusma) ont compliqué la tâche des terroristes et des contrebandiers. Mais les millions de dollars générés par le trafic de drogue et les libérations d’otages ont permis l’ouverture de nouvelles « routes » à travers le Sahel. Chez les Toubous, beaucoup ont vendu au plus offrant leur parfaite connaissance de cette zone, à cheval entre la Libye, le Tchad et le Niger. N’Djamena dit ainsi avoir interpellé sur son territoire plusieurs nomades reconvertis en trafiquants d’armes en 2012 et équipés de missiles sol-air. En mars et en mai de l’année suivante, le Tchad disait encore avoir la preuve que des armes libyennes étaient acheminées jusque dans le nord du Nigeria, où opère Boko Haram. Résultat : la secte islamiste dispose aujourd’hui d’un équipement digne de celui d’une petite armée régulière, selon les autorités françaises.

Quand les trafiquants ne passent pas par le Tchad, c’est par le Niger et le lac Tchad qu’ils transitent.

Et quand les trafiquants ne passent pas par le Tchad, c’est par le Niger et le lac Tchad qu’ils transitent ; la zone est si sensible qu’elle est étroitement surveillée par les autorités des pays concernés avec l’appui de la France, qui vient de renforcer son dispositif en matière de renseignements au Niger, où sont également stationnés des drones américains.

Enfin, même en Centrafrique, la Séléka est soupçonnée d’avoir eu entre les mains des armes provenant des stocks libyens. Mais, fabriquées en Corée ou en ex-Yougoslavie, celles-ci peuvent aussi avoir été puisées dans les stocks de l’armée régulière, puisque dans les années 1980 et 1990 Kadhafi ne se gênait pas pour approvisionner Bangui.

Mali

Bamako n’en finit pas de perdre le Nord

C’est le double effet Kidal. Les affrontements meurtriers qui ont opposé les troupes maliennes aux éléments armés des groupes rebelles à partir du 17 mai dans le fief des Touaregs et la déculottée subie par l’armée malienne, le tout sous l’oeil d’un petit contingent de soldats français et d’un plus gros de Casques bleus qui n’ont jamais reçu l’ordre d’intervenir, n’ont pas seulement achevé de braquer une bonne partie des Maliens du Sud contre les irrédentistes du Nord. Ils ont également réveillé une vieille rancoeur, exprimée par des manifestants devant l’ambassade de France à Bamako les jours suivants, et que l’on pourrait résumer par ce slogan : « À bas la France complice du terrorisme », ou par ces quelques mots d’un ministre malien : « Encore une fois, la France a choisi le camp des Touaregs. »

À Bamako, où l’on ne fait pas comme à Paris la différence entre les groupes indépendantistes et les groupes jihadistes, voilà plus d’un an que la France est accusée de soutenir la rébellion touarègue. Quand Kidal a été libérée du joug des jihadistes fin janvier 2013, personne n’a compris pourquoi l’armée française a laissé le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) réinvestir la ville et interdit à l’armée malienne d’y pénétrer. « À l’époque, rappelle un spécialiste de la zone proche des services de renseignements français, la France avait besoin du MNLA pour traquer les terroristes et libérer les otages. » De fait, au plus fort de l’offensive, les Touaregs, rebelles ou loyalistes, servirent de guides dans la reconquête du Nord.

Les services français ont convaincus les Touaregs de lâcher le « Guide » et de retourner, avec armes et bagages, d’où ils étaient venus 30 ans plus tôt.

Ces liens étroits remontent aux origines du MNLA, qui a vu le jour à la suite du retour au Mali de nombreux Touaregs qui se battaient depuis des années pour Mouammar Kadhafi en Libye : les services français les avaient convaincus de lâcher le « Guide » et de retourner, avec armes et bagages, d’où ils étaient venus trois décennies plus tôt.

Ce soutien « a été exagéré », explique pourtant un Touareg du Niger qui suit de près la question. Aujourd’hui, il n’a plus guère de réalité, assurent plusieurs sources françaises et sahéliennes. Certes, quelques lobbyistes s’acharnent, en France, à ­ (r)établir le contact entre le MNLA et les autorités, des officines de renseignement continuent de défendre la cause touarègue, et la césure observée ces derniers mois entre les militaires français appelant le pouvoir malien à négocier avec les rebelles et les diplomates se rangeant derrière la position ferme du président Ibrahim Boubacar Keïta s’est estompée… sans pour autant s’effacer.

L’armée française, qui estime avoir en grande partie anéanti les cellules jihadistes au Mali, a moins besoin des informateurs touaregs. Ses éléments basés à Kidal continuent toutefois d’être en contact quotidien avec les rebelles. « Les liens sont encore forts entre la branche militaire du MNLA et l’armée française, indique un spécialiste. Mais il s’agit surtout de recueillir du renseignement et de faire des médiations. »

Quant à la diplomatie, elle ne fait plus confiance depuis longtemps aux rebelles. Voilà plusieurs mois que les représentants du MNLA en France tentent en vain de rencontrer le secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. Leur dernier contact date d’il y a plus d’un an. Ils ont plus de succès avec certains parlementaires et les services de renseignements, qui persistent à faire du MNLA un interlocuteur incontournable. La plupart des cadres du mouvement ne sont plus les bienvenus en France – leurs visas sont suspendus. Et quand les Français veulent leur faire passer un message, c’est par l’intermédiaire du Burkina, où ils ont pignon sur rue, qu’ils le font.

Déçu par la France, dont il espérait plus, « le MNLA tend à diversifier ses contacts », explique le chercheur Emmanuel Dupuy. Depuis plusieurs semaines, Bilal Ag Acherif, le chef de la branche civile du mouvement, multiplie les entretiens, dans la sous-région et jusqu’en Russie. Idem pour Moussa Ag Acharatoumane, basé en Europe. Sur le Vieux Continent, le MNLA peut compter sur des oreilles attentives en Suisse, en Espagne ou encore en Estonie.

Mais sur le terrain, là où les armes parlent, c’est la France qui a les moyens de faire la pluie et le beau temps. Le 17 mai et les jours suivants, l’armée française n’a rien fait pour mettre en déroute le MNLA et ses alliés, parmi lesquels les hommes d’Iyad Ag Ghaly. À cela, deux raisons. La première est militaire : avant ces heurts, la France ne comptait que des agents de liaison à Kidal – elle a renforcé son dispositif depuis. La seconde est politique : à Paris, on estime encore que la question touarègue est une affaire interne au Mali. Mais si le MNLA poursuit son offensive, « nous interviendrons », jure-t-on à l’Élysée.

Cameroun

Comment Biya a été contraint de changer son fusil d’épaule

Le 17 mai, les organisateurs du Sommet de Paris pour la paix au Nigeria n’ont pas seulement obtenu la présence du président camerounais Paul Biya. Ils l’ont surtout convaincu de rompre avec la politique d’indifférence de son pays envers la menace que représente Boko Haram. « De tous les voisins du Nigeria, c’est le Cameroun qui était pour nous le principal motif d’inquiétude », confiait à la veille de la rencontre un proche du président François Hollande. Dans d’autres milieux français, on considère le Cameroun comme le maillon faible de la lutte contre Boko Haram puisqu’il ne dispose d’aucune unité opérationnelle capable de faire face à la menace. On en veut pour preuve les revers récemment infligés par la secte au Bataillon d’intervention rapide (BIR), l’unité d’élite de l’armée camerounaise.

Boko Haram a installé des cellules dormantes dans plusieurs villes frontalières du Nord-Cameroun.

Profitant de ces insuffisances, Boko Haram a en effet installé des cellules dormantes dans plusieurs villes frontalières du Nord-Cameroun. Elle s’est appuyée sur ces relais pour procéder en 2013 à l’enlèvement de la famille Moulin-Fournier en février, puis à celui du père Georges Vandenbeusch en novembre. Boko Haram a encore joué sur l’effet de surprise pour mener, le 5 mai, une attaque spectaculaire contre le poste frontalier de Gamboru Ngala, faisant plus de 200 morts. Dix employés chinois d’une société de construction ont même été kidnappés lors d’une nouvelle attaque en territoire camerounais à la veille du Sommet de Paris… Un véritable affront pour Paul Biya.

« Le Cameroun n’est que la victime collatérale d’une guerre qui se passe d’abord au Nigeria, plaide Issa Tchiroma, ministre camerounais de la Communication et porte-parole du gouvernement. Le brassage des populations, qui sont les mêmes de part et d’autre de la frontière, rend difficile la lutte contre Boko Haram. N’oublions pas que nous menons une guerre asymétrique contre un ennemi invisible. »

Depuis leur différend autour de la presqu’île de Bakassi, Yaoundé et Abuja peinent à coopérer en matière de police et de renseignement. Même leur appartenance à la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT), qui a pourtant inscrit la coopération sécuritaire sur son agenda, n’a pas suffi à briser la glace. Mais un pas a finalement été franchi lors du Sommet de Paris, qui a décidé de la mise en place de patrouilles mixtes entre le Nigeria et le Cameroun sur le modèle de ce qui existe déjà avec le Niger. Pour la France, l’enjeu est d’empêcher à tout prix que Boko Haram ne déborde davantage au Cameroun, mais aussi au Bénin, au Niger et au Tchad. Paris prend très au sérieux la crainte d’une contagion sous-régionale depuis que ses services ont obtenu la preuve que des rançons payées à des groupes jihadistes maliens ont pu arriver entre les mains de Boko Haram. Cette « aide » versée au titre de la solidarité jihadiste et les sommes par ailleurs déboursées pour obtenir la libération des Moulin-Fournier et du père Vandenbeusch ont renforcé le trésor de guerre de Boko Haram. Qui a ainsi pu continuer de s’armer et de recruter.

Centrafrique

La Séléka et Boko Haram, même combat ?

Une jonction de Boko Haram, qui opère désormais au Cameroun, avec la Séléka en Centrafrique est-elle envisageable ? Très tôt, la diplomatie française s’est inquiétée des liens qu’entretiendraient certains cadres de l’ancienne rébellion avec des jihadistes. Même inquiétude du côté des Américains et des chefs d’État de la sous-région, qui « redoutent la création d’un arc jihadiste entre le nord du Mali, le Sud libyen, le Darfour, la Centrafrique et le nord du Nigeria », explique-t-on à Paris.

Le cas Noureddine Adam est à cet égard particulièrement éclairant. Celui qui fut l’un des hommes forts de la Séléka et qui avait dirigé ses services de renseignement s’est d’abord réfugié au Bénin, puis a séjourné au Nigeria en février et mars de cette année. Il serait maintenant au Darfour. Autre fait intéressant : lorsqu’il était aux affaires, Noureddine Adam avait imposé au sein du Conseil national de transition (CNT) l’imam Omar Goni Boukar, figure de proue d’un islam radical en Centrafrique. Formé à Maiduguri, en plein fief de Boko Haram au Nigeria, Boukar refusait de s’exprimer en français et recevait fréquemment des prêcheurs orientaux.

Aucun lien direct entre des membres de la Séléka et des combattants de Boko Haram n’a été prouvé.

Aucun lien direct entre des membres de la Séléka et des combattants de Boko Haram n’a toutefois été prouvé. Sur les réseaux sociaux, Boko Haram a bien menacé en février d’intervenir en Centrafrique pour venger les musulmans. Mais, dans l’immédiat, cela paraît difficilement faisable.

« Il y a un terreau, une communauté musulmane martyrisée et repliée sur elle-même, des prêches parfois extrêmes, mais pas de preuves concrètes », poursuit une source sécuritaire française.

Les services de renseignements occidentaux restent toutefois sur leurs gardes. Le nord de la Centrafrique n’est pas facile d’accès, et recueillir des informations fiables prend du temps, mais fin avril, à Birao, dans le Nord-Est, plusieurs sources locales ont fait état de la présence d’un groupe d’une cinquantaine de jeunes femmes anglophones encadrées par des hommes lourdement armés – anglophones eux aussi – et par des ex-Séléka.